avril 2023
Carnets | avril 2023
04 avril 2023
Lecture de Rabelais, souvenir de Musil, pensée du chat maigre et digestion lente du désastre : ce journal du 3 avril explore la perte de repères, la fragmentation, le doute, avec l’humour grave d’un homme à l’écoute du monde — même quand il est en miettes.|couper{180}
Carnets | avril 2023
Peindre la ville
L’idée classique de la peinture de paysage dissimule une bonne part de ce que sont la ville, la campagne dans notre présent. Comment regardons-nous ces deux entités, sinon comme on nous a appris à les regarder ? Peut-être faut-il parfois effectuer un pas de côté, se déconnecter du passé, adhérer enfin au présent. Peut-être faut-il revoir notre copie en tant que peintre, et s’arrêter quelques instants pour aller à la rencontre de ce qui se crée aujourd’hui et qui raconte aussi une histoire de la ville ou de la campagne. Une histoire tout aussi importante, pertinente, que celle qui nous fut racontée par les plus grands peintres du paysage autrefois. Parmi les artistes les plus reconnus actuellement, Mark Bradford propose sa propre idée de la ville. L’une de ses œuvres, Scream, réalisée en 2015, a été vendue 4,3 millions $ chez Sotheby’s. La plupart de ses travaux sont monumentaux et constitués de matériaux de récupération (du papier notamment) que Mark trouve autour de son atelier. Natalie Obadia, une des actrices majeures de l’art contemporain – puisqu’elle fut durant plusieurs années vice-présidente du Comité professionnel des galeries d’art, connue pour ses galeries à Paris et Bruxelles, et notamment la représentation du travail de Martin Barré – a déclaré en 2019 que Mark Bradford était l’un des plus grands artistes contemporains. Mark Bradford est Américain, né en 1961 à Los Angeles. Il a obtenu un BFA (1995) et un MFA (1997) du California Institute of the Arts de Valencia. Bradford transforme des matériaux récupérés dans la rue en collages et installations de la taille d’un mur, qui répondent aux réseaux impromptus – économies souterraines, communautés de migrants ou appropriation populaire d’espaces publics abandonnés – qui émergent dans une ville. S’inspirant de la composition culturelle et géographique diversifiée de sa communauté du sud de la Californie, le travail de Bradford puise autant dans son parcours personnel – en tant que coiffeur de troisième génération – que dans la tradition de la peinture abstraite développée dans le monde entier au XXe siècle. Les vidéos de Bradford et les collages de papier multicouches, ressemblant à des cartes, font référence non seulement à l’organisation des rues et des bâtiments du centre-ville de Los Angeles, mais aussi à des images de foules, allant des manifestations pour les droits civiques des années 1960 aux protestations contemporaines concernant les questions d’immigration. Mark Bradford a reçu de nombreux prix, dont le prix Bucksbaum (2006), le prix de la Fondation Louis Comfort Tiffany (2003) et le prix de la Fondation Joan Mitchell (2002). Il a été inclus dans des expositions majeures au Los Angeles County Museum of Art (2006), au Whitney Museum of American Art à New York (2003), à REDCAT à Los Angeles (2004), et au Studio Museum à Harlem, New York (2001). Il a participé à la 27e Biennale de São Paulo (2006), à la Biennale de Whitney (2006), et à « inSite : Pratiques artistiques dans le domaine public » à San Diego (Californie) et Tijuana (Mexique) en 2005. Bradford vit et travaille à Los Angeles. Et pourtant, personne ne connaît cet artiste – notamment parmi mes élèves – et souvent, au-delà de la sphère de mes ateliers, personne ne connaît Mark Bradford. Comme personne ne connaît Amy Sillman, Gerhard Richter, Julie Mehretu, Wade Guyton, Tauba Auerbach, Gunther Förg, Katharina Grosse, Sterling Ruby, Charline Von Heyl. Les plus grands noms de l’art contemporain dans le domaine de l’abstraction sont pour le public totalement inconnus. Ils ne le sont que pour une minorité d’amateurs d’art, de galeristes, de marchands et de collectionneurs. N’est-ce pas stupéfiant ? Il y a un abîme entre le public et l’art contemporain. Peut-être en a-t-il toujours plus ou moins été ainsi. Peut-être que Léonard de Vinci, Lippi, Botticelli ne furent connus à leur époque que par une élite. Peut-être que la notoriété met du temps à pénétrer le goût des foules. Peut-être aussi que tout dépend de la manière dont on communique sur l’art, suivant les époques. Peut-être aussi que parfois, l’art est encore trop souvent réservé à une toute petite minorité. L’art contemporain est ignoré par la plupart des gens, soit parce qu’on n’en parle pas suffisamment dans les médias classiques, soit parce qu’il faut faire un effort pour