juin 2022

Carnets | juin 2022

17 juin 2022-2

Terminus Bastille. L’escalator est en panne, à sa gauche un escalier de larges marches, 40, peut être 50 et le bruit montant de la ville qui se mêle au milieu, (marches 25, 26, 27)à celui des rames tout au fond des couloirs qui vont et viennent . À droite l’immeuble de la banque de France, sept étages, le dernier, les fenêtres sont plus étroites, ce sont d’anciens logements de bonnes rénovés.Parfois plusieurs chambres réunies en abattant les cloisons pour constituer des appartements. C’est déductible en observant les rideaux. Tout en haut, à l’angle une sorte de petite coupole, on voit bien son revêtement d’ardoises depuis le trottoir d’en face, en se déplaçant, en traversant la rue Saint-Antoine et en levant les yeux. Deux fenêtres de formes rondes légèrement ovales, type œil de bœuf. Surface noire des vitres, pas de rideau. L’immeuble est habité à partir du 3eme étage, les étages inférieurs et sans doute les caves, sont dévolus à l’activité administrative et financière de la banque. Il doit exister une entrée réservée pour les employés, invisible de ce point de vue. L’entrée principale au numéro 5 semble réservée elle aux habitants de l’immeuble. Retour vers cette porte, massive avec des barreaux et des vitres. En s’ approchant plus près on peut distinguer un hall avec des vitres de chaque côtés et un peu plus loin le bas de l’escalier. Un tapis rouge au milieu des marches dont le tissu est tendu par des tringles métalliques dont on aperçoit les embouts dorés. À droite de la banque un bar tabac, la terrasse est sortie, il est 14h la plupart des clients en sont au café, dans de petites tasses marron dont le rebord est d’un blanc cassé. Si on entre le bruit du flipper nous happe ainsi que l’entre choque ment de la vaisselle qu’on est en train de débarrasser et de laver. Quelques couples assis à des tables, de format carré avec un unique pied central, au sol du carrelage, constitué de larges pièces de couleur beige, les joints sont noirs. Des miroirs sur les murs de tailles identiques créent une profondeur supplémentaire et on a la sensation que les silhouettes s’en trouvent démultipliées. Un homme seul dans l’angle au bout de la salle, costume cravate attaché case, lunettes sur le nez en train de consulter un dossier. Le prix du paquet de lucky à augmenté. Un briquet rouge se dépose près des Lucky strike, un briquet qu’on peut trouver facilement quand on le cherche. En ressortant le regard hésite entre la devanture d’un kiosque à journaux dont plusieurs publient en première page le portrait en noir et blanc de François Mitterand, et au dessus du toit du kiosque le petit génie doré au bout de la colonne Bastille. Retour sur l’immeuble de la banque de France. Des années plus tard un artiste, Piotr Pavlenski mettra le feu à l’une des annexes de la banque dans la capitale. Retour sur l’observation du génie de la liberté, il a l’air joyeux, une jambe un peu envoyée en arrière comme s’il volait, mais la fixation à la colonne plus bas crée quelque chose de bizarre, un empêchement. Encore plus loin on devine les cinémas qui seront remplacés par l’opéra Bastille. À gauche le boulevard Beaumarchais, quelques centaines de mètres et le magasin Paul Beusher, à gauche les pianos, on les aperçoit derrière les vitrines par de la le reflets des platanes, un Boesendorfer, plus loin un Steinway, et des marques moins prestigieuses dans le fond du magasin, déjà des synthétiseurs plus fins montés sur des pieds en metal, sombres, contraste ça et la entre le blanc des touches de clavier blanches et noires. Au milieu, comme protégé par les deux autres devantures le magasin de partitions avec en devanture les hits du moment, Michael JACKSON et Led Zeppelin et d’autres encore, méthode facile pour apprendre le piano, la guitare, le trombone…un Georges Brassens pour les paroles et accords, Yves Duteil et son petit pont de bois, et au delà on peut si on le veut apercevoir des chalands qui fouillent dans des boites, des employés qui voltigent et en surimpression la carotte d’un tabac de l’autre côté du boulevard, et des feuillages de platanes, des traces éphémères de couleurs mobiles celles de véhicules de diverses couleurs qui passent s’ajoutent encore au tableau, le troisième magasin et ses guitares, Fender, Epiphone Gibson, Tony Bacon, Chauvel, Kramer et celles que le magasin vend sous sa propre griffe, des guitares classiques d’étude principalement. Plus loin on pourrait encore pousser jusqu’à l’enseigne Prophot, sa vitrine et tous les appareils neufs et d’occasion, mise à l’honneur du Mamya 6×6 notamment, puis le regard dérive vers un vieux modèle de Leica, pas encore numérique, mais déjà tellement coûteux sans optique. La série classique des NIKON et des Canon, qui se tirent la bourre en déployants à leurs côtés des kyrielles de focales, avec leurs petites étiquettes discrètes indiquant l’ouverture et le prix en tout petit. On traverse le boulevard Richard le noir en passant par la rue des Filles du Calvaire. En poussant un peu plus encore on se trouve dans la rue de la roquette, encore dans son jus avant l’arrivée des sauterelles qui dévoreront tout de ce que le quartier a connu de populaire. Déjà les artisans ont cédé leurs locaux pour qu’on y crée des lofts, les premiers bobos vautrés dans leur arrogance aux terrasses, une pâtisserie marocaine, on peut entrer pour acheter quelques gâteaux sucrées loukoum makroud corne de gazelle, mais on ne s’assoie pas, trop de monde à siroter le thé dans de petits verres décorés de fleurs peut être peintes à la main. Retour vers la place en dégustant un makroud. Sur la gauche deux grandes terrasses et le cirque des clients assis, lunettes de soleil, premiers téléphones sans fil. Énormes, coûteux mais si classe. Cet obsession d’un grand nombre d’avoir l’air affairé et en meme temps de se retrouver là « par hasard ». Des jeunes gens filles et garçons écrivent loin les uns des autres sur de petits carnets. Poursuivre par le boulevard saint-Antoine direction Nation, un petit coup d’œil à la place d’Aligre, à l’angle droit un immeuble et deux fenêtres fermées, stores baisses , . Et encore transversalement rejoindre la Gare de Lyon, descendre au sous sol, passer les tourniquets arriver sur le quai de la ligne C direction Boissy-Saint-Leger attendre la rame dans un eclairage glauque, crissement de freins de roues, chuintement et sonnerie, trouver une place assise jusqu’au terminus.|couper{180}

