Noël et les fêtes de fin d’année me rappellent surtout une partie de ma famille disparue, celle avec qui autrefois ce sentiment de partage était nouveau, merveilleux et, bien sûr, plus ou moins intéressé : c’était l’époque des étrennes. Plus de cinquante-cinq ans plus tard, me voici membre d’une autre famille par alliance, et je me rends compte que l’indifférence à cette période gagne de plus en plus de terrain. Pourtant, parfois, je lutte encore contre quelques bouffées de nostalgie intempestives.

La petite dame qui nous reçoit a passé le cap des 95 ans. Elle n’a plus toute sa tête. Elle s’étonne toutes les cinq minutes : "Mais comment, mais vous ne m’aviez pas prévenu que vous veniez ! Comme je suis contente de vous voir, j’en pleurerais…" Et cela recommence, toutes les cinq minutes, durant une bonne demi-heure. Ça fait beaucoup, évidemment. Mais elle nous accueille avec une émotion sincère, désarmante, qui rappelle un autre temps, où l’idée de recevoir et de partager avait un poids plus tangible.

Je ne suis pas "pour", mais pourquoi serais-je "contre" ? Les enfants ont déballé leurs cadeaux avec une énergie brutale, comme si l’attente, l’impatience, l’ennui accumulé s’étaient concentrés en un seul geste, quelque part autour de 22 heures. Une fois cette frénésie passée et les embrassades échangées, tout est redevenu calme. La "petite dame", elle, était assise dans un fauteuil, légèrement vacillante. On aurait dit qu’elle n’en revenait pas. Elle s’est même levée tout à l’heure pour chanter La Valse bleue et Le Pont de Saint-Jean. Elle n’y croyait pas quand on lui disait qu’elle chantait bien :
— Ah bon ? Mais comment le savez-vous ? Il y a si longtemps que je n’ai pas chanté.

J’ai ensuite passé un moment avec L. Enfin, non. Pas discuté, écouté. Parce qu’avec L., il est impossible de discuter. Quand je me suis levé, espérant trouver du saumon quelque part, tout avait disparu. Les plats étaient débarrassés. Je me suis demandé si c’était une perte. Pas vraiment. Je ne raffole pas du saumon en règle générale.

À la place, de nouveaux plats avaient fait leur apparition : du rosbif froid, du poulet. "Deux heures avec du fromage blanc", m’a-t-on précisé, "c’est ce qui lui donne cette tendresse." Est-ce vraiment le mot qu’on doit employer pour du cadavre ? Tendresse ? Tendreté ? Tout ça à cause de deux heures et d’un peu de fromage blanc. Incroyable. Il y avait aussi deux mayonnaises : une aux agrumes et l’autre absolument normale. J’ai, bien sûr, préféré la normale. Elle avait un goût rassurant, comme si elle me reliait à quelque chose que je ne pourrais pas nommer.

La nuit, en voiture, était limpide. Curieusement, je n’ai pas été trop ébloui par les phares. Nous avons déposé J. à Vienne, profitant d’un feu rouge juste devant le Musée Gallo-Romain. M. dormait derrière, affalé sur le siège. J’ai éteint la radio. La Nationale 7 s’étendait devant moi, large et claire, si claire que je n’avais pas besoin des pleins phares. J’avais l’impression d’y voir comme en plein jour. Était-ce une nuit de pleine lune ? Je ne sais pas. Je n’y ai même pas pensé.

En arrivant à la maison, tout a basculé dans l’obscurité. Une obscurité tellement soudaine qu’elle semblait irréelle. Par réflexe, j’ai profité de la lumière du plafonnier pour saisir la clé de la voiture et celle de la maison. C’est étrange, cette sensation d’obscurité en rentrant chez soi, comme si l’endroit avait changé. À un moment, j’ai même eu peur : et si quelqu’un avait profité de notre absence pour nous cambrioler ? J’ai accéléré le pas, mais M., à moitié endormi, n’en pouvait plus.
— Tu peux prendre le sac des bouteilles, a-t-il murmuré.
J’ai pris la courroie du sac d’une main, tenant encore les clés dans l’autre. Avec un peu de peine, j’ai trouvé la serrure. Finalement, la porte s’est ouverte sur une autre obscurité, plus dense encore. J’ai tâté le mur à la recherche de l’interrupteur. Ensuite, tout est allé très vite. S. est arrivée peu de temps après avec Mat et Lottie. Tout le monde s’est couché presque immédiatement.

Quant à moi, je me suis enfermé dans le bureau. Là, j’ai commencé à créer un nouveau site en local pour réinstaller SPIP, encore une fois, encore plus rapidement et plus efficacement que toutes les autres fois. Une demi-heure plus tard, je suis monté me coucher. Mais le sommeil ne venait pas. J’ai lu quelques pages de Voyage au centre de Pierre Patrolin. Je n’arrivais pas à me concentrer. J’ai reposé la tablette et ouvert les yeux en grand dans le noir.

Tout allait décidément bien trop vite. Il faudrait ralentir. Trouver une pédale de frein, appuyer dessus. J’ai pensé aussi que ce n’était pas si difficile d’être heureux. Il suffisait peut-être de choisir de l’être, un peu comme ce conducteur de TGV qui ouvre la porte et saute.