s’y intéresser, et que lorsqu’on s’y intéresse, le parcours pour obtenir des informations n’est pas toujours aisé. Il y a peut-être encore une raison supplémentaire que j’observe en me promenant sur le Net à la recherche d’informations sur ces artistes : leur appartenance à des minorités sexuelles, au mouvement queer, au féminisme (et oui, encore au XXIe siècle), leur opposition au consensus du genre, leurs opinions politiques. La question à se poser ensuite, c’est pourquoi ces artistes sont remarqués par les galeristes, par les collectionneurs, souvent proches du monde de la finance, de l’argent, du luxe. À mon avis, c’est parce qu’une minorité se reconnaît plus ou moins dans une autre. Mais ce n’est évidemment que mon humble avis. N’empêche qu’il existe bel et bien un art contemporain dans le domaine de la peinture abstraite – une prolongation d’une histoire, une lignée – qui se tient au-delà des clivages politiques, même si elle les met parfois un peu plus en exergue. Cette histoire nous enrichit, nous propose de voir le monde différemment, de changer le monde en même temps que de regard. Ce n’est pas spectaculaire. C’est quelque chose de progressif, de lent. Et puis, quand une génération pense avoir compris le travail d’un artiste, une autre vient plus tard, le revisite, trouve encore autre chose, en adéquation avec sa propre actualité. (Notamment le cas Obadia-Barré.) Dans le fond, quand je repense aussi à cette bonne idée d’avoir désiré participer à un atelier d’écriture – cela commençait par écrire sur la ville –, une boucle se boucle. Ce que j’ai appris dans cet atelier, c’est qu’il faut sans cesse avoir l’envie de renouveler son regard, de se remettre en question sur notre façon d’interpréter le réel, que celui-ci soit au présent, au passé ou au futur. Écrire la ville n’est pas différent de peindre la ville. Il s’agit de le faire simplement, avec son temps, avec les moyens mis à notre disposition – même s’il s’agit de très peu de choses, de matériaux de récupération, d’un vocabulaire pauvre. Peut-être aussi que le point commun, celui qui pousse les artistes, les écrivains par-delà les générations, est aussi une chose très simple : ôter de soi la complication, chercher à examiner de quoi elle est constituée, trouver la simplicité, rendre compte d’une émotion le plus simplement possible.|couper{180}
Carnets | avril 2023
Ponctuation, silences, corps
Des gens très bien qui peuvent vivre sans ponctuation. Les Grecs, par exemple, avant qu’ils ne s’amusent à séparer les mots grâce aux blancs. Par exemple. Ensuite, à quoi ça sert de ponctuer ? Y a-t-il encore suffisamment de typographes, d’éditeurs, qui s’en soucient, puisque ce sont eux au final qui ponctuent à la place des auteurs ? Nous serions dépossédés du pouvoir de ponctuer vraiment, comme de tout pouvoir de pondération ? L’auteur devenu quantité négligeable dans le grand univers des rotatives ? Il faut parfois lui flanquer un point sur le i, une barre au t, et bien d’autres petits signes caractéristiques et autres pattes de mouche, et des virgules, et des points-virgules, et encore, quand ce ne sont pas ceux d’interrogation ou d’exclamation ! De plus, en matière de ponctuation, il semble que chacun désormais n’en fasse plus qu’à sa tête, ou à sa guise – c’est devenu semblable – que tout le monde, à part les experts, les aficionados de ce code ésotérique, voire hermétique – jugulaire jugulaire – s’en foute. Ceci dit, on peut tout de même en parler, un peu, de la ponctuation comme de la pondération, du poids des mots, sans le choc forcément des photos, des images, du paraître. S’en parler à soi-même déjà, faire le point sur la ponctuation. Tu ne sais pas ponctuer, pas plus que pondérer tes propos, c’est un fait désormais avéré. Tu es excessif en quasiment tout, surtout en mauvaise foi, ou alors le contraire d’un seul coup. Gouffres et sommets depuis toujours, et il en sera probablement ainsi jusqu’à la fin des fins. La ponctuation est-elle en relation avec la pondération ? C’est drôle que ça vienne soudain s’inscrire ainsi en tout cas, si tu ne l’avais pas écrit tu n’y aurais pas pensé. Une écriture pondérée, bien ponctuée, claire, compréhensible par le plus grand nombre. Servile. Ou qui se moque de la pondération, de la clarté, de la ponctuation, comme du monde dans son ensemble. Une écriture de pitre pitoyable ou de génie, quelle importance de se soucier de l’intersection – mauvais génie, mauvais daemon – Une écriture qui ne tient compte que de sa propre règle, qui s’invente au fur et à mesure, au fil de l’eau. Reprends ça, ne lâche pas l’affaire, tu tiens sûrement quelque chose, il faut juste fatiguer les doigts, sentir le corps