17 juin 2022-2

Carnets | juin 2022

17 juin 2022

Une nouvelle proposition. Quelque chose de plus resserré que mon histoire de musée enseveli précédente . Un souvenir associé à une époque située dans les années 80. 84, 85 ? Plutôt 85, j’avais deux jobs, la journée à Bobigny, chez C2I, le soir place vendôme, chez Ibm, juste dans l’angle à gauche du Ritz. Rien que ces quelques indications méritent d’être plus creusées. J’habitais à l’étage d’un immeuble de briques juste devant le supermarché dont j’ai perdu le nom. Flemme d’aller rechercher, et quelle importance ? C’est même plutôt douloureux de revenir dans tout ça. L’appartement se compose de deux pièces, dans l’une d’elle mon laboratoire photographique. Je crois que j’y ai mis mon matelas aussi à même le sol. Dans l’autre pièce, j’y allais peu, j’avais eu la lubie de repeindre le plafond avec une laque rouge brillante, sans doute avais je trouvé une promo, de toutes façons le plafond d’avant me sortait par les yeux. Mais cette laque rouge ce n’était vraiment pas une bonne idée. Pas beaucoup de meubles, j’avais l’habitude de ne pas rester longtemps dans les lieux. Un autre matelas type futon au cas où. Une petite table, une étagère pour placer mes bouquins. Une guitare folk, une copie d’Epiphone qui sonnait plutôt bien. Pas grand chose de plus, peut être une radio, pour écouter quelques émissions littéraires, souvent la nuit ? Lesquelles… sais plus. Les noms s’effacent comme les jingle, Weinstein, Didier, ça me revient. Mais sans assiduité, ou d’une oreille distraite souvent quand je tirais mes négatifs noirs et blancs. Des cuvettes, grandes en plastique épais, grises, des bouteilles un peu partout des produits chimiques, révélateur, fixatif, Anselm Adams et son zone Système m’obsédaient pas mal, sauf que mon Yellowstone c’était les usines, les rues grises, les quais, le petit pont qui rejoint un autre quai avec de grands peupliers plantés raides comme des I. Les ballades avec le Leica en bandoulière, juste un 35 mm. Pas de pile pas de moteur pas de miroir. D’occase et en plus en refourguant tous les Nikon. J’en avais marre déjà de croupir ici. Je voulais partir loin, des années que j’y pensais, m’inventais des projets, trouvais tout un tas d’excuses. Deux boulots pour faire un pécule et partir, avant ce poste de gardien de nuit je ne savais pas encore quelle destination. C’est la rencontre avec les deux iraniens que j’avais comme collègues la nuit qui m’a donné l’idée, c’était soudain évident. Partir en Iran. Ils m’ont appris à parler plutôt convenablement le Farsi.de mon côté j’étais soutien en Français, et tandis qu’on ânonnait des phrases eux de Baudelaire, Rimbaud, moi de d’Afez ou de Rahyam, on jouait aux échecs, bla bla bla toute la nuit et trois fois la ronde à faire chacun son tour. Je montais direct en haut de l’immeuble, l’étage des huiles. Feutré, une odeur de vieux cuir, et un je ne sais quoi qui respirait l’opulence, j’avais découvert un bureau qui possédait une sorte d’office, avec une machine à café du type Nespresso. Quelque chose dans le genre, mais le goût du café volé dépasse de beaucoup ceux de cette marque actuelle. C’était un acte de résistance, et d’une sournoiserie qui m’avait flanqué le vertige la première fois. Ma tasse à la main j’allais m’installer dans le fauteuil du boss ultime. Rotation à 90 ° pour me trouver face à l’œil de bœuf. Je regardais la place, les devantures des bijoutiers qui semblaient couver la colonne centrale comme un symbole du luxe. Les voitures traversaient de plus en plus rares au fur et à mesure qu’on avançait dans la nuit. Je regardais aussi les fenêtres du Ritz, tentais de deviner ce qui pouvait se produire comme comédies et drames à l’intérieur. Des bagnoles de luxe stoppaient devant l’entrée de l’hôtel et un loufiat attrapait les clefs pour aller les garer dans un lieu inaccessible au péquin moyen. Au bout d’une demie heure je me relevais, cette sorte d’hypnose me suffisait alors pour être en forme, et je pouvais entreprendre de faire ma ronde, en descendant d’étage en étage, inspectant le moindre recoin. Plus on descendait plus on pouvait comprendre la hiérarchie de la boîte. Pas les mêmes revues sur les tables basses, pas le même type de fleurs dans les vases, et pas les mêmes meubles ni même l’agencement. Plus on descendait plus on comprenait, les toilettes non plus n’offrait pas la même douceur de pq, plus on descendait plus on tombait sur du rêche de l’inconfortable. Jusqu’à parvenir enfin au Rez de Chaussée où je ne me souviens pas d’avoir été chier une seul fois. Je ne voyais plus grand monde de mes amis, mais ça ne me gênait pas plus que ça, et puis peu, voir personne, n’aurait compris cette histoire de double job, de partir en Asie, j’étais seul et focus sur mon projet, ça ne me gênait pas au contraire, le moindre doute émis m’aurait sûrement anéanti. J’ai fait l’impasse sur les transports , la ligne Balard Créteil, sa lumière glauque, son atmosphère mortifère autant aux heures de pointe, qu’à l’heure où les femmes de ménage démarrent leur turbin, impasse aussi sur le voyage interminable depuis La Villette jusqu’à Istamboul. Pas de description du quartier des diamantaires non plus, il y a comme une urgence soudain à retrouver les escaliers que je cherche depuis le début de ce texte. Et m’y revoici enfin, dans cette crypte très peu éclairée, ou j’avais espéré descendre et me retrouver quelques instants devant Méduse tout au fond de la citerne basilique. Méduse désormais devenu le symbole d’une paralysie du souvenir, d’une amnésie qui va crescendo. ,|couper{180}

