Ce n’est pas la rue de la Gaîté de Perec. Il y a longtemps que je n’habite plus Paris, sinon j’aurais sans doute tenté le coup des enveloppes, le jeu du découpage entre réel et imagination. Mais tout ce que j’ai aujourd’hui, c’est Google Earth et une mémoire vacillante. La mémoire, c’est pour ça que je m’appuie sur des photographies. Mais même avec des photographies, la mémoire reste capricieuse. J’essaie, on verra bien. Des bribes, des fragments, au fur et à mesure, dans l’ordre où ça me revient.
La ville commence sous les pneus de la voiture qui roule sur les pavés. À l’époque, on ne disait pas encore "véhicule". Les pavés résonnent sous les roues : tougoudougoudou, tougoudougoudou. On tourne, on va tout droit, encore et encore. Tougoudougoudou. Puis on ralentit. Une voix dit : "On arrive." Une autre répond : "Merde, il n’y a encore pas de place." Alors, on se gare en double file pour décharger les valises. La rue Jobbé Duval est en pente. On entend le frein à main, suivi du bruit sourd d’une vitesse qu’on engage avant de couper le moteur. Pas longtemps. Il faut faire vite. Klaxon d’un camion, peut-être un de ces énormes camions poubelle. Une portière claque, le moteur redémarre. Une odeur d’essence flotte un instant avant d’être recouverte par celle de la ville. L’odeur de Paris. Indéfinissable, mais unique.
Quelques arbres chétifs jalonnent maintenant la rue. Autrefois, il n’y en avait qu’un. Un seul, dont le tronc s’enracinait au centre d’une plaque de fonte ornée de motifs amusants, géométriques, vaguement floraux, peut-être inspirés des feuilles d’acacia. On en trouvait le long du canal, dans l’Allier. Une plaque circulaire en fonte, comme celles que l’on forgeait autrefois, peut-être à l’époque de l’Art nouveau, quand les fonderies n’étaient pas encore des salles de spectacle, des musées ou des cinémas. On ne pose plus ce genre de plaque ouvragée, cernée d’un fin liseré de pierre taillée. Pourtant, elle était là, sur un îlot discret, au beau milieu de la rue Jobbé Duval, qui commence rue des Morillons et finit rue Dombasle, à moins que l’on prenne la rue dans l’autre sens. Autrefois, ce petit arbre chétif était le seul. Pas de bancs pour s’asseoir. Aujourd’hui, ils ont planté d’autres arbres. Tout aussi chétifs. Et ils ont ajouté un banc. Qui vient s’asseoir ici ? En tout cas, c’est à cet endroit, là où la rue s’évase légèrement, qu’elle forme une sorte de place. Une place sans nom.
Au 15 bis de la rue Jobbé Duval, une lourde porte se pousse après qu’on a pressé un petit bouton dépassant d’une plaque dorée. Un bruit long de grésillement accompagne l’ouverture. Mais la porte ne s’ouvre pas seule. Il faut la pousser. Elle est lourde. Tout en haut de l’immeuble habitent ceux qu’on vient voir. Pour les atteindre, il faut traverser un couloir bordé de miroirs. On se voit dans la glace, puis dans l’autre glace. Puis on pousse une seconde porte, vitrée, bien plus légère. Derrière, la loge des concierges, les Gassion. Monsieur et Madame Gassion. Sur leur porte, un rideau. Sur le rideau, une fausse cigale en plastique. Quand on toque pour dire bonjour, un bruit de cigale retentit, suivi du gazouillement d’un canari jaune dans une cage métallique. La cigale est fausse. Le canari, lui, est bien réel.
Avant de monter les sept étages par l’escalier recouvert d’un tapis rouge sentant l’encaustique et le café, on peut emprunter l’ascenseur, coincé sous la volée de marches.
À l’angle de la rue Jobbé Duval et de la rue des Morillons, il y a une boulangerie. Si l’on remonte, elle est à gauche. Si l’on descend, elle est à droite. Sa devanture n’a presque pas changé. Certaines choses changent dans la rue Jobbé Duval, d’autres non. Le marchand de couleurs a disparu, remplacé par un salon de beauté. Mais la boulangerie est toujours là. Ses propriétaires ont changé. La disposition des étals à l’intérieur aussi. Avant, sur la gauche en entrant, un présentoir rappelant celui des parapluies accueillait des "surprises" : des petits paquets remplis de papier journal chiffonné et, au centre, un jouet en plastique. Il y avait aussi, si je me souviens bien, des bonbons. Illustration : Edouard Léon Cortès, Boulevard des Italiens sous la pluie