25 décembre 2024
Noël et les fêtes de fin d’année me rappellent surtout une partie de ma famille disparue, celle avec qui autrefois ce sentiment de partage était nouveau, merveilleux et, bien sûr, plus ou moins intéressé : c’était l’époque des étrennes. Plus de cinquante-cinq ans plus tard, me voici membre d’une autre famille par alliance, et je me rends compte que l’indifférence à cette période gagne de plus en plus de terrain. Pourtant, parfois, je lutte encore contre quelques bouffées de nostalgie intempestives.
La petite dame qui nous reçoit a passé le cap des 95 ans. Elle n’a plus toute sa tête. Elle s’étonne toutes les cinq minutes : "Mais comment, mais vous ne m’aviez pas prévenu que vous veniez ! Comme je suis contente de vous voir, j’en pleurerais…" Et cela recommence, toutes les cinq minutes, durant une bonne demi-heure. Ça fait beaucoup, évidemment. Mais elle nous accueille avec une émotion sincère, désarmante, qui rappelle un autre temps, où l’idée de recevoir et de partager avait un poids plus tangible.
Je ne suis pas "pour", mais pourquoi serais-je "contre" ? Les enfants ont déballé leurs cadeaux avec une énergie brutale, comme si l’attente, l’impatience, l’ennui accumulé s’étaient concentrés en un seul geste, quelque part autour de 22 heures. Une fois cette frénésie passée et les embrassades échangées, tout est redevenu calme. La "petite dame", elle, était assise dans un fauteuil, légèrement vacillante. On aurait dit qu’elle n’en revenait pas. Elle s’est même levée tout à l’heure pour chanter La Valse bleue et Le Pont de Saint-Jean. Elle n’y croyait pas quand on lui disait qu’elle chantait bien :
— Ah bon ? Mais comment le savez-vous ? Il y a si longtemps que je n’ai pas chanté.
J’ai ensuite passé un moment avec L. Enfin, non. Pas discuté, écouté. Parce qu’avec L., il est impossible de discuter. Quand je me suis levé, espérant trouver du saumon quelque part, tout avait disparu. Les plats étaient débarrassés. Je me suis demandé si c’était une perte. Pas vraiment. Je ne raffole pas du saumon en règle générale.
À la place, de nouveaux plats avaient fait leur apparition : du rosbif froid, du poulet. "Deux heures avec du fromage blanc", m’a-t-on précisé, "c’est ce qui lui donne cette tendresse." Est-ce vraiment le mot qu’on doit employer pour du cadavre ? Tendresse ? Tendreté ? Tout ça à cause de deux heures et d’un peu de fromage blanc. Incroyable. Il y avait aussi deux mayonnaises : une aux agrumes et l’autre absolument normale. J’ai, bien sûr, préféré la normale. Elle avait un goût rassurant, comme si elle me reliait à quelque chose que je ne pourrais pas nommer.
La nuit, en voiture, était limpide. Curieusement, je n’ai pas été trop ébloui par les phares. Nous avons déposé J. à Vienne, profitant d’un feu rouge juste devant le Musée Gallo-Romain. M. dormait derrière, affalé sur le siège. J’ai éteint la radio. La Nationale 7 s’étendait devant moi, large et claire, si claire que je n’avais pas besoin des pleins phares. J’avais l’impression d’y voir comme en plein jour. Était-ce une nuit de pleine lune ? Je ne sais pas. Je n’y ai même pas pensé.
En arrivant à la maison, tout a basculé dans l’obscurité. Une obscurité tellement soudaine qu’elle semblait irréelle. Par réflexe, j’ai profité de la lumière du plafonnier pour saisir la clé de la voiture et celle de la maison. C’est étrange, cette sensation d’obscurité en rentrant chez soi, comme si l’endroit avait changé. À un moment, j’ai même eu peur : et si quelqu’un avait profité de notre absence pour nous cambrioler ? J’ai accéléré le pas, mais M., à moitié endormi, n’en pouvait plus.
— Tu peux prendre le sac des bouteilles, a-t-il murmuré.