au-delà de toutes ces foutaises – ton corps – au-delà de la ponctuation, au-delà de la pondération, au-delà de la compréhension, au-delà de tous les silences – mon corps – sans majuscule, tout minuscule comme il se doit, au-delà des silences, mon corps… Que dire sur le corps qui ne soit pas encore un discours vide, un discours pour discourir, un discours sans substance véritable, un discours à côté de la plaque ? Que dire pour retrouver le corps, lui laisser la parole ou – un vrai silence ? – Rien. Il ne faut surtout pas t’en mêler. Attendre, ne pas se presser, écouter, lire, relire, se relire, observer comment il réagit à toutes ces choses que tu mets en place pour lui couper la parole, pour le bâillonner : tous ces obstacles, tous ces silences, toutes ces pensées, tous ces rêves, tous ces cauchemars, tous ces désirs, toutes ces frustrations, toutes ces opinions, tous ces sentiments. Oui, ce sont bien des silences terrifiants qu’ainsi tu opposes à un autre silence : ton corps et toi, un dialogue de muets. À moins que ça ne soliloque. Mais qui parle ici, en nos noms ? L’égocentrique, le narcissique, l’enfant, l’adolescent, le vieux, l’âme, l’esprit, la prétention, l’orgueil, la tristesse, le malheur, la souffrance d’être ainsi dissocié du monde comme dissocié de mon corps, cet inconnu. Car, quel que soit ce que tu veux penser comme corps, tu ne fais jamais que de le penser, sans plus rien sentir. Comme si, toute la journée, moi et mon corps, tel que moi l’imagine, comme si tout cela n’était qu’une suite de silences empilés, chaque jour, jour après jour, comme des briques, pour fabriquer un mur. Un mur entre moi et moi, entre mon corps et mon corps, entre le mot et l’objet, le mot et le sujet. Ce qui, au bout du compte – penses-tu ? veux-tu ? rêves-tu ? te mens-tu ? – fera disparaître tout sujet pour de bon. Une vie imaginaire VS une vie réelle. Un jeu de ping-pong. La mort gagne. C’est elle qui remporte le pompon. Une vie dans laquelle la joie comme la souffrance ne sont plus que des données pour alimenter l’avatar, une existence parallèle, virtuelle. Cette possibilité existe : de passer toute une vie à côté de mon corps, de ne pas le voir, de le mépriser, d’en être si déçu (surtout à partir de la cinquantaine). Mais de quel corps parles-tu encore, que tu ne saches rien ou tout ? Tu t’imagines, c’est plus fort que toi, mais à la fin c’est le corps qui gagne, quand il te lâche. Quand il se lâche lui-même. Il te lâche déjà, celui que tu nommais mon corps et qui ne fut qu’enveloppe vide, courrier mal adressé, courrier qui ne s’adresse à personne, dont l’expéditeur n’est personne également. Retour à l’envoyeur. Il est tout à fait possible de passer à côté de cette réalité une vie entière, en s’illusionnant, en se créant un corps à son propre corps défendant, en même temps qu’une mauvaise foi en cette réalité. Et si tu commences à t’interroger ce matin sur la ponctuation, sur la pondération, sur le poids des choses, est-ce que tu ne te sens pas proche soudain d’évoquer un autre poids, celui dont tu évites de peser l’existence : mon corps ? À qui appartient-il vraiment ce corps, si tu lui retires tout ce qu’il n’est pas, ne sera jamais ? Et encore faut-il utiliser le bon verbe, la bonne ponctuation, pour se poser les bonnes questions, celles surtout qui ne demandent pas de réponse. À qui est le corps ? Cela revient au même. Avoir, appartenir, posséder, tous ces termes si détestables, qui sont devenus tellement détestables avec le temps. Mon corps et le temps, mon corps et mon temps, deux illusions. Tu te compliques tellement la vie pour ne pas voir que tu es un corps, avant d’être ce que tu crois être, penser, parler, faire, vivre. Tu t’inventes sans relâche quantité de mensonges pour ne pas voir – en face – la matière dont tu es constitué. Tu crées des profils, des avatars, des personnages, et même des auteurs, chaque jour différents, pour fuir la réalité de mon corps, la réalité de ma mort, la fatalité, l’inéluctabilité qu’entraînent aussitôt ces deux mots : corps et mort. Dans le vaste ciel plane, effectue des spirales, le cormoran. Pâques est passé et rien. Pas de renaissance cette fois. Pas d’illusion. Pas d’espoir. Pas de simagrée, pas d’entourloupette. Peut-être que, finalement, tu te rapproches du corps. Tu deviens un peu plus chaque jour mon corps. Tu es le corps, comme tu es la mort. Sauf que la vie attendue (en échange, comme dans tout bon deal) ne vient pas, cette fois. Tu coules à pic dans ce corps-à-corps, dans l’abîme de l’insignifiance des idées, des pensées, et cette fois le ridicule ne te sauvera pas. Tu ne pourras pas te cacher derrière le ridicule, l’éprouver avec délice comme s’il