17 juin 2022

Carnets | juin 2022

16 juin 2022

Hier, sur la route, cette émission sur Lovecraft, y interviennent François Bon et Michel Houellebecq au micro de Matthieu Garrigou Lagrange https://youtu.be/opu67l6QvpE En fin d'après-midi j'ai le temps durant une pause de prendre connaissance de « boite rouge » publié avant les explications comme la veille par François. Mon esprit se met en branle et atteint au paroxysme de la fébrilité vers les 22h, heure à laquelle j'arrive à la maison. Aussitôt je me mets à écrire à partir de ce texte uniquement et de l'émission écoutée. Sans doute n'est-ce pas dans les clous vraiment mais ça m'a en tous cas bien amusé. Encore une fois, me revient cette pensée, presque une obsession lorsque je tente de comprendre ce qu’est ma vie. Je pourrais très bien dire qu’elle se divise en deux parties, et tout d’abord en premier lieu le refus catégorique de me fier à toutes les cartes, à tous les plans quels qu’ils furent , objets détestables parmi d’autres qu’il convient, la plupart du temps de plier et déplier et qui finit souvent chiffonné dans la boîte à gants quand ce n’est pas sur un talus ou la chaussée, en tous cas l’ennui d’avoir à manipuler ces choses, la plupart du temps d’ailleurs dans le plus grand inconfort. Encore une fois, me revient cette pensée, presque une obsession lorsque je tente de comprendre ce qu’est ma vie. Je pourrais très bien dire qu’elle se divise en deux parties, et tout d’abord il faut que je parle du refus catégorique de me fier à toutes les cartes, à tous les plans quels qu’ils furent , objets détestables parmi d’autres qu’il convient, la plupart du temps de plier et déplier jusqu’à voir naître l’usure quand ce n’est pas la déchirure, le lambeau, l’ordure et qui finit souvent chiffonnée dans la boîte à gants de ces machines diaboliques, les automobiles- quand ce n’est pas jetée sur un talus ou la chaussée. En tous cas au début, à l’origine et dans un premier temps, mon dégoût des cartes ajouté à l’ennui d’avoir à manipuler ces choses effroyables souvent dans le plus grand inconfort, me conduisit à les mépriser. Une telle haine, augmentée de dégoût ne m’est pas venue par hasard. la Providence qui fait toujours les choses effroyablement justes, aura été en outre cette fois d’une implacable ironie. Et vous comprendrez sans doute mieux celle-ci quand je vous aurais appris que toute la seconde partie de mon existence ne fut effectuée que dans la quête fébrile frénétique l’obsession, de récupérer le temps perdu à conspuer les cartes pour ne plus rêver que d’une seule, jour et nuit. Oui on peut tout à fait parler de fièvre , d’une maladie ! car quiconque m’aurait croisé dans ma vie précédente s’y serait repris à deux fois avant d’être certain que ce fut le même homme dans cette seconde partie. Le refus des cartes m’avait dans ma prime jeunesse conduit à une telle arrogance -selon les dires- que l’acceptation subite, soudaine, totale, quasi dévote, à elle seule, prouve que la destinée se rit de nous, qu’elle n’est pas si bienveillante que d’aucuns le prétendent. Quand mes proches virent ce changement s’opérer ils évoquèrent la grâce, le miracle, alors que je n’y vis que le résultat d’une équation, en gros une malédiction fomentée par des forces hostiles, et la plupart du temps invisibles jusqu’au dernier moment où elles se présentent pour jouir de leurs méfaits. Un antiquaire, lointain cousin de ma famille était mort dans des circonstances mystérieuses. le notaire chargé de lui trouver des héritiers me contacta et me confia une coquette somme que je n’attendais pas ainsi qu’une malle remplie de vieux papiers que je ne regardais qu’à peine, tout heureux soudain de voir mes dettes et mes empêchements s’évanouir. Avec l’argent tout est possible et je décidais de partir en voyage dans toutes les capitales, les villes dont les noms à leur seule sonorité, m’évoquaient villégiatures sinécure et farniente. Mais je mis tellement d’ardeur à dépenser mon pécule que bientôt il ne me resta plus rien et que je revins à mon point de départ. en traînant cette vieille malle que j’avais du récupérer du box où mon indifférence, ma négligence l’avait reléguée ; faute de pouvoir en payer le terme. Elle contenait tout un tas de paperasses administratives, en différentes langues que je reconnaissais et d’autres qui m’étaient inconnues, le tout mixé avec des cartes de tout acabit, des guides de voyage écornés, des cartes postales vierges, autant de choses à vous donner des hauts le cœur rien qu’à les toucher car elles représentaient pour moi la somme des mensonges, l’hypocrisie, la trahison des apparences dont se servent les hommes pour brouiller les pistes. Cette prétention à cartographier une réalité dont on ne sait que ce que l’on désire savoir, en ignorant systématiquement tout ce qui nous dérange d’y trouver. C’est en 1917 alors que j’étais jeune lieutenant, que je croyais encore aux cartes, à la justice, et que se battre pour un pays était de la plus grande noblesse, que je découvrais les Dardanelles et aussi cette sale affaire de la péninsule de Gallipoli qui relie la mer Egée à la mer de Marmara, nous nous battions contre les turcs en faveur de la Russie à l’époque. Le contrôle des détroits dans la région peut affamer durant des jours une population, ce qui était le cas pour nos amis russes car à l’époque ils étaient nos alliés et les Ottomans l’ennemi. Pour pouvoir ravitailler cette dernière, le contrôle des Détroits était indispensable mais une tentative alliée pour traverser les Dardanelles échoua le 18 mars en raison des mines qui y avaient été posées. Pour que les dragueurs de mines puissent opérer en sécurité, il était nécessaire de réduire au silence les batteries ottomanes sur les hauteurs du détroit. Un débarquement fut donc organisé le 25 avril au cap Helles et dans la baie ANZAC à l’extrémité sud de la péninsule. Le terrain difficile, l’impréparation alliée et la forte résistance ottomane provoquèrent rapidement l’enlisement du front et les tentatives des deux camps pour débloquer la situation se soldèrent par de sanglants revers. Le 6 août, les Alliés débarquèrent dans la baie de Suvla au nord mais ils ne parvinrent pas non plus à atteindre les hauteurs dominant le détroit au milieu de la péninsule et ce secteur se couvrit également de tranchées. L’impasse de la situation et l’entrée en guerre de la Bulgarie aux côtés des Empires centraux poussèrent les Alliés à évacuer leurs positions en décembre 1915 et en janvier 1916 et les unités furent redéployées en Égypte ou sur le front de Salonique en Grèce. La bataille fut un sérieux revers pour les Alliés et l’un des plus grands succès ottomans durant le conflit. En Turquie, l’affrontement est resté célèbre car il marqua le début de l’ascension de Mustafa Kemal qui devint par la suite un des principaux acteurs de la guerre d’indépendance et le premier président du pays. La campagne fut également un élément fondateur de l’identité nationale turque. Commémorée sous le nom de journée de l’ANZAC, la date du débarquement du 25 avril est la plus importante célébration militaire en Australie et en Nouvelle-Zélande, où elle surpasse le jour du Souvenir du 11 novembre. J’avoue me servir du site Wikipédia dans cette nouvelle vie pour ne pas avoir à relater l’horreur que je vécus là bas de façon à ne pas heurter le lecteur. Mais le fait est que les effets du temps cyclique nous rejoignent à présent , à chaque fois dans la même ignorance et sans doute faut-il faut avoir vécu un nombre considérable d’existences afin de pouvoir distinguer tous les signes les prémisses de l’identique qui s’avance derrière un masque de nouveauté. Mais oublions la guerre, oublions les Dardanelles, la boucherie, le sang les cris, oublions l’horreur qui n’est souvent épouvante qu’ en raison d’une amnésie prétendument salutaire. La malle possédait comme souvent un double fond et c’est là que je découvrais un objet que je pris tout d’abord pour une feuille de cuir, de peau, sans doute une peau de gazelle, roulée finement sur elle-même et attachée par un ruban de rafia. Et en la dépliant je compris qu’il s’agissait d’une carte d’un pays aujourd’hui disparu. La première chose à laquelle je pensais fut à un canular évidemment. Car en pleine dépression, en 1929, on avait déjà fait le coup au monde entier de lui faire croire au merveilleux au fantastique en brandissant soudain une vieille carte, en tous points semblable à celle-ci et qu’on aurait soi disant trouvée au fin fond du Palais Topkapi à Istamboul. Je veux évidemment parler de la Carte de Piri Reis qui tire son nom d’un amiral ottoman l’ayant dessinée en 1513. Il n’aurait été découvert qu’un seul fragment de cette fameuse carte à l’époque, et il me fut facile d’imaginer découvrant cet chose au fond de la malle que je n’étais n’y plus ni moins en présence d’une des parties manquantes de celle-ci. J’engageais donc une grande partie de mes ressources pour tenter d’identifier les lieux indiqués par la fameuse carte, et j’y perdis le sommeil, ma famille, et une grande partie de mes gouts pour les choses futiles. L’obsession de vouloir rendre vrai à mes yeux, à mon esprit ce que montrait ce fragment ne me laissa plus de répit. Evidemment au bout de toutes ces années perdues à errer à la recherche d’une Atlantide engloutie, force est de constater que j’aurais passé ainsi la seconde partie de ma vie à construire un rêve pour m’enfuir de la première, de ce cauchemar qu’aura représenté ma jeunesse et les différentes boucheries que le destin m’aura donné de traverser.|couper{180}