J’ai pris la courroie du sac d’une main, tenant encore les clés dans l’autre. Avec un peu de peine, j’ai trouvé la serrure. Finalement, la porte s’est ouverte sur une autre obscurité, plus dense encore. J’ai tâté le mur à la recherche de l’interrupteur. Ensuite, tout est allé très vite. S. est arrivée peu de temps après avec Mat et Lottie. Tout le monde s’est couché presque immédiatement.
Quant à moi, je me suis enfermé dans le bureau. Là, j’ai commencé à créer un nouveau site en local pour réinstaller SPIP, encore une fois, encore plus rapidement et plus efficacement que toutes les autres fois. Une demi-heure plus tard, je suis monté me coucher. Mais le sommeil ne venait pas. J’ai lu quelques pages de Voyage au centre de Pierre Patrolin. Je n’arrivais pas à me concentrer. J’ai reposé la tablette et ouvert les yeux en grand dans le noir.
Tout allait décidément bien trop vite. Il faudrait ralentir. Trouver une pédale de frein, appuyer dessus. J’ai pensé aussi que ce n’était pas si difficile d’être heureux. Il suffisait peut-être de choisir de l’être, un peu comme ce conducteur de TGV qui ouvre la porte et saute.
Pour continuer
Carnets | décembre 2024
31 décembre 2024
Dernier jour de cette année 2024. Rude année. Alors pour lui dire adieu, envie d'une traversée.|couper{180}
Carnets | décembre 2024
30 décembre 2024
Lu quelques pages du Porte-Lame de Burroughs vers 3h du matin. Ce qui résonne avec la vidéo de Pacôme Tiellement sur son Rabelais dans sa série sur l'empire romain contre le Christ ou vice versa. Toujours pas trouvé l'angle avec lequel pénétrer l'opacité de la proposition d'écriture de F. Le rire, sans doute, serait un recours, en y a-t-il vraiment un autre ? À l'institution Saint-Stanislas d'Osny, près de Pontoise, je me souviens du petit Legallo, dont je fis faire le tour du parc presque complet à coups de gifles et de coups de pied au cul. Du gros Lefranc, à qui j'envoyais un uppercut parfait après qu'il eut traité ma mère de nom d'oiseau. De la nonne Thérèsa, qui me troubla tant que j'en fis mes premiers rêves érotiques. Sans compter la voluptueuse Mathilde, qui avait la plastique affolante des femmes préhistoriques, et que j'épiais, me portant malade les jours où elle venait faire le ménage au dortoir. Et aussi de Poinsard, professeur de mathématiques aux mains baladeuses et glaciales, dont l'haleine sentait la pastille Pullmoll ou l'affreux cachou. De toute une série de noms s'achevant en sky, parce que les prêtres ici furent, avant d'être déportés, polonais. Je me souviens aussi du nom de la rivière dans laquelle je pêchais avec des agrafes attachées au bout de ficelles des épinoches. Les épinoches ont grosso modo la même triste figure écrabouillée et mélancolique que l'une des deux sœurs Richaume, dont j'étais amoureux enfant parce que j'aurais voulu la voir sourire à tout prix. Et Monsieur Blavette, professeur d'allemand émérite, qui nous parlait de la Sarthe comme du Paradis, avait aussi une gueule de traviole et je crois fermement aujourd'hui que c'est pour cette raison principale que je l'aimais bien. Setsensesich wirsetsenuns. Après, je ne sais plus trop ce qui s'est passé, j'ai lu encore quelques pages de Burroughs, j'ai trouvé ça bien, c'était comme si je visionnais un film, des images fabuleuses. Puis, vers le milieu de la journée, sans doute un blanc, le sommeil. J'ai relu ce que j'avais écrit à 4h du matin, ça ne vaut pas un pet de lapin, mais je le garde parce que c'est un auto-jugement du lendemain après coup et que la nuit du 29 au 30, je ne dormirai pas bien non plus, j'avancerai dans Burroughs et peut-être aussi sur Obsidian. J'ai créé pas loin de 5000 fiches en une journée grâce à un script Python qui va fouiller dans mes bases