s’agissait de renaître grâce à lui, comme après chaque trempe qui te laisse au sol quelques jours, quelques mois, mais dont tu as pris le pli de toujours te relever. Marche ou crève. Mon corps, encore. Il a toujours été là, avec lui-même. Si seul avec lui seul. Mon corps. Quelques intersections avec le corps d’autrui n’ont jamais permis l’oubli vraiment. Sauf ces vertiges délicieux et effroyables qu’offrent toute intersection, tout croisement, tout carrefour. Le choix d’une route comme d’un corps à prendre. Déplacement du corps, s’asseoir, s’allonger, se remettre debout, marcher encore, apprendre ainsi le pas, la cadence, arpenter. Partir de la ponctuation et parvenir soudain à cet exercice d’écriture ne te fait pas ciller, mon corps, plus à présent. Dans le grand flux général, les prétextes comme les vérités, l’insignifiant comme l’important, l’utile et l’inutile, semblent enfin (à jamais ?) gommés, si enfin mon corps me pardonne, mon corps se pardonne, mon corps bouge, mon corps danse, mon corps jouit, mon corps se gave, mon corps s’illumine, mon corps lévite, mon corps, dans le temps qui lui reste, avant de s’effondrer en cendres, en poussière, avant d’être emporté sous terre, ou aux quatre vents, ou sur la mer, ou dans l’azur, ou mangé, ou avalé sans y penser, ou mon corps et moi, amis enfin dans l’heure de tous les renoncements ; nous récupérerons l’espoir fou d’être voués au Grand Corps, celui qui ne sera pas pensé unique, mais sidéral, grand, uni, vers, déesse Mère, papa Père, enfin bref, tout ce qui restera derrière. Derrière les silences, mon grand corps, à l’aise pour se détendre enfin, se dilater à l’infini, le repos sans virgule, ni point, ni pondération, ni ponctuation.|couper{180}
Carnets | avril 2023
La disparition
Le moi est haïssable, c’est entendu. Tellement que ça devient tendance. Sacré Blaise, va. Mais à force de vouloir s’en passer, on frôle parfois la farce, le théâtre grotesque. Une vraie bouffonnerie. Le nombre de ceux qui écrivent en traquant la première personne du singulier m’interloque. M’étonne. M’agace. À la longue, m’horripile. Et cette pseudo-disparition du « je » ne fait souvent que le renforcer — surtout quand on regarde de près ce qui se dit. « Ai cru bien faire. Verrai si demain pourrai mieux. Ai lu jusqu’au bout, adoré. » Tu parles d’un effacement. Alors non, je garde mon « je ». N’en déplaise aux ayatollahs de la littérature. Encore une fois, il y a l’esprit et il y a la lettre. Parfois mal adressée, mal reçue ? Va savoir. Et parfois, mieux vaut se taire que faire semblant de parler, même si l’on a l’air d’avoir tordu le cou au « je ». Le « je » reste une zone de turbulence tant qu’on n’a pas traité ce qu’il charrie. Le supprimer ne résout rien. Il faut surtout dissiper la difficulté d’être — et, si possible, y prendre plaisir. Prendre du recul sur soi, ce n’est pas fuir le moi : c’est tenter de le voir tel qu’il est, non tel qu’on voudrait qu’il soit. C’est une fois vu qu’on commence à voir. Et si l’on me parle de timidité ? Je rétorque : orgueil mal placé. Rien de plus.|couper{180}
Carnets | avril 2023
mystère du nom
Si nommer est un pouvoir, être nommé peut être une bénédiction et une malédiction. Tout changement procure un espoir et une crainte. Changer de nom, prendre un pseudonyme, un nom d'artiste par exemple, m'a toujours posé problème. Il en allait d'une responsabilité sur quoi ne pas faillir : assumer le nom donné comme on assume le monde donné. Car qui suis-je, ce fut toujours ce que je me disais quand j'y pensais, pour avoir le pouvoir, l'intelligence, la perspicacité nécessaires à modifier quoi que ce soit du donné. Ne serait-ce que remettre en question ce qui est donné pour réel, pour réalité. La « remise en question » est une expression perturbante. La question est toujours là. Il est possible que, plus d'une fois, on ait eu le sentiment de l'avoir résolue, mais en vérité pas tant que ça, puisque l'on éprouve cette envie régulière de la remettre en question. Remettre l'ouvrage sur le métier cent fois — et bien plus — fut l'un des principes fondamentaux de mon éducation. Le travail est ainsi associé à la répétition d'une tâche, toujours la même, à l'infini, dans un cadre de quatre saisons. Un programme implanté de longue date par des générations passées d'ouvriers, de journaliers, constituant les deux branches maîtresses de l'arbre généalogique familial. Changer de nom, c'est changer d’arbre : c’est à la fois perdre ses racines et leur porter atteinte. En y réfléchissant, mon amour des forêts, des arbres, vient peut-être d'une forme sublimée de résignation. Ne pouvant fuir un arbre, ni le couper, ni le brûler, autant remettre cent fois l'ouvrage