novembre 2024

Carnets | novembre 2024

30 novembre 2024

Dans la langue des usuriers, des maquignons et autres salopards : enculeurs de mouches, coupeux de cheveux en quatre, de poils de cul en six mensualités avec intérêt, celle des banques en général, et celle dont je suis un numéro lambda, la mienne qui ne sera jamais mienne mais qui « exige » que je recouvrasse tous les quinze jours ce que j'ai, non sans peine, douleurs, découvert. Cette langue des clebs tordus, enragés, obsédés d'enterrer des os, et qui surtout les laissent pourrir avec grande minutie, afin de se mettre à japer, à aboyer, à exhiber par courrier timbré un chien de leur chienne au pauvre client qui a bien du mal à joindre les deux bouts devant comme gros Jean. Dans cette hypnose collective, tôt chopée sur les bancs de l'école, où l'on apprendra avec force bons points, images, coups de règle carrée que deux plus deux font quatre et que nos ancêtres n'étaient pas noirs mais francs comme des ânes qui reculent ; dans cette hypnose qui tient chaud — comme la merde tient chaud qu'on ne veuille plus en sortir — nous dormons à poings fermés une trop grande part de notre vie, et mourrons comme nous sommes nés, avec collé sur le front un certificat, des dates, contrat sociétal qui prend sa source empoisonnée d'une mairie à l'autre sans qu'on ne signe jamais rien de vive voix ni d'encre indélébile. On peut saluer le coup de génie de Rome qui, de l'esclavage antique au moderne, nous prend pour des jambons avec trois mots dont on aurait peine à faire coller la définition des dictionnaires à ce que l'on voit tous les jours dans nos rues, dans nos campagnes. La désespérance totale qui en résulte à la fin, ne croyons pas qu'elle est fictive, qu'elle ne sert à rien, elle fait partie de l'ensemble, c'est même certainement l'objectif. Que nous ajoutions nous-mêmes, de façon indépendante et résolue, une énième couche de merde supplémentaire à tant d'autres, pour nous y enfouir encore plus profondément, ne plus broncher, attendre enfin que tout ça passe. L'envie qui vient n'est pas de changer le monde, mais d'assister à sa chute de manière consciente, dire : d'accord, je vais mourir, et toutes les solutions qu'on voudra nous inventer n'y changeront rien. De devenir de plus en plus lucide et calme pour se rassembler, soi, individuellement d'abord, avant de se jeter dans l'élan vers le pire.|couper{180}

Carnets | novembre 2024

29 novembre 2024

Autoportrait, Egon Schiele Je regarde une main. Je ne sais pas si c’est ma main. Peut-être que c’est la tienne. Peut-être que c’est celle d’un singe. Ou d’un mort. Ou d’un grand-père. Toutes les mains se ressemblent. Au bout du compte, elles se ressemblent toutes. Elles bougent toutes seules. Elles frappent. Elles attrapent. Elles s’agitent. Souvent pour rien. Comme un arbre agite ses branches. Comme l’herbe se redresse sous le pas des gosses. Une main n’a pas de mémoire. Ou si. Elle se souvient. Peut-être de poignées de porte. Du poids des courses. De coins de table. De corridors. D’un billot. D’un tranchoir. De lèvres qu’on effleure, de bouches qu’on baillonne. Du taffetas qui glisse sous les doigts. Elle transporte tout. Elle absorbe tout. Feu et eau. Des gestes qu’elle n’a pas faits. Des gestes qu’elle n’a pas finis. Des gestes qui n’existent pas encore. Une main est un tiroir qui s’ouvre tout seul, sans qu’on sache ce qu’il contient. Et parfois, il claque. Une main se ferme comme une porte sur elle-même. Ma main a décidé. Une fois. En pleine cérémonie. C’est eux qui ont commencé. Ils m’ont dit de monter. Ma main a fermé les doigts. Un poing dur, mais pas un poing violent. Un poing qui tient. Qui ne lâche rien. Puis elle a levé un doigt. Le majeur. Un doigt d’honneur. Oh Oh Oh comme c'était bizarre. Elle a insulté tout ce qui était autour, tout ce qui regardait, tout ce qui jugeait. Je n’avais rien à dire. J'aurais voulu dire « non », par convenance, mais ma bouche s’est remplie de silence. Ma main avance encore. Elle avance vers le fleuve. Elle touche l’eau. Elle traverse. Elle flotte. Elle bouge encore. Sans moi. Une main qui flotte sans corps, comme un corps qui flotte sans vie, une carcasse, ça sert à quoi ? Une main détachée se souvient, mais pas de moi. Elle pourrait paraître indifférente. N’être qu’une grume roulant sur elle-même par pur amusement. Mais non. Quand j’y pense, ma main se souvient d’autres mains. D’autres gestes. D’autres corps. D’autres peaux. Quand ils mettront ma main et tout le reste en terre, qu’elle rejoindra la racine, j’aimerais être une feuille. Une feuille et en même temps une racine. Une feuille. Qui tombe. Qui vole. Qui s’éloigne. Une racine qui s’en va dans la profondeur de la terre, dans l’inconnu, à la recherche d’une autre racine—quelle connerie l'expression tête chercheuse quand j'y pense. Ma main claque des doigts. Comme le lapin blanc ou un vieux néon. Tout s’éteint. Tout se rallume. Je suis là. Pas tout à fait. Peut-être bien que oui peut-être bien que non. Un oiseau passe, mais il ne s’envole pas. Il reste suspendu dans un vent qui ne souffle plus.|couper{180}