Lovecraft
16 juin 2022

Carnets | juin 2022

15 juin 2022

Première version à chaud, juste après avoir lu le texte de F. qui est apparu soudain alors que je visitais son site. Considérer que cette apparition est déjà une forme d'énoncé, que l'exercice est intéressant à faire d'après un présupposé. Avant d'avoir les infos dans leur exhaustivité ( si on peut parler d'exhaustivité ici car l'imagination part presque aussitôt sur mille pistes) Ensuite sont apparus, dans l'ordre chronologique le texte de présentation de #05,caméra tournante sur la page Patréon. Puis la vidéo. C'est aussi là que j'ai constaté à quel point j'attendais la consigne du 5 ème jour, à quel point je suis mordu. Avenue des piliers plantée de part et d’autre de peupliers, à la Varenne-Chennevières, trois petites marches, non une seule, après vérification effectuée sur Google Earth ( je m’améliore, mais c’est surement une impression) une porte, lourde, un bref couloir, 1, 2, 3, 4 pas et tout de suite la porte droite, Valentine Musti/ Jean Antipine, deux noms, celui de ma grand-mère estonienne et de mon beau grand père russe. Mais on ne dit pas Jean on dit Vania. Frappe avant d’entrer dit une voix off, ma mère certainement, mais pas la peine la porte s’ouvre, ils nous ont vu arriver par la fenêtre. Retour dans la rue, oui il y bien une fenêtre qui donne sur la rue et les peupliers. Si je reviens vite à l’intérieur je peux vous dire ce que je vois par cette fenêtre : des arbres dont je connais le nom et qui se font appeler peupliers et puis en regardant la photo google, doute que ce soit vraiment des peupliers, c’est peut-être autre chose. Pas assez calé cependant sur les essences d’arbres, passons- et des maisons plutôt chics avec des jardins, des portails. Pas du côté de la rue où je suis, c’est plus mitigé, immeubles avec cour intérieur, derrière, sols en ciment, et maison ouvrières. L’odeur tout de suite vous happe, dès l’entrée, dans le couloir même si je n’en ai pas parlé, une odeur d’oignons et d’ail frits, ils savaient que nous viendrions alors Vania prépare ses pirojkis. Déjà juste un pas en avant, l’odeur et la bouche se remplit de salive. Rapide coup d’œil pour se repérer, voir si tout est comme d’habitude. Important l’habitude pour se fier à une réalité ou plutôt pour ne plus trop la regarder, vérifier l’habitude plutôt que la réalité, plus commode, bien plus commode. C’est toujours le désordre, à droite sur le lit cosy non. Un ancien capitaine du Tsar combat le désordre. Les livres sont alignés au cordeau sur l’étagère, pas un seul grain de poussière. J’ai faim mon attention se déporte sur l’entrée de la petite cuisine, il les a déjà mis à frire, peut être va t’il bondir, aller chercher le plat… je peux déjà sentir le poids d’un de ces petits pâtés dans la main. Et l’icône soudain me revient oui elle est toujours accrochée au chevet du lit ou Vania dort seul. Le long cou le beau visage et les yeux à demi clos, bien tristes, comme d’habitude. Ils font chambre à part Vania et Valentine, je le saurais plus tard, pour l’instant je ne sais rien je ne comprends rien. Clignement d’œil puis zoom sur l’emblème peinte sur bois, tête de mort et poignards croisés, emblème des troupes du général Kornilov, trop jeune pour savoir encore, pour comprendre. Elle me fascine cette image encore. Je me retrouve projeté quelque part, un grand lac, des chevaux qui galopent, et la surface se dérobe sous leurs sabots, ils disparaissent chevaux et cavaliers, trente survivants en tout et pour tout. Vania et ses fameux pirojkis. Icône et emblème des escadrons de la mort, au mur tout ça en vis à vis, comme un dialogue les deux objets se parlent silencieusement dans ma tête. L’œil fait un travelling ; plusieurs, des va et viens de l’une à l’autre de l’autre à l’un. La religion et la guerre dans un angle comme ça, résumé et les gens qui font comme ils peuvent pour fabriquer leurs histoires dans ce carcan. Mais ce n’est pas une réflexion d’enfant, pour le moment l’enfant est enfant comme dans un début de chapitre de Peter Handke. Cocher ralenti tes chevaux. Revoir le même appartement ce sont des couches et des couches qui se superposent comme dans un film, tantôt le mise au point est un peu flou, comme dans un super 8 d’amateur puis ça se modifie, ça change, le temps est bizarre lent parfois ou à l’accéléré, les objets bougent et fabriquent le fameux désordre, cette habitude du désordre dont on s’entoure vous savez. Vania torse nu tente de combattre mais en vain, des bataillons entiers de cravates le submergent. Et Valentine avec sa voix de fumeuse invétérée dit quelque chose, mais la bande son saute, bégaie, est hachurée, ou bien se mixe à d’autres mots pour que le tout devienne incompréhensible, mélange d’estonien de français et de russe. Et elle, Valentine ponctue tout ça en lâchant une bouffée de fumée et un je vous merde qui surnage dans la mémoire des sons, la mémoire des voix. Buffet Henri 4 on n’y échappera pas, surtout pour se dégager d’un trop plein d’attention, c’est là qu’est rangée toute la vaisselle du dimanche. j’admire l’ouvrage , pareil, un beau désordre le goût, on aime on n’aime plus on aime à nouveau, avec par ci par la quelques pauses, des moments d’indifférence, une absence inopinée d’avis sur la question. Un style comme un autre Henri 4. D’ailleurs l’oncle Henri s’est réveillé, il est désormais dans l’encadrure de la porte de la cuisine, sa stature de colosse me bouche la vue sur la friteuse, quand donc va t’on passer au pirojkis ? Les adultes parlent, je photographie du regard les lieux, clic clac kodak juste en clignant des yeux et à la louche sans m’appesantir, cadrage à la volée, sans m’occuper exagérément du diaphragme, de la vitesse d’obturation non plus, en laissant le doigt sur les touches décider : fleurs artificielles posées dans un vase, sur un napperon de fausse dentelle, lui même recouvre une partie de la table ronde devant la fenêtre. Des voitures passent, des passants passent, les cravates sont éparpillées un peu partout, l’emblème de Kornilov est mangée par l’ombre mais personne ne pense à allumer la lumière. Ça parle, plaisante, rit, je passe dans la salle à manger qui est aussi la chambre de Valentine. La machine à coudre- faut-il préciser Singer, ou dire tout simplement la Singer trône sur la table, bref tout ça est là, sur une petite table devant une autre fenêtre. L’odeur de disque bleue prégnante, un mégot qui fume encore dans un cendrier Cinzano, un cliché facile serait d’ajouter un peu de rouge à lèvre sur le filtre, un peu plus loin une grosse télé dans laquelle on doit mettre des pièces, de combien par contre je ne sais plus, en vrai je ne l’ai même jamais su, des pièces pour la mettre en route. Payer à tempérament son programme du soir, la mire de l’ORTF, Léon Zitrone, et tout, déjà Michel Drucker, mettez donc la monnaie pour voir.. On ne l’allume jamais mais elle est là. Un canapé lit replié et des cravates posées dessus, des cravates partout, de toute matières et coloris si bien qu’à la fin je sens quelque chose qui m’étrangle… peut-être les pirojkis que j’ai avalés en me souvenant de leur goût unique beaucoup trop vite, je ne suis qu’un enfant qui ne comprend rien à rien. La mouche du coche m’a t’on dit déjà plusieurs fois. Peut-être que dans 1000 ans on aura tout des yeux de mouche, grâce à l’avidité de vouloir tout voir dans le menu, tout avaler tout rond, à moins que ce ne soit la trouille qui nous modifie les gènes, la trouille de ne pas avoir encore assez, de vouloir toujours plus, de toujours manquer, la trouille de vivre surtout plutôt que la trouille de crever.|couper{180}