sur le métier pour apprendre à l’adorer. Pour ne pas perdre son nom, inventer un amour en grande partie factice, ruser. N'est-ce pas aussi ce qui parachève le statut de chevalier chez Cervantes ? Après avoir dégotté une rosse comme monture, après s'être affublé d’un nom, d’une patrie, Don Quichotte invente sa Dulcinée de Toboso. C’est peu après qu’il pourra entamer ses différentes métamorphoses — du chevalier à la triste figure à Alonzo. Ce sera aussi l’apprentissage de ce que peut dissimuler — en premier lieu à soi-même — l’usage d’un nom dont on est affublé, et qui va avec une réalité de même nature. Apprendre à vivre dans un nom donné, c’est prendre à son compte la perception, faite de mensonges et de vérités, du monde dont est issu ce mot, ce nom. Dans ce cas, l’écarter ne peut s’effectuer qu’une fois que l’on en aura fait cent fois le tour, pour être bien certain de ne rien avoir oublié d’explorer, de comprendre, de connaître. L’espoir est tout entier ramassé dans le cent unième tour, dans la confiance aveugle attribuée à l’éclosion des œufs. Écrire, c’est donc tenter de nommer l’existant — et comme il est innombrable, proche d’innommable, comment sélectionner ce qu’on écrit ? Quelle importance va-t-on donner à ces choses, pour les extirper en premier lieu de ce que l’on considère important, banal, heureux, malheureux, etc. ? J’ai toujours pensé qu’il fallait se mettre au service de cette parole en soi qui désire s’exprimer telle qu’elle est, en premier lieu, afin de mieux pouvoir l’étudier. La difficulté est qu’on ne peut en même temps écrire et étudier ce qui s’écrit, et que l’on doive remettre cette seconde opération à « plus tard ». L’urgence de la chose qui s’écrit est si impérieuse qu’elle relègue cette opération dans une temporalité plus fantasmée que probable. Un pays que l’on s’invente pour jamais n’y parvenir. Et dont, ainsi, sera maintenu un fantasme de virginité, comme l’effroi de la perdre.|couper{180}
Carnets | avril 2023
notes de lecture
Arrêt de bus lycée du Futuroscope, une vingtaine de minutes d'attente. Un bon week-end passé à deux, avec beau temps, et arbres en fleurs. Tout s’est bien déroulé, l'état d'esprit y est pour beaucoup. Mettre les soucis de côté, se rendre disponible, partager des silences et des rires, avec ce qu'il faut aussi de repli chacun pour recharger les batteries. Les enfants de 10 ans n'ont rien à voir avec l'enfant que j'étais à leur âge. Chaque génération nouvelle, hormis tout le mal qu’on peut dire ou penser du monde, effectue un saut quantique. On ne peut plus comparer les façons d’être, de raisonner ; on ne peut que les observer, en être parfois surpris, voire atterré. Mais c'est une affaire de lunettes : il faut penser à en changer, voir autrement sans comparer, ce qui n’est bien sûr pas facile. Je continue le livre d'Alain Ouaknin, Bibliothérapie, lire c’est guérir. Tout semble si juste concernant la notion de cercle, d'enfermement, le paradoxe que produit celui-ci : la sécurité, l'intégration au groupe, au dépens d'une forme d'identité, de liberté. Tout cercle produit ainsi un double mouvement centrifuge et centripète. Même un cercle où il serait question d'écriture, de lecture. Sans doute est-ce la raison principale qui explique ma volonté permanente de contradiction à l'intérieur de tout groupe, cercle — et à la fin, quand je sens que je dérange trop, que rien ne bouge, je m’éclipse. Mais pour m’enfermer presque aussitôt dans la solitude et l’auto-flagellation. Ce que je trouve de moins en moins rigolo, au bout du compte. Mais pourquoi voudrais-je que tout s’achève perpétuellement en blague, en farce, en comédie ? Plus jeune, je me ruais sur l’ironie comme un naufragé vers une bouée, mais la tristesse de celle-ci me semble tellement inutile désormais. Quitter joyeusement un groupe, un cercle — voilà ce qu’il faudrait toujours ne pas oublier de faire. Parvenus à la gare de Poitiers, le train pour Massy a plus d’une heure de retard prévue… encore un cercle : soixante-dix minutes, quatre mille deux cents secondes, combien de battements de cœur, combien d’étincelles susceptibles de créer une petite joie pour s’en sortir… ? À part continuer de lire, d’écrire, je ne vois pas autre chose. M. est fatigué, il joue sur sa tablette, s’agace ; je décide de ne pas m’en mêler. En deux jours, nous n’avons pas parlé de grand-chose. Nous avons été ensemble, voilà tout. On a ri, beaucoup. J’espère que ce sera pour lui un bon souvenir. Mais qu’est-ce qu’un bon souvenir ? C’est encore un concept que j’invente d’après mes bons souvenirs — ceux réels et surtout ceux fantasmés, déformés… Et cette question en suspens : à quoi ça rime ? Dans le Quichotte de