Carnets | novembre 2024

28 novembre 2024

Le Sabbat des sorcières ou Le Grand Bouc, (l'une des « Peintures noires » de Goya ), (détail) Récemment, j’ai repensé à cette idée du double. Une obsession, peut-être. Une manière de nommer quelque chose qui m’accompagne depuis toujours. Un murmure, une ombre, une absence qui pèse plus lourd que les présences. Je me suis demandé si cela venait de l’enfance, cette habitude d’imaginer des compagnons silencieux. Ou si c’était autre chose, quelque chose de plus vieux, un écho d’histoires qu’on ne m’a pas racontées mais que j’ai devinées. Quand j’écris, il est là. Pas tout le temps, mais assez pour que je sache qu’il existe. Le double, je l’appelle parfois. D’autres fois, je le repousse. Mais il revient toujours. Socrate l’appelait daemon. Maupassant l’a nommé horla. Moi, je ne sais pas comment l’appeler. Alors j’écris sur lui. Socrate parlait d’un daemon. Pas un dieu, pas un démon, juste une voix. Une intuition. Quelque chose qui guide sans jamais dicter. J’aime cette idée, mais je ne suis pas sûre qu’elle s’applique à moi. Mon double ne guide pas. Il observe. Il attend. Parfois, il murmure. Pas pour éclairer, mais pour souligner ce que je préfère ignorer. « Tu savais », dit-il. Il dit cela souvent. Et il a raison. Mais je déteste quand il le dit. Je crois que je l’ai rencontré très tôt. Dans les rêves. Dans les silences des après-midi d’été, quand l’air est si immobile qu’on entend les ombres bouger. Je le voyais parfois, ou je pensais le voir. Un reflet dans une vitre. Une silhouette qui n’était pas tout à fait moi. Et pourtant, c’était moi. Ce genre de choses, on les oublie. Jusqu’à ce qu’on les écrive. Dans les histoires de dibbouks, l’esprit errant s’attache à un vivant. Il ne s’invite pas. Il s’impose. J’aime cette idée. Pas parce qu’elle me rassure, mais parce qu’elle m’explique quelque chose. Le double n’est pas toujours choisi. Il est là parce qu’il doit l’être. Parce qu’on ne peut pas tout porter seul. Alors on lui donne une place. Une voix. Même si c’est une voix qui dérange. Je pense souvent que mes textes sont des espaces pour lui. Pas pour le chasser, mais pour le contenir. Pour qu’il ne déborde pas. Maupassant, lui, n’a pas su contenir le horla. Le Horla, c’est une autre histoire. Pas une voix. Une force. Une invasion. Quelque chose qui prend, qui ronge, qui dévore. Ce n’est pas mon double. Mais je comprends ce que Maupassant a vu. Ce débordement, cette folie. À une époque, j’aurais pu le sentir moi aussi. Mais j’ai appris à maintenir la barrière. Ou peut-être est-ce l’âge. Peut-être qu’avec le temps, on apprend à marcher avec son ombre sans qu’elle nous étouffe. Chez Dostoïevski, le double est plus proche de moi. Goliadkine voit un autre lui-même, un rival, un voleur d’identité. Il ne sait plus qui il est. Il lutte pour une place qui lui échappe. J’ai parfois ressenti cela, mais différemment. Mon double n’est pas un voleur. Il ne me remplace pas. Il me dédouble. Il met en lumière des angles que je ne veux pas voir. Mais il ne prend jamais tout. C’est peut-être ça, la différence. Lui, il reste à côté, dans l’ombre. Je n’écris pas pour m’en débarrasser. Je n’écris pas pour lui non plus. Je crois que j’écris pour garder l’équilibre. Entre ce que je suis et ce qu’il est. Entre ce qui murmure et ce qui crie. Contre mauvaise fortune, faire bon cœur. Peut-être. Mais il faut aussi faire bon cœur à son double. Même quand il est gris. Même quand il est maussade. Parce qu’il est là. Parce qu’il reste.|couper{180}