15 juin 2022

Carnets | juin 2022

14 juin 2022-2

Déjà la qualité du sol, son toucher, sa plus ou moins forte résistance, son contact avec les pieds nus ou chaussés. Le linoléum du couloir de l’appartement brûle les genoux si on est distrait, ou pressé, en tous cas inattentif. Il enseigne la prudence pour parvenir à la cuisine, tomettes rouge brique dont les joints à force d’être récurés s’amaigrissent, se renfrognent entre les formes hexagonales. Sur celles-ci, près du fourneau la graisse s’est enfoncée irrécupérable, indécrottable, à moins d’avoir accès à des secrets d’alchimiste. De toutes façons il est interdit de trainer là à quatre pattes, trop dangereux. Dans la salle à manger les tapis posés à même le plancher de chêne amortissent les pas, amortissent la vie en général qui se déroule entre les quatre murs de cette pièce, uniquement. Parfois on peut déplacer légèrement la table, les marques laissées sur le tapis c’est la trace, on y passe le doigt pour sentir le contour, le périmètre velu d’une excavation large comme une pièce de 5 francs. Sous le tapis, la fraicheur du bois, on peut rester comme ça un moment pour reprendre de l’énergie, du calme , se recharger la paume à plat sur une latte. Retour vers le couloir, prudence, se diriger tranquillement vers la salle de bain à droite au bout du couloir. les fesses au fond de la baignoire ensuite, douche ou bain ça ne change pas grand chose, le fond de la baignoire reste dur. Ne pas glisser sur le carrelage, s’essuyer les pieds, l’un après l’autre en se retenant à bord de la baignoire pour ne pas perdre l’équilibre et se retrouver à plat ventre. Plusieurs fois déjà c’est arrivé, le carrelage est assez froid mais les joints sont increvables. retraverser le couloir, un mètre ou deux, puis parvenir au contact du plancher de la chambre. s’habiller. Pour enfiler un slip c’est une jambe après l’autre en se tenant sur le pied de lit sinon perte d’équilibre, étalement de son long sur le bois dur, qui grince, ou chante selon l’oreille que l’on décide d’avoir à ce moment là. Sortir de l’appartement. Tapis rouge qui s’étend depuis la porte d’entrée et courre tout en bas des escaliers, ne pas se prendre les pieds dans le tapis rouge, à la troisième marche en partant du palier la tige dorée qui est sensée maintenir la tension du velours est dévissée, ce qui crée une poche, du mou, très suspecte fort heureusement, on se méfie et on passe le cap doucement en se tenant bien à la rampe. en bas, sept étages plus bas, un autre tapis sur un sol carrelé, pas le même rouge. Un rouge plus grossier, un rouge de tous les jours sur lequel on peut marcher avec les chaussures sales, mouillées ça importe peu. Porte d’entrée de l’immeuble, en bas un joint avec des poils pour amortir le bruit quand elle se referme. Le trottoir, vieux, ridé, fissuré, avec même quelques cloques quand il fait très chaud, gris mais avec des nuances intéressantes. Caniveau ensuite, si par chance les employés de la voirie on ouvert la vanne, l’eau s’écoule ici, elle se rue et brille, captive les yeux, fait rêver à des soldats de plomb, des barques en papier. Ensuite les pavés rangés en demi cercles, des centaines, des milliers, glissants eux aussi les jours de pluie, neutres quand il faut beau. a moins qu’on les déterre pour chercher la plage dessous, qu’on s’en serve de munitions les jours de barricade. Mais les pneus au contact des pavés, une chienlit de soubresauts, et qui dure parfois fait mal au cul dans la camionnette , si on décide d’aller depuis la rue Jobbé Duval au boulevard Brune. boulevard Brune, trottoirs à nouveau, sols jonchés d’épluchures de toutes sortes, et de lambeaux de viande, d’os, de pétales de fleurs de têtes de poissons coupées. tout ça nettoyé au jet après quand on remballe par les éboueurs. La luisance du sol mouillé quand le jet est passé, que tout est propre comme un sou neuf. Propre mais des gens fouillent encore dans les cageots en pile pas encore emportés. Oranges pourries et autres fruits talés ramassés aussi à même le sol en urgence parce que la propreté n’attend pas jusqu’à la saint glin glin tout de même. Des années plus tard après des va et viens la même ville, y marcher à nouveau, après le renoncement de se trainer à genoux. Des kilomètres de rues avalées, sans oublier son bagage à porter, de quartier en quartier, de chambre d’hôtel en chambre d’hôtel, avec ou sans confort. Dans le 15 ème des pèlerinages répétés, voir tomber les bâtiments peu à peu, les gravats joncher les sols, et des jardins que l’on replante, Le parc Georges Brassens et son marché aux livres le week-end, une trace de l’ancienne criée, le souvenir des abattoirs de Vaugirard. Du sable et des petits cailloux ici ont remplacé les pavés, et des plantes, de l’herbe, des arbres qui plongent leurs racines dans un passé que presque tout le monde a oublié. Le bruit des pas est différent la nuit du jour. On marche et l’écho est démultiplié comme la solitude l’est aussi. En pleine journée le bruit dune chaise en fer que l’on tire pour se ranger à l’ombre et lire, pas loin du bassin, au jardin du Luxembourg. Le soir on marche sur du plat, des montées et des descentes, on s’élève et on s’affaisse de la même façon qu’on marche la plupart du temps, on est assujetti au relief comme on l’est au climat quand personne ne nous attend. La ville entière mille fois marchée dans une errance obstinée, traversée dans tous les sens, aller et retour, tentative d »évasion par la répétition, le tournis des derviches. On peut aussi parler des chaussures, de leur qualité s’accordant au prix qu’on peut y mettre. A la douleur que tout ça crée dans la progression, comme s’il fallait encore ajouter de la peine à la peine pour aller jusqu’au bout de celle-ci. S’asseoir alors sur un banc public à contempler la Seine, la nuit. Souvent la nuit. Après le tohu bohu de la journée écouter le bruit de la ville le cul posé sur la pierre du quai, et ne percevoir plus que du murmure. Puis une fois reposé, repartir encore, tout retraverser encore une fois, la seine, l’abord des gares, les avenues, les rues, les ruelles et gravir l’escalier interminable qui mène à un chez soi provisoire et précaire. La marche apprend beaucoup à penser. Quand j’étais plus jeune j’étais romantique, mon errance ressemblait à celle de tous ces fantômes de poètes d’écrivains qui déambulaient eux aussi dans cette ville. Je m’étais calé sur leurs pas, avait épousé leur mal être , çà me conduisait au père Lachaise ou au Château des Brouillards sans même m’en rendre compte. C’est durant la grande grève des transports en commun, je ne me souviens plus bien de l’année, surement 95 car ensuite j’ai déménagé pour la banlieue, que j’ai revisité mes idées sur la marche et l’errance. J’avais une piaule à Clignancourt et je travaillais à Montrouge, une heure et demie de marche matin et soir ça oblige à autre chose que du romantisme. Et j’y ai pris gout, mes pensées se sont affinées sur tout un tas de sujets. Quand j’ai quitté les lieux j’ai récuré le sol et les murs je m’en souviens très bien. C’était comme nettoyer quelque chose en profondeur, un peu comme ces éboueurs après la gabegie des marchés, j’ai quitté les lieux comme ça en faisant place nette. Puis ensuite j'ai marché en campagne, en forêt c'était autre chose et je n'en ai jamais éprouvé vraiment de vrai regret. C'est comme si j'avais marché beaucoup énormément dans une illusion pour en faire le tour, une illusion de la ville, comme on marche dans une crotte, pied droit, pied gauche je ne sais jamais lequel porte bonheur, et je m'en fiche.|couper{180}