Cervantes, de quoi est-il vraiment question sinon de nommer quelque chose — et surtout d’accepter que cette nomination soit fluctuante. Il ne s’agit ni plus ni moins que de « la sagesse de l’incertitude ». Accepter le fait que rien ne soit certain, pas même l’incertain — n’est-ce pas une piste intéressante pour s’évader de tout cercle, toute prison ou dépression ? Vouloir nommer les choses et accepter simultanément que ce soit subjectif, faux, fluctuant, en suspens, provisoire… Ainsi, choisir le bon mot demande d’avoir pesé tous les pour ainsi que les contre, et de rester, malgré tout, dans un doute raisonnable. Se laisser la possibilité de changer d’avis sur un mot. D’où la relecture, encore une fois. Et aussi la forme en rond, de cercle, provenant d’une décision — soudain bizarre — qui pousserait à ne pas vouloir se relire. Bonne ambiance dans la voiture 8 du Ouigo : une bande de filles, la trentaine, certainement éprouvées par le retard, rivalisent de blagues crues. M. est absorbé dans un jeu sur sa tablette. Il n’a presque plus de batterie. On prendra un Uber à Massy pour rejoindre Le Mée-sur-Seine, ça ira plus vite que de reprendre un RER via Les Halles à Paris.|couper{180}
Carnets | avril 2023
10 avril 2023
Le dit c’est l’ennemi, ça c’est dit, contredire le dit est toujours possible, il est possible de redonner ainsi au verbe une dynamique, un vecteur, tu dis un truc et paf ! tout de suite dans la foulée, tu te contredis. Et vois là-bas ce qu’ils font du dit, ils dépècent les carrières de marbre, les forêts de chênes, pour graver des signes bien jolis mais qui n’ont pas de sens. Une fois que j’ai dit ça, c’est comme si je n’avais rien dit. Si personne ne vient me contredire, je crois que ça restera en l’état. Il y a bien des états dits de droit, des états de dits, pourquoi n’y aurait-il pas des états de contredit, de non-dit. des états sans foi ni loi comme dans les jours d’aujourd’hui. Surtout au printemps tout le monde dit comme c’est beau ici c’est le printemps tu as vu, il faut beaucoup de réflexe, un entraînement de chaque jour, chaque minute, pour oser dire et sans ciller -non je n’ai rien vu. Rien du tout. Histoire de donner une mince chance à la conversation, ou au moins à la contradiction. Mais tout le monde s’en fout, chacun s’en va dans son printemps à soi, hypnotisé par sa propre idée du beau, du renouveau, des bourgeons qui pètent ; il paraît que ça aide à supporter tout le reste.|couper{180}
Carnets | avril 2023
Les chroniques de voyage.
Certainement un art à part entière. Peut on vraiment s’improviser chroniqueur de voyage. Des tentatives effectuées, impression de malaise. C’est plus un bloc-notes qu’autre chose. Que devrait-on inscrire dans ces lignes qui ne paraissent pas aussitôt dérisoire, futile, soporifique. Se renseigner sur l’histoire et la géographie des lieux. Essayer de rejoindre une logique interne à ceux-ci. Peut-être. Ou alors utiliser un ton, la méchanceté par exemple. Me reviennent les propos de Stendhal sur Grenoble. Et non, aucun souvenir des chroniques italiennes. Par contre Grenoble, quelle hargne, quelle méchanceté, sans doute justifiée, puisqu’il y est né. Comme j’avais aimé lire ce genre de textes vers quarante…M’y intéresserais-je encore à plus de soixante… rien n’est moins sûr. D’ailleurs Henri Beyle, Stendhal, n’a jamais été un de mes auteurs favoris. Jamais haï, jamais adulé. Des souvenirs passables de Dominique Fernandez. Sur l’Italie également tiens. Mais trop ampoulé pour mon goût, trop de chichis, trop de littérature. Ce qui me fait remonter à des interrogations essentielles quant aux écrivains en général. On ne sait jamais trop pour la plus grande partie comment ces gens vivent, mangent, baisent et chient. Comment ils parviennent à gagner leur vie, comment ils vivent vraiment, et écrivent. C’est grâce aux romanciers américains, principalement Miller, Bukowsky, John Fante, que le rideau aura été tiré sur cette énigme. Encore que, c’est aussi de la littérature, que le narrateur n’est jamais tout à fait celui auquel on pense. Laurence Durrell ami d’Henri Miller et si opposé cependant dans la façon de raconter les voyages. Mac Orlan très poétique, trop sans doute, lorsque je l’avais lu jadis en même temps que Pierre Loti, et bien sûr Cendrars. Je n’ai pas cité Jack London. Pourtant il avait été d’un précieux secours lui aussi. Non pour écrire des chroniques de voyage, sauf si on considère qu’écrire est bel et bien une forme de voyage, d’aventure. Plus proche de notre époque il y a aussi Nicolas Bouvier et son merveilleux livre, « l’usage du monde », je l’avais emporté avec moi en m’en allant au delà du Bosphore en 1986. Un poids. Et puis j’ai du le prêter ou le donner à quelqu’un. Et en y repensant, c’est un livre qui me manque. Qu’il serait bon de retrouver|couper{180}