Auteurs littéraires

Carnets | novembre 2024

27 novembre 2024

En revenant sur un lieu par exemple — Piazzale Roma, la gare routière de Venise— en 1986— le malaise éprouvé en arrivant, à la descente du bus. Pour lutter contre ce malaise, ce vertige, il me faut nommer le plus d'éléments du réel possible|couper{180}

Carnets | novembre 2024

26 novembre 2024

Ce carnet bleu, je l’ai acheté sans réfléchir. Une impulsion. Peut-être était-ce la couleur qui m’a attiré : ce bleu profond, presque insistant, qui semble encore promettre un espace de calme et de clarté, un refuge face au chaos des rotatives. Mais à mesure que je le remplissais, ce carnet est devenu autre chose qu’un simple carnet : peut-être un passage, une ouverture, un seuil. Un objet qui, des années plus tard, a débouché sur un flot d’idées et de concepts que je ne comprends toujours pas. Peut-être parce que comprendre n’a jamais été le but. Peut-être parce qu’écrire, simplement, suffit.|couper{180}

Carnets | novembre 2024

25 novembre 2024 | Réflexion sur la réécriture

Une méditation sur la peinture et l’écriture, ces espaces où le chaos précède toujours la clarté. Ou encore, nécéssité de ce chaos, d'une bagarre avec celui-ci au début, en raison d'une volonté de compréhension qui m'échappe, qui se dissipe en bienveillance, acceptation.|couper{180}

Carnets | novembre 2024

25 novembre 2024 | fragments à propos du hameau de V.

Le hameau de V. semble immobile, figé dans le temps. Pourtant, il vibre des souvenirs d’une enfance où les objets, les paysages et les habitants racontaient des histoires. Ce texte explore ces fragments de vie, les silences et les présences qui continuent de hanter les lieux, bien après les départs.|couper{180}

Espaces lieux

Carnets | novembre 2024

23 novembre 2024

En me rendant chez mon boucher tôt ce matin, j'ignorais encore qu'en voyant sa bidoche, la nausée me ferait dégueuler mes p'tits pains ; ça tombait bien, car je n'avais plus un rond en poche. Que pourrions-nous prédire ensuite comme nouvelle strophe, puisque de nos jours, elles ne vont jamais seules, mais plutôt par rafales, les catastrophes. Ce sentiment qui accompagne l'alexandrin, de dire un truc avec les pieds, plutôt qu'avec la bouche, si ce n'est pas de la joie, s'en est pas loin. Puis une fois l'échauffement terminé, pour pas me refroidir car ça pèle grave ici, j'ai dit : « Faut noter ça pendant que t'es encore chauve, des fois que ça repousse et que tout recommence comme en quarante. » Derrière l'humour et la poésie, que se cache-t-il ? Est-ce une fée, un lutin, le croquemitaine ? Ou encore mieux, rien du tout, comme souvent chez les beautés hautaines.|couper{180}

Carnets | novembre 2024

22 novembre 2024

Ne sais plus quoi dire qui ne se transforme soudain en rivière gelée. Et alors de prendre un ciseau, un burin, essayer d'amadouer la dureté sans la trahir. Cherche en vain une âme. Ce que retiennent les algorithmes de nous, est du futur devenu présent. Ils en savent déjà bien plus que nous-mêmes n'en saurons sur nous-mêmes. C'est leur volonté contre notre abscence désormais. Les mots se figent, pauvres anges, vieux boucs, vieilles biques, comme des rocs muets pris dans un hiver immobile. Ils ne s’échappent plus du clavier pas plus que de la bouche, ne s’élancent plus dans l’air, outardes en mai, mais tombent, rigides, dans le blanc du vide , dans le noir du rien, et ne rebondissent plus, poussins rondelets, dodus, billes d'argile, sur le sol dur de terre gelée,sur la dalle de béton. Alors, ne reste que ciseau, que burin, coton tige rouleau à patisserie, pour les heurter les taper, encore et encore. Espoir idiot de tous ensemble nous réveiller. Y t'il un nous seulement ? Un travail d’orfèvre ou de guerrier, un ouvrage patient, laborieux : affiner, tailler, polir ces blocs de glace jusqu’à ce qu’ils retrouvent une forme, un ton, un son clair et juste, ce son qui comme l'écho résonne encore, à peine. Au diapason d'une course effrénée. Personne n’a raison, sauf si le pouvoir lui en donne ; à tort ou à raison, il s’en sert.|couper{180}