de données SQLite. Je devrais faire une rubrique spéciale pour tout le temps que je passe à bricoler sur SPIP, sur Python, sur Obsidian. Mais ça n'aurait plus rien à voir avec le Dibbouk. À moins que si, justement. Je n'en sais rien. Lu aussi quelques textes sur le blog de l'atelier d'écriture. Pas encore mis à la proposition 7 pour autant. Et que je crois bien que j'ai foiré totalement la précédente. Me suis même fendu de quelques commentaires parce que tout simplement ça me venait naturellement. Je regrette un peu ce naturellement aujourd'hui. Puis je me dis que demain, un autre auto-jugement me dira encore autre chose. Une saleté de vautour me dévore le foie et je n'ai pas inventé l'eau chaude ni les allumettes. C'est une injustice flagrante. Encore une. Dans le fond, la justice est l'anomalie, voilà ce qu'il convient de se dire pour pouvoir se tenir debout.|couper{180}
Carnets | décembre 2024
28 décembre 2024
C’est en extirpant, avec la pointe d’un pic orné d’une boule verte, un corps noir lové dans sa coquille que j’ai repensé à la proposition d’écriture de la semaine. L’escargot en soi n’a pas véritablement de goût. C’est la sauce qui fait tout. On pourrait plonger des moules dans cette même sauce — et bien pire encore, blattes, cancrelats, cafards — et ce serait, j’en suis presque convaincu, exactement la même chose. À vrai dire, c’est tout à fait épouvantable de mettre ce genre de chose dans sa bouche. Non pas que je considère l’escargot comme un être inférieur ou vil, mais qu’un être humain comme moi, supposément civilisé, en fasse une bouchée, c’est proprement abject. Hormis cette indéfectible attirance pour la sauce au beurre persillé, j’imagine que je pourrais me passer, sans effort excessif, de ce genre de mets pour le reste du temps qu’il me reste à vivre. — - J’ai acheté plusieurs boîtes de Mon Chéri chez Lidl. L’une d’elles, je l’ai enveloppée de papier cadeau pour la glisser dans les chaussures de mon épouse. J’ai aussi dégoté un petit miroir à LED, un truc absolument kitsch comme elle les adore. Je l’ai emballé avec la même application minutieuse, le même papier cadeau (en promotion, bien sûr, dans le même magasin). Ces deux cadeaux, de toute évidence peu sérieux, sont là pour lui faire faire une grimace en les déballant. La grimace. Puis le petit sourir gèné. Puis, enfin, son visage qui s’illumine quand elle découvrira le troisième cadeau : un appareil photo Panasonic Lumix. Une folie que je vais payer à tempérament pendant des mois. Et maintenant que je l’ai écrit, est-ce que ça me soulage ? Honnêtement, je n’en sais rien. Je me dis que, de toute façon, à part moi, ça ne regarde personne. Et encore, je ne suis pas certain que ça me regarde vraiment non plus. Peut-être qu’il en est de ces gestes anodins comme de tout ce que l’on traverse : ça ne nous concerne que lorsqu’on implore une Providence quelconque de nous voir. De nous *regarder*. — - J’ai commencé à créer des fiches sur Obsidian. Mais si je suis honnête, tous ces outils finissent par se ressembler. Ulysse, Scrivener, Notion, Typora, Obsidian… On passe un temps fou à se demander comment on va les utiliser. On les paramètre, on les organise, on les dissèque. Puis, un jour, on abandonne. On comprend qu’ils ne sont rien d’autre que des leurres, des pièges sophistiqués pour accaparer l’attention. Ils nourrissent un désir ubuesque d’organisation. Et, par la même occasion, enrichissent des vendeurs de formations en ligne, qui pullulent comme des cancrelats autour de nos incertitudes. Mais cette fois, je m’en rends compte plus vite. Peut-être est-ce un progrès. J’ai même visionné plusieurs vidéos de créateurs de contenu pour en être bien certain. J’ai téléchargé le livre de Tiago