Carnets | avril 2023
se dessaisir
une main de nouveau né qui empoigne fort et se dessaisit tout aussi vite. Peut-être que je voudrais revenir à cette sensation restée dans la main, en multipliant tous ces textes. Empoigner fort vivre, et en même temps dessaisir vite, ne rien garder mourir. En arrivant dans la salle de cours à Irigny j'ai ouvert la fenêtre pour aérer, peut-être capturer cet instant pour le relâcher ensuite. N'est-ce pas cela une photographie. vue d'une fenêtre.|couper{180}
Carnets | avril 2023
3 avril 2023
Est-ce que tu sais où t’en es. Où t’en es de quoi. Qu’est-ce que c’est que ce « quoi » dont tu ne sais pas s’il est loin d’où t’es. Mais de même : avec qui. Tout aussi loin. Est-ce que tu sais où t’en es avec qui, avec quoi. C’est une question. Il faut bien un quoi ou un qui. Peut-être les deux. Est-ce que tu veux vraiment savoir où t’en es, avec qui, avec quoi, avec qui et quoi ? Et comment que tu le sauras ? Comment que tu peux le savoir ? Est-ce que tu veux vraiment le savoir — où t’en es, de qui, de quoi ? C’est pas seulement en le disant, en posant la question, que ça devient une vraie question. Tu le sais, ça. Tu sais que tu pourrais très bien lancer une question en l’air sans en avoir rien à faire. Et vite repartir, entre les pluies de réponses qui tombent. Est-ce que ça va bien t’avancer, tout ça, pour savoir où t’en es ? Pour savoir de qui, de quoi ? T’es ici, t’es là. Tu le vois bien. Alors pourquoi tu demandes où t’en es. Peut-être que tu voudrais que quelqu’un s’amène, te réponde. Qu’il te dise : t’es ici, t’es là. Comme un pot sur une étagère. Un arbre dans un champ. C’est pas comme si toi, tu le savais pas. Peut-être alors que c’est pour que t’en sois sûr. Tout à fait certain. Certain à devenir fou. Mais pourquoi pas devenir fous. Pourquoi vouloir jamais être sûr ? Toute la question est peut-être ici. Ou là. Comme dans qui, ou quoi. Peut-être que c’est pour ne pas devenir fou. Et peut-être qu’à force… tu l’es devenu. Et si, des fois, t’en sais rien ? Qu’est-ce que ça peut bien faire. Si ça se trouve, c’est comme ça qu’on sait où on en est : c’est quand on arrête de se le demander. Quelqu’un s’amène et te demande : alors, où t’en es ? Tu réponds : je sais pas. Suis ici. Ou là. Ici et là. Voilà tout.|couper{180}
Carnets | avril 2023
2 avril 2023
Naviguant « aux confins de la mer glaciale », Pantagruel et ses compagnons découvrent comment « gelèrent en l’air les paroles et cris des hommes et femmes ». Illustré par le dessinateur italien Dino Battaglia, l’épisode des paroles gelées est l’un des passages les plus célèbres du Quart Livre de Rabelais (1552). J’adore cette idée, cette image. Elle procure un espoir, elle est éminemment bienveillante. Par mégarde, on aurait laissé le froid envahir la parole, et soudain, on se retrouverait face à des fragments gelés qu’il s’agirait de réanimer, de réchauffer — en les prenant doucement dans la main. Avec le souffle, on peut faire deux choses : produire du froid ou du chaud. Il suffit de moduler la bouche. Souffler le froid ou le chaud. Il faut un certain recul pour avoir découvert cela. S’être ôté du chemin pour voir. Comme lorsqu’on lit à haute voix un vieux texte, pour le ramener à la chaleur du soleil, l’extirper du froid de l’oubli, le rendre à la vie. J’essaie d’imaginer l’intimité que les érudits de la Renaissance entretenaient avec les auteurs anciens — en latin, en grec. Cette connaissance profonde des mots, leur origine, leur pourquoi, via des langues à leur époque pas tout à fait mortes, puisqu’ils les lisaient couramment, et sans doute les parlaient à voix haute. J’ai reçu peu d’enseignement en latin, encore moins en grec. Tout ce que j’en sais vient de ma propre curiosité, de ce désir d’acquérir science et savoir — assez vif encore naguère. Jusqu’à ce que je m’interroge sur cette volonté même, ce besoin de tout comprendre, et que j’en sois dégoûté. Mais après ce mauvais cap, une fois les choses en suspension retombées à terre, la clarté revient. Ce qu’on fait, on le fait pour soi. Surtout. Relire Rabelais participe exactement de ce bon plaisir. Inutile de trop s’étendre là-dessus, au risque de s’égarer encore, en voulant tirer parti de cette connaissance autrement que par le simple fait de la partager. Gentiment, et à voix mesurée. Car autant la parole peut geler, autant elle peut se consumer. Finir cendre. On en revient à l’idée antique de tempérance, que l’on retrouve aussi chez les bouddhistes : la fameuse voie du milieu. On peut l’admirer ou la rejeter, selon les âges, les époques, les