14 juin 2022-2

Carnets | juin 2022

14 juin 2022

La voiture Google passe au sud du mémorial Raymond Carver, on ne peut s’y rendre à pied via le petit bonhomme, et il n’est proposé qu’une vue aérienne puis dans un encart, en haut à droite de l’écran , deux photographies, l’une prise en avril 2021 par Neil w et la seconde par MeA en juin 2022. Un peu plus loin on peut repérer la présence de deux grands bâtiments au toits gris, l’un à dominante mauve l’autre vert tirant vers le kaki qui forment, d’après l’indication la bibliothèque municipale de Clatskanie, ville de naissance de l’auteur. On dirait un parc enclavé dans l’un des coudes de la rivière qui a donné son nom à la petite ville. On peut la regarder cette rivière dont l’eau semble presque noire par endroit, serpenter ici dans cette partie de l’´Oregon, anciennement territoire des Yakumas, peuple amérindien dont il ne reste que de vagues allusions sur le site de Wikipédia et une réserve un peu plus loin, au nord de la petite ville de Yakumis, on peut la regarder et dézoomer aussi pour la regarder encore un peu plus, la voici là- bas enfin, elle rejoint le fleuve Columbia Si on revient aux photographies prises par ces deux inconnus, on peut constater la présence d’un bosquet d’arbres près du mémorial, ce sont des prunus. Sur la dernière photographie, celle de juin, ils sont en fleurs. On peut aussi lire sur la plaque du monument une phrase appartenant à l’un des recueils de nouvelles de Carver, quelque chose de férocement ou de désespérément poli, du style : Pourrais tu te calmer s’il te plait. Près de cette phrase gravée dans le marbre, le portrait de l’auteur, ce n’est pas une photographie, ça semble fait à la main, dessiné visiblement. L’artiste lui a flanqué des cheveux crépus de couleur grise ou blanchâtre ce qui lui confère en même temps tête de nègre et négritude. Sur la légende de Google Earth ce lieu semble être la seule l’attraction touristique de la petite ville de Clatskanie, Orégon, Etats-Unis. A droite les bâtiments de la Carver middle School,quelque part dans le Missisipi, à gauche au delà d’un terrain boisé des bungalows blancs, au milieu une route qui s’élève, le tout strié par les lignes électriques, le dynamisme de leurs obliques apaise l’ennui, l’immobilité procuré par les verticales. Il faut beau, peut-être froid, le soleil est sur la gauche, à l’est. Les arbres correspondent à leurs ombres, sans doute un milieu d’après midi. A part cette voiture au loin on ne voit personne. Un bouquet de lilas au premier plan sur le sol aux dalles disjointes et un homme qui se tient derrière les mains dans les poches près d’un parcmètre. Derrière lui objet en bois, une sorte de petite palette et un baluchon à carreaux blancs et bleus, et derrière encore la vitrine, des livres sur des rayonnages qui se confondent avec les reflets des immeubles la place Clichy. Sur la façade encore à la gauche de l’homme, des carreaux de couleur beige, sorte de faux marbre, deux petites photographies sont collés là en diagonale. Encore plus loin une femme adossée à une paroi de verre, près de l’entrée, robe orange qui s’arrête à mi cuisses, elle semble photographier quelque chose ou bien se remaquiller. Une autre tourne au coin de la rue manteau rouge sombre foulard bleu, tandis qu’une passante surgit ou disparait de l’image, en jean et baskettes consultant son portable. Etrange que Google Earth me propose la librairie de Paris, Place Clichy, comme résultat de recherche sur Raymond Carver ? Peut-être pas vraiment en fin de compte. L'intelligence artificielle en connait désormais un sacré rayon sur chacun de nous, elle se gave de nos souvenirs les plus intimes. Ce lieu m'est familier, j'y ai vécu dans une chambre d'hôtel proche pendant presque une année. J'allais diner au self pas loin, de temps en temps j'y retrouvais une nonne qui venait spécialement là par gourmandise, elle adorait les têtes de nègre. On parlait de l'amour, c'est quoi l'amour pour vous ? m'avait-t 'elle demandé.— L'amour c'est tous les jours ! j'avais répondu du tac au tac, ce qui nous avait bien fait rire. Parlez moi d'amour, ce bouquin de Carver je l'ai acheté dans cette librairie, probablement aussi les vitamines du bonheur, et jours tranquilles à Clichy de Miller pendant que j'y étais|couper{180}

Auteurs littéraires oeuvres littéraires Théorie et critique littéraire
14 juin 2022

Carnets | juin 2022

13 juin 2022-3

Retirer la façade, que reste t’il vraiment ? Que voit-on ? Perec et Steinberg ont travaillé sur ça à partir de l’idée d’immeuble, on retire la façade et on regarde les gens vivre, mais on pourrait aussi bien travailler sur les êtres. Que reste t’il de l’être quand on ôte la façade derrière laquelle il se cache ou la façade que nous plaçons nous mêmes sur les êtres pour ne pas les voir vraiment. Enfin la plupart pensent ou croient qu’ils sont ainsi en sécurité, à l’abri, qu’il ne peut rien leur arriver surtout et qu’ils continueront à jouer leur petit rôle dans les apparences. Difficile de comprendre la consigne, ça résiste je le vois bien. Agir en premier et réfléchir ensuite. Comment s’y prendre ? Une liste en guise de préliminaire. Au crépuscule, elle arrive, autour de vingt-heure trente, je devine sa silhouette derrière le portail du jardin. Elle est un ange qui va me sauver d’un grand danger, lorsqu’elle m’est apparue j’ai éprouvé un si grand bouleversement, impossible qu’il en soit autrement. A vingt-heure quarante cinq j’attrape sa main, sur le chemin qui mène à la ferme de Julienne une cousine à elle que l’on ne rencontre jamais. Il y a des bruits dans les fourrés, elle tressaille, ce qui me donne un courage fou pour imaginer un rapprochement. A vingt et une heure nous marchons en silence l’un près de l’autre elle est un mystère insondable, je la trouve belle comme on peut trouver belles les statues dans les musées. Belle et froide. Elle m’agace un peu. A vingt et une heure douze je la prends par la taille, elle ne résiste pas. Je la trouve molle, sans résistance, qu’est ce que nous fichons donc là ? Elle est une parfaite inconnue, une femme alors que je ne suis rien de plus qu’un gamin. A vingt deux heures nous revoici revenus au hameau, elle se tient droite plantée devant moi, devant la maison de son père, elle attend et j’attend, encore une maladresse je l’enlace et lui roule une pelle, enfin j’essaie, ma langue ne rencontre que le vide. A huit heures dix huit le lendemain je reprends le train pour Paris. Je pense à elle la tête appuyée contre la vitre. Je me demande ce qu’elle peut éprouver pour moi, surement pas grand chose déduction faite, j’ouvre un livre et je décide de ne plus y penser. A treize heure vingt le pion s’arrête à notre table pour distribuer le courrier et me tend une lettre. Il doit s’agir d’une erreur car je ne reçois jamais de courrier. A quatorze heure je marche le long de la Viosne tout près de Pontoise en lisant et relisant sa lettre dans l’enceinte de la pension. J’essaie de comprendre ce qui peut se cacher derrière les mots simples qu’elle utilise. J’ai bien peur qu’il n’y ait rien d’autre que ces événements de la journée qu’elle relate pour noircir du papier. Elle doit vouloir essayer de me faire comprendre quelque chose, je m’accroche pourtant à cette idée. Trop dur après cette lettre d’avoir à nouveau à renoncer. A vingt-heure trente je décide de lui répondre et de raconter moi aussi ma journée. Je froisse plusieurs feuilles avant d’y arriver. Puis je déchire la lettre et recommence à nouveau. Treize heure vingt cinq le pion arrive à la table et me tend une nouvelle lettre, c’est l’hiver, il fait froid, la pension m’ennuie , je passe toutes les interclasses à la barre fixe pour parvenir à effectuer un demi soleil, en vain. Cent cinquante jours et des brouettes ont passé et j’ai écrit autant de lettres que j’en ai reçues, une tous les deux jours ou presque. Cette relation épistolaire occupe mes longues journées et parfois aussi mes soirées mes nuits à rêvasser. J’ai noté tant de choses qui me reviennent dans l’absence que j’en reconstitue par force comme une présence qui ne me quitte plus. six mois plus tard je retourne à la campagne, le train arrive en gare à 15h 45 pétantes, je n’ai pas prévenu mon grand père pour venir me chercher, ou alors j’ai dit que je voulais prendre mon temps, marcher, qu’il n’était pas la peine de se déranger. La vérité est que je veux jouir de mon arrivée au hameau en toute solitude. Seize heures cinquante j’y suis, j’oblique vers la maison de son père, j’aperçois deux personnes enlacées dans la cour de la ferme. Je reste un moment à observer le couple depuis l’entrée. Puis elle me voit. Elle rougit elle est confuse. Le type se retourne et c’est le gros rougeaud qu’elle détestait l’été dernier. Je lui sers la main et à elle je lui envoie un sourire un peu triste puis je détalle vitesse grand V dix-huit heure quarante cinq, on mange tôt à la campagne je ne pipe pas mot. Grand père laisse sa gitane bruler dans le cendrier cinzano, Grand mère s’endort devant la télé allumée. Soupe et jambon, deux tranches et un petit verre de blanc limé. Il faut encore se lever pour changer de chaine. Mais tout le monde est bien fatigué. Et je ne sais pas si c’est par simple mimétisme mais je me sens tellement fatigué moi aussi. Vingt deux ans plus tard j’avais toujours ce paquet de lettres d’elles plus toutes les miennes qu’elle m’avait renvoyées. A dix-heure trente du matin, je les ai brulées dans l’évier de l’atelier du peintre qu’on m’avait prêté. J’ai trouvé ça un peu douloureux sur le coup évidemment et pathétique surtout. Idiot en fait d’avoir gardé ces lettres si longtemps comme si j’espérais encore un miracle ou je ne sais quoi. j’avais l’impression d’en connaitre un rayon sur l’imagination, mais j’appelais encore ça l’amour à l’époque.|couper{180}