Forte, *Building a Second Brain*, pour m’en convaincre : l’organisation qui compte vraiment, c’est celle avec laquelle je vis au jour le jour. La mienne, désordonnée, imparfaite, mais vivante. Cela peut paraître prétentieux, mais ce n’est qu’un élan vers une forme d’humilité qui me convient. Le Bouddha disait : "Ne crois qu’en ce que tu expérimentes." Et, surtout, si le Bouddha se dresse devant toi, tue-le. Alors je m’efforce d’observer tout ce qui se dresse devant moi. Ces petites boules noires que je mâche lentement, qui ont une texture caoutchouteuse et un goût délicieux de beurre aillé. J’attrape une crevette. Je fais et je pense exactement la même chose. Rien ne peut me résister. Du moins, à table. — - Je ne suis pas du tout certain d’avoir compris la proposition d’écriture cette fois-ci encore . D’ailleurs, je ne m’y suis pas accroché bien longtemps. Il me semble que plus ça va, moins je les comprends, ces fameuses propositions. Ou plutôt, je ne cherche plus vraiment à les comprendre. Ce qui m’intéresse désormais, ce sont les pistes fugaces qui les traversent en filigrane, comme des éclats d’idées laissés là, presque par hasard. Parfois, c’est un mot qui surgit et que j’ai envie de développer. Parfois, c’est une liste qui s’impose, d’un seul coup, sans prévenir. D’autres fois encore, c’est une sensation, quelque chose de diffus, d’insaisissable, que je ne parviens pas à nommer clairement et qui me fait tourner en rond comme un derviche. Cette impossibilité de cerner ce que je veux dire — ou même ce qu’on attend de moi — devient presque un moteur. Une énergie étrange, faite de confusion et de mouvement. Mauvais élève comme d'habitude. Quand je bèle, j’ai toujours un chat dans la gorge, et c’est affreux comment je bèle faux. Je m’en suis encore fait la réflexion en disant à voix haute : « Mazette, cette bûche bat tous les records de bûches surgelées ! » Une phrase idiote, et moi qui avais vraiment l’air con après l’avoir prononcée. Je ne peux m’empêcher de trouver quelque chose de familier dans cette absurdité, dans ce faux-bêlement qui me poursuit. Comme si tout ça, finalement, faisait partie du jeu... Peut-être que F. ne le fait pas exprès. Ou peut-être que si. Après tout, ce ne serait pas la première fois que je croise ce genre de méthode. Mes meilleurs professeurs, tous sans exception, avaient cette façon de faire. De poser une question qui semblait claire, mais qui, en réalité, n’avait aucune réponse évidente. Ou bien, ils parlaient ostensiblement d’une chose tout en nous entraînant ailleurs, sur un tout autre sujet. Et moi, en y réfléchissant bien, je réalise que je fais exactement la même chose avec mes élèves. C’est un jeu subtil, presque pervers parfois. (On utilise le mot pervers à toutes les sauces désormais ce qui fait qu'il ne veut strictement plus rien dire ) — Donner l’impression de parler d’une chose alors qu’on est en train de parler d’une autre. ( mais n'est-ce pas ce que tout le monde fait sans arret ?) Une sorte de mise en abyme pédagogique. Et le plus fascinant, c’est que si je prenais la peine d’interroger ces professeurs aujourd’hui — ceux qui m’ont marqué, ceux qui pratiquaient ce "déplacement" constant — ils me répondraient tous, sans exception, qu’ils ne s’en rendaient pas compte. Ils diraient que c’est inconscient. Et, bien sûr, ils me feraient ce petit sourire en coin. Un sourire qui en dit long sans rien expliquer. Qui semble dire : « Ah ah, tu crois peut-être avoir compris. Tu es décidément indécrottable ! Peut-être que c’est la vérité. Peut-être que c’est une manière d’éluder. Mais au fond, qu’importe ? Ce n’est pas tant la clarté des réponses qui compte, mais cette ouverture, cet espace que ces méthodes créent en nous.|couper{180}