humeurs. Tant d’interprétations sont possibles — et beaucoup de fallacieuses. Mais au fond, il ne s’agit que de se tenir au milieu de quelque chose. Non par désir, ni par peur. Par nécessité, simplement. Considérer que la parole peut geler ou se consumer en vain nous pousse à l’utiliser autrement. Non comme un pingre, ni comme un prodigue, mais en pesant ses mots. Et ce n’est pas qu’affaire de plume ou de clavier, mais surtout d’être. Est-ce un fantasme de croire que la qualité de l’instrument est liée au son qu’il émet ? Aujourd’hui, on triche tant qu’on en vient à douter. Mais regretter de ne pas être un Stradivarius, s’en désespérer, est tout aussi suspect. Et surtout, immature. On sait que les Stradivarius existent. Si on ne le savait pas, on serait sans doute moins encombré. Mais on peut aussi l’avoir su... et l’oublier.|couper{180}
Carnets | avril 2023
1er avril 2023
Je viens de renouveler quelques abonnements en ligne : tous mes prélèvements mensuels via PayPal avaient été refusés à la suite d’une vilaine arnaque. Les banques, pour ça, n’ont pas fait de chichi — à croire qu’elles sont rodées à ce genre d’exercice. Opposition de carte, dossier de remboursement, nouvelle carte reçue en quelques jours à peine. Du coup, j’ai désormais un doute quant à PayPal, qui ne m’a même pas répondu lorsque j’ai repéré le pot aux roses : des prélèvements sauvages sur mon compte pro et sur mon compte perso. Heureusement que nous n’avons pas encore cette fameuse puce électronique directement fichée dans l’œil ou dans la cervelle... Je me demande comment il faudrait ensuite modifier ce moyen de paiement en cas de pépin, de piratage. Une opération chirurgicale à chaque fois pour tout remettre d’aplomb ? On semble bien partis vers ça. Mais j’imagine qu’ils pourront reconfigurer les puces à distance — les hackers aussi. Bref, ça promet. Je me sens de plus en plus décalé par rapport à ce monde. J’attribue ce phénomène à l’âge, à une forme de fatigue de la répétition, à une répugnance de plus en plus aiguë vis-à-vis de la bêtise sous toutes ses formes. Surtout lorsque, abasourdi, je comprends qu’elle vient de moi avant tout. Toujours une certaine naïveté — qui est, je crois, une rançon à payer pour je ne sais quoi : cet enthousiasme obstiné, par exemple. Je suis décalé, presque totalement, mais enthousiaste, voire béat. Ce que j’ai vu arriver comme nouveautés en une vie est phénoménal : toutes ces inventions, cette technologie, ce saut quantique accompli par l’espèce en... quoi ? Soixante ans à peine ? Alors que, durant des millénaires, nous fûmes dotés de moyens rudimentaires — enfin, d’après la version officielle de l’histoire qu’on veut bien nous livrer. Hier, au dîner, nous recevions M. et C. La conversation a glissé vers notre vision commune de ce bond technologique. Encore que nous n’arrivions pas à décider si c’était une si bonne chose que cela. Difficile, en voyant l’isolement de nombreuses personnes de nos entourages, toutes connectées à leurs écrans. D’ailleurs, nous le sommes aussi, d’une certaine façon. Le mot « YouTube » est revenu plusieurs fois dans nos échanges, que ce soit à propos de peinture, de civilisations englouties, de science ou de danse. Nous sommes finalement tout autant asservis que n’importe qui d’autre. Ce qui me fait beaucoup réfléchir à ce qui se passerait si, soudain, une panne électrique générale nous privait de toutes ces facilités. J’y pense relativement souvent, je m’en rends compte. Comme si, quelque part, je l’attendais — cette panne générale — comme une libération. Cela me ramène régulièrement aux périodes austères traversées jadis. Des périodes que, sur le moment, j’ai pu considérer comme sombres, et qui aujourd’hui se nimbent à la fois de nostalgie et d’un sentiment de perte : celle d’une simplicité lumineuse. Ne presque rien posséder, sinon l’essentiel, et faire avec, créait une sensation de liberté extraordinaire, en contrepartie de ce qu’on nomme pauvreté. C’est cela surtout qui me rend nostalgique, pas tant une jeunesse passée ou un « c’était mieux avant ». C’est comme si j’avais eu la chance de vivre, à un moment de mon existence, au plus près de l’essentiel, et que, pour des raisons qui n’en sont pas, je l’eusse abandonné — voire trahi. Au profit de quoi, sinon d’une sécurité toute illusoire ? Un asservissement par cercles successifs, qui affermit son étreinte de plus en plus étroitement avec les années. Une sensation de défaite ou d’échec est souvent liée à ce constat. Mais je ne vois souvent que le côté négatif dans ces circonstances ; j’écarte tout de l’aventure fabuleuse qu’a été cette vie. Peut-être une résistance obstinée et trop frontale, en même temps qu’