Carnets | novembre 2024

21 novembre 2024

Le mot émergence me poursuit depuis hier soir, il s’est enfoui dans mon sommeil, peut-être dans mes rêves, dans mes cauchemars. Je n’y ai pas fait attention tout de suite. Au début, il devait être dissimulé parmi tous les mots d’une phrase. Et ce n’est que ce matin, en descendant faire le café, que j’ai comme des flashs, que des choses émergent, comme issues des profondeurs d’un océan de stupeur. Des structures. En fait, j’ai découvert SpaCy hier en fin de journée, et les premiers résultats obtenus avec deux ou trois scripts Python sont bluffants. Il faudra que je fasse un récapitulatif de tout ce que l’on peut faire avec cet outil. Avec seulement un script, j’ai trié parmi 433 articles ceux traitant de l’écriture, créant d’abord un document de 1 500 pages, puis un autre, réduit à 34 pages en extrayant l’essentiel. Enfin, en regroupant les phrases par thématique, j’ai obtenu un texte de 500 pages, à la fois effarant et fascinant. SpaCy, c’est une bibliothèque Python dédiée au traitement du langage naturel. Un outil qui permet d’analyser, de trier, de structurer des textes. Avec SpaCy, il devient possible d’extraire des entités clés dans un texte, de reconnaître des motifs récurrents, ou encore de transformer un chaos de phrases et de textes en une organisation disons un peu plus claire. Pour quelqu’un comme moi, passionné par les mots et les structures qu’ils créent, cet outil ouvre des perspectives vertigineuses. Ce n’est pas seulement un programme informatique, c’est presque un assistant littéraire. Ce qui m’épate, c’est la manière dont un outil purement algorithmique peut révéler la poésie cachée dans ce que je nomme généralement le désordre. Les mots, que l’on croit figés dans leurs usages, apparaissent alors dans de nouvelles configurations. Recomposés ainsi, mis en relation de façon inattendue, on croirait qu’ils ne m’appartiennent plus. Que c’est un autre qui les a écrits. C’est comme si cet outil, SpaCy, m’offrait un point de vue nouveau, une possibilité de détachement supplémentaire vis-à-vis du langage, de ce que j’imagine souvent, à tort, m’appartenir : les mots et leur usage. Pas loin de me faire rêver, il me donne l’impression que ces mots, libérés de mes propres intentions, deviennent une matière vivante, presque organique. Comme si, sous l’œil de l’algorithme, les mots se déployaient dans une réalité qui m’échappe, réclamant une autonomie nouvelle. Est-ce que je leur ai insufflé cette vie toute neuve en les structurant, ou est-ce l’outil qui révèle ce que je n’aurais jamais vu seul ? SpaCy m’a fasciné par sa capacité à fragmenter un texte en unités fondamentales (tokens). C’est comme si chaque particule que sont les mots, les espaces, les points, les virgules, reprenait vie avec cette impression d’autonomie que l’algorithme confère aux symboles qu’ils sont, en définitive. Ainsi, chaque mot, isolé de son contexte habituel, devient une particule élémentaire d’un langage en reconstruction. Ce qui me surprend le plus, c’est cette reconnaissance d’entités nommées. SpaCy semble voir dans le chaos des phrases ce que l’œil humain peine parfois à percevoir : des noms, des lieux, des frontières invisibles. Une sorte de cartographe algorithmique qui redessine les paysages intérieurs d’un texte. L’autre dimension, tout aussi formidable, c’est la malléabilité de SpaCy. Non seulement il analyse, mais il s’adapte. On peut lui enseigner des nuances, lui demander d’affiner sa perception des mots, comme un élève doté d’une patience infinie. Le pipeline de SpaCy est une mécanique subtile. À chaque étape, il ajoute une couche de sens, comme si les mots passaient sous une série de lentilles successives, révélant leur texture, leurs contours, leurs interconnexions. Ce processus est assez proche de la distillation, où le brut devient limpide. SpaCy mesure la similarité entre des mots, des phrases, des idées, avec une précision effarante. Cela me fait réfléchir : est-ce une nouvelle façon de percevoir le langage, dépourvue de notre subjectivité humaine ? Ces vecteurs, ces rapprochements calculés, ouvrent-ils une voie vers une compréhension plus universelle des mots, ou au contraire plus abstraite, plus étrangère ? En cherchant une illustration pour ce billet je retombe sur cette photographie d'écorce de chène. L'écorce vue en gros plan a aussi quelque chose de fascinant. En s'approchant au plus près gràce à l'appareil photo on peut voir des détails qu'on ne voit généralement pas à l'oeil nu. De plus cette collaboration entre la technologie et l'intention humaine permet de créer des vues neuves ou inattendues de la réalité.|couper{180}

