Les jugements intempestifs pullulent ces jours-ci. Sans doute depuis toujours, mais ils deviennent de plus en plus grotesques ces jours-ci. Ce qui est aussi un jugement intempestif. Et vu depuis l’œil d’un ver de terre ou d’un blaireau, ou le mien tout bonnement, notre monde nous reste étranger, indéchiffrable, à condition que l’on reste indifférent aux jugements des autres comme aux nôtres. Oui, sans doute bien différent. Je me souviens encore de l’insignifiance que fut pour moi alors l’existence du ver de terre, de ces gros lombrics se tortillant entre mes doigts, gamin, lorsque je les embrochai d’un coup sec avec le dard d’un hameçon. Lombrics et poissons que j’ai pêchés et que j’ai fait souffrir jusqu’à la mort — voici mes victimes authentiques. Pas de jugement à l’époque pour décider de leur vie ou de leur mort. Pas de doute sur ma toute-puissance. Pour le reste, c’est de l’imagination. J’ai tué plusieurs fois la bête du Gévaudan, en dormant, et mon père et ma mère et tout un tas d’inconnus également. Preuve que l’on peut aussi se laisser berner en rêve par les jugements intempestifs. On finit par se faire grignoter l’assurance et on le paie cher, il suffit de voir le paquet de polices de tout bord dans les tiroirs. Pas de jugement, pas de monde, le néant, crois-tu ? Peut-être un genre de limbes où l’on croise quelques stupidités mort-nées Et c’est ainsi que je descends de plus en plus bas, bientôt j’atteindrai les quatre ou cinq mêtres sous terre, mais j’ai de moins en moins la notion de mesure, de distance comme de profondeur. je sais seulement qu’il faut juste encore un effort, toujours un petit effort supplémentaire pour parvenir à l’année zéro, ou plutôt non, quelques millénaires encore avant notre ère. Dans un oubli total de notre ère. Ensuite ce sera plus facile de creuser, de s’enfouir, de revenir au protozoaires, mes frères.