13 juin 2022-3

Carnets | juin 2022

13 juin 2022-2

« Si quelque chose fonctionne dans mon cas, cela fonctionne à partir du moment où, consciemment, je ne sais pas ce que je fais. […] Vous voyez, vous ne savez pas comment le désespoir dans votre travail vous amènera à prendre de la peinture et à faire presque n’importe quoi pour sortir de la formule de création d’une sorte d’image illustrative – je veux dire que je l’essuie simplement avec un chiffon ou j’utilise un pinceau ou je la frotte avec quelque chose ou n’importe quoi ou je jette de la térébenthine et de la peinture et tout le reste sur la chose pour essayer de briser l’articulation voulue de l’image, de sorte que l’image se développe, pour ainsi dire, spontanément et dans sa propre structure, et non dans la mienne. Ensuite, votre sens de ce que vous voulez entre en jeu, de sorte que vous commencez à travailler sur le hasard qui vous a été laissé sur la toile. Et de tout cela, peut-être, une image plus organique surgit que si c’était une image voulue. » — Willem de Kooning|couper{180}

Carnets | juin 2022

13 juin 2022

Atelier d'écriture , 40 jours d'écriture quotidienne|couper{180}

13 juin 2022

Carnets | juin 2022

29 juin 2022

Rentrer chez soi, revenir en arrière. Loin de l’ordinaire progression d’un point A vers un point B, il s’agit ici d’un mouvement inverse, une trajectoire qui défie la linéarité du temps et de l’espace. Mais qu’est-ce que ce « chez soi » ? Est-il un lieu, un souvenir, une sensation ? Et comment y retourne-t-on sans s’égarer dans des illusions ou des fictions personnelles ? Le concept du retour pose une question essentielle : où se situe ce point d’ancrage que nous appelons chez soi ? Ce n’est pas tant un « je » ou un « moi » qu’un espace investi de mémoire et de perception. Un immeuble, une maison, une rue peuvent fonctionner comme métaphores, des balises posées dans la brume du temps. Pourtant, cette certitude vacille : ce que nous appelons chez soi est-il tangible ou n’est-il qu’un mirage, un souvenir qui se dissout dès qu’on tente de l’atteindre ? Le retour, plutôt qu’un trajet rectiligne, prend la forme d’une spirale, une boucle où début et fin se confondent. Cette confusion, cette indistinction entre origine et destination, est une énigme persistante, un symbole dont le sens échappe toujours un peu. Ainsi, revisiter un lieu de l’enfance, c’est en réalité superposer des strates temporelles, un va-et-vient incessant entre ce qui était et ce qui est devenu. C’est précisément ce qu’offre l’exploration moderne des lieux via Google Earth. D’un clic, on retrouve une rue familière, un immeuble, un coin de trottoir autrefois anodin. Pourtant, quelque chose cloche : le marchand de couleurs a disparu, remplacé par un salon de beauté. Cette absence agit comme une révélation. Elle dévoile un paradoxe : c’est en constatant ces manques, ces ruptures dans la continuité, que le passé redevient tangible. La mémoire ne repose pas tant sur ce qui est encore là, mais sur ce qui a disparu. Rien n’est anodin dans la mémoire de l’enfance. L’attention involontaire portée à un détail - une devanture, un visage, un parfum - peut contenir en germe toute une cartographie intime. L’image d’un sourire, celui de Magali, brune aux yeux en amande, suffit à réveiller une joie ancienne, diffuse. Elle surgit comme l’eau d’une vanne de trottoir, jaillissant en spirale, incontrôlable et limpide. Les objets et les lieux deviennent alors des indices, des fragments de soi disséminés dans l’espace. L’entrepôt près des abattoirs de Vaugirard, visité enfant avec un grand-père volailleux, est un de ces lieux-clés. Désordre absolu, accumulation absurde de flippers, mannequins de cire, distributeurs de friandises et vélos désarticulés. Ce capharnaüm n’était pas une simple négligence mais un refus de l’ordre, une résistance invisible à la rationalité imposée. Un entêtement secret que l’on retrouve chez ceux qui, sans le savoir, transmettent une défiance aux générations suivantes. Entre cette obsession du retour et la quête d’un ancrage, un combat intérieur se joue : celui de l’ordre et du chaos. L’ordre imposé, celui qui classe, range, discipline. Le chaos fécond, celui qui permet l’association libre, la mémoire en mouvement. Sur un mur de cet entrepôt du passé, une affichette énonce une maxime paradoxale : Une place pour chaque chose et chaque chose à sa place. Elle provoque le rire autant que la mélancolie. Car cette phrase, en décalage avec le désordre ambiant, révèle une autre lutte : celle d’une génération ayant connu la guerre et son besoin de structurer le monde face à l’abîme du désordre. La mémoire des lieux, la spirale des souvenirs, l’obsession du détail perdu et retrouvé : tout cela compose le motif du retour. Mais au fond, qu’est-ce que rentrer chez soi ? Ce n’est peut-être pas retrouver un point fixe mais accepter la mouvance, s’accorder au dialogue entre ce qui fut et ce qui demeure. Accepter aussi que le chez-soi n’est pas toujours un lieu, mais une langue, une musique intérieure qui nous accompagne et nous façonne. Dans cet exercice de retour, l’écriture se fait passage. Elle transforme les vestiges du passé en matière vivante, digérant les strates du souvenir pour en restituer la poésie et l’énigme. Revenir chez soi, c’est peut-être avant tout prêter attention. Observer, écouter. Et à travers cette attention, entendre enfin ce qui, depuis toujours, tente de nous parler. Illustration Paul Klee , La spirale du temps|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | juin 2022