réflexions sur l’art Technologies et Postmodernité

Carnets | novembre 2024

20 novembre 2024

Les jugements intempestifs pullulent ces jours-ci. Sans doute depuis toujours, mais ils deviennent de plus en plus grotesques ces jours-ci. Ce qui est aussi un jugement intempestif. Et vu depuis l’œil d’un ver de terre ou d’un blaireau, ou le mien tout bonnement, notre monde nous reste étranger, indéchiffrable, à condition que l’on reste indifférent aux jugements des autres comme aux nôtres. Oui, sans doute bien différent. Je me souviens encore de l’insignifiance que fut pour moi alors l’existence du ver de terre, de ces gros lombrics se tortillant entre mes doigts, gamin, lorsque je les embrochai d’un coup sec avec le dard d’un hameçon. Lombrics et poissons que j’ai pêchés et que j’ai fait souffrir jusqu’à la mort — voici mes victimes authentiques. Pas de jugement à l’époque pour décider de leur vie ou de leur mort. Pas de doute sur ma toute-puissance. Pour le reste, c’est de l’imagination. J’ai tué plusieurs fois la bête du Gévaudan, en dormant, et mon père et ma mère et tout un tas d’inconnus également. Preuve que l’on peut aussi se laisser berner en rêve par les jugements intempestifs. On finit par se faire grignoter l’assurance et on le paie cher, il suffit de voir le paquet de polices de tout bord dans les tiroirs. Pas de jugement, pas de monde, le néant, crois-tu ? Peut-être un genre de limbes où l’on croise quelques stupidités mort-nées Et c’est ainsi que je descends de plus en plus bas, bientôt j’atteindrai les quatre ou cinq mêtres sous terre, mais j’ai de moins en moins la notion de mesure, de distance comme de profondeur. je sais seulement qu’il faut juste encore un effort, toujours un petit effort supplémentaire pour parvenir à l’année zéro, ou plutôt non, quelques millénaires encore avant notre ère. Dans un oubli total de notre ère. Ensuite ce sera plus facile de creuser, de s’enfouir, de revenir au protozoaires, mes frères.|couper{180}

Carnets | novembre 2024

19 novembre 2024

D’habitude, ça ne dure pas. Une accélération cardiaque. Une bouffée de chaleur. Un vertige. Quelques secondes d’attente, et ça passe. Mais depuis dimanche, tout semble s’emballer. Les incidents se rapprochent, comme si quelque chose en moi avait décidé que cette fois, ce ne serait pas si simple. Je m’étais levé pour marcher jusqu’à la fenêtre. Dehors, il y avait un petit arbre aux feuilles rousses. Ou peut-être ocres. Je ne sais plus, maintenant que j’y pense. Ce détail m’obsède, parce que c’est le dernier moment où tout semblait encore réel. En revenant vers le groupe, j’ai senti une pression énorme. Comme si le plafond s’effondrait sur moi. Mes genoux ont plié, mes mains ont cherché la table. J’ai entendu des voix qui proposaient d’appeler les secours. J’ai décliné, bien sûr. Ça va aller. Ça passe toujours, non ? J’ai refermé la porte derrière eux. De l’air frais, juste ça. J’ai roulé fenêtre entrouverte. L’air frais me disait : tu es là. Mais cette idée ne tenait pas longtemps. Une fois garé, les vagues revenaient. Je me demande si quelqu’un a remarqué, dehors, ce type qui se tenait aux murs pour rejoindre sa maison. S. m’a ouvert. — Tu comptes aller voir un médecin quand, au juste ? Son ton, un mélange d’inquiétude et d’agacement. Moi, un geste vague, comme pour repousser la question à demain. Et maintenant, en écrivant ça, tout semble flou. L’arbre, S., le plafond qui s’effondre. J’essaie de m’en souvenir, mais ce que je vois, c’est autre chose : un vertige. Une chute sans fin. Peut-être que ce n’était pas le plafond, mais mes mânes, mes pénates. Ces divinités silencieuses. Peut-être qu’ils ou elles en ont assez. Peut-être que, eux aussi, ont décidé de m’abandonner. Ou peut-être que je m’invente tout ça. Pour ne pas dire ce qui est vraiment arrivé. Si toutefois j’arrive à dire ce qui m’est vraiment arrivé, si j’ai le temps.|couper{180}