28 juin 2022

Ce n’est pas la rue de la Gaîté de Perec. Il y a longtemps que je n’habite plus Paris, sinon j’aurais sans doute tenté le coup des enveloppes, le jeu du découpage entre réel et imagination. Mais tout ce que j’ai aujourd’hui, c’est Google Earth et une mémoire vacillante. La mémoire, c’est pour ça que je m’appuie sur des photographies. Mais même avec des photographies, la mémoire reste capricieuse. J’essaie, on verra bien. Des bribes, des fragments, au fur et à mesure, dans l’ordre où ça me revient. La ville commence sous les pneus de la voiture qui roule sur les pavés. À l’époque, on ne disait pas encore « véhicule ». Les pavés résonnent sous les roues : tougoudougoudou, tougoudougoudou. On tourne, on va tout droit, encore et encore. Tougoudougoudou. Puis on ralentit. Une voix dit : « On arrive. » Une autre répond : « Merde, il n’y a encore pas de place. » Alors, on se gare en double file pour décharger les valises. La rue Jobbé Duval est en pente. On entend le frein à main, suivi du bruit sourd d’une vitesse qu’on engage avant de couper le moteur. Pas longtemps. Il faut faire vite. Klaxon d’un camion, peut-être un de ces énormes camions poubelle. Une portière claque, le moteur redémarre. Une odeur d’essence flotte un instant avant d’être recouverte par celle de la ville. L’odeur de Paris. Indéfinissable, mais unique. Quelques arbres chétifs jalonnent maintenant la rue. Autrefois, il n’y en avait qu’un. Un seul, dont le tronc s’enracinait au centre d’une plaque de fonte ornée de motifs amusants, géométriques, vaguement floraux, peut-être inspirés des feuilles d’acacia. On en trouvait le long du canal, dans l’Allier. Une plaque circulaire en fonte, comme celles que l’on forgeait autrefois, peut-être à l’époque de l’Art nouveau, quand les fonderies n’étaient pas encore des salles de spectacle, des musées ou des cinémas. On ne pose plus ce genre de plaque ouvragée, cernée d’un fin liseré de pierre taillée. Pourtant, elle était là, sur un îlot discret, au beau milieu de la rue Jobbé Duval, qui commence rue des Morillons et finit rue Dombasle, à moins que l’on prenne la rue dans l’autre sens. Autrefois, ce petit arbre chétif était le seul. Pas de bancs pour s’asseoir. Aujourd’hui, ils ont planté d’autres arbres. Tout aussi chétifs. Et ils ont ajouté un banc. Qui vient s’asseoir ici ? En tout cas, c’est à cet endroit, là où la rue s’évase légèrement, qu’elle forme une sorte de place. Une place sans nom. Au 15 bis de la rue Jobbé Duval, une lourde porte se pousse après qu’on a pressé un petit bouton dépassant d’une plaque dorée. Un bruit long de grésillement accompagne l’ouverture. Mais la porte ne s’ouvre pas seule. Il faut la pousser. Elle est lourde. Tout en haut de l’immeuble habitent ceux qu’on vient voir. Pour les atteindre, il faut traverser un couloir bordé de miroirs. On se voit dans la glace, puis dans l’autre glace. Puis on pousse une seconde porte, vitrée, bien plus légère. Derrière, la loge des concierges, les Gassion. Monsieur et Madame Gassion. Sur leur porte, un rideau. Sur le rideau, une fausse cigale en plastique. Quand on toque pour dire bonjour, un bruit de cigale retentit, suivi du gazouillement d’un canari jaune dans une cage métallique. La cigale est fausse. Le canari, lui, est bien réel. Avant de monter les sept étages par l’escalier recouvert d’un tapis rouge sentant l’encaustique et le café, on peut emprunter l’ascenseur, coincé sous la volée de marches. À l’angle de la rue Jobbé Duval et de la rue des Morillons, il y a une boulangerie. Si l’on remonte, elle est à gauche. Si l’on descend, elle est à droite. Sa devanture n’a presque pas changé. Certaines choses changent dans la rue Jobbé Duval, d’autres non. Le marchand de couleurs a disparu, remplacé par un salon de beauté. Mais la boulangerie est toujours là. Ses propriétaires ont changé. La disposition des étals à l’intérieur aussi. Avant, sur la gauche en entrant, un présentoir rappelant celui des parapluies accueillait des « surprises » : des petits paquets remplis de papier journal chiffonné et, au centre, un jouet en plastique. Il y avait aussi, si je me souviens bien, des bonbons. Illustration : Edouard Léon Cortès, Boulevard des Italiens sous la pluie|couper{180}

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Carnets | juin 2022

27 juin 2022

C’est dans cet entre-deux, entre l’implicite et l’explicite, que j’habite. Écrire m’aide, sans doute, à mieux comprendre cette distance qui sépare ces deux notions. Et donc, à mieux mesurer mon propre espace. Souvent, comme dans la vraie vie, cet espace est réduit, exigu, mais j’essaie toujours d’en repousser les murs, à ma guise. Même la notion d’exiguïté, qui semblerait évidente pour chacun, devient alors matière à questionnement. Cela revient à interroger notre compréhension, à la fois collective et intime, de l’espace en général. Toutes ces chambres d’hôtel où j’ai passé une grande partie de ma vie, je ne les ai pas choisies par hasard. Ce n’était pas une fatalité, même si parfois, par lassitude, j’ai renoncé à en sonder les véritables raisons. Même si, parfois, je m’en suis plaint, cherchant à me glisser dans la peau d’un personnage dostoïevskien, seule l’imagination aura été responsable de cette plainte. Pourtant, si je réfléchis aux bénéfices que j’ai pu tirer d’habiter ainsi dans une métaphore de l’exiguïté et de l’enfermement, je pourrais bien être surpris par ce que j’y découvrirais. Créer justement un espace propice à la création : voilà l’essentiel. Le seul qui, comme un port d’attache, me permette de naviguer entre l’implicite et l’explicite. D’explorer ces territoires comme on explore des pays étrangers, puis de revenir en ce point d’ancrage pour mieux en comprendre la géographie, l’économie, la politique, leurs autochtones, leurs mœurs… Un ethnologue de l’invisible. Tout nous semble si évident lorsque nous vivons sans y penser, sans considérer qu’un jour nous allons mourir. Cette évidence, depuis toujours, me paraît suspecte. Comment pouvons-nous nous enfoncer ainsi dans cette acceptation tacite, ce déni collectif de l’implicite ? Et alors, de quoi est constitué, en creux, tout l’explicite, quand nous vivons dans une telle inconscience de l’implicite ? Je viens de découvrir un texte de Fabienne Swiatly, extrait de son livre Elles sont en service, que François Bon nous a proposé dans le cadre de l’atelier d’écriture #40jours la ville. Ce sont des portraits de femmes sur leurs lieux de travail, écrits avec une contrainte : un nombre de mots limité à 70 ou 90 tout au plus. Sous cette forme de courts paragraphes surgissent des vies entières. En si peu de mots, on ressent la contrainte sociale, la violence du monde. L’accumulation de ces textes produit un effet troublant : sans grand discours, avec une économie de moyens, ces portraits deviennent de grandes pièces. En tant que peintre, j’y vois de gigantesques tableaux, d’immenses formats. J’ai aussi envie de partager le blog La trace bleue : 🔗 https://latracebleue.net/index.php Et puis soudain, je me rends compte que ce qui me touche dans le texte de Fabienne Swiatly, c’est qu’elle est née en 1960. Son langage m’est compréhensible, aussi bien dans l’implicite que dans l’explicite. Une limpidité qui me secoue, qui m’étreint. Illustration : Hans Holbein Le Jeune, Les ambassadeurs 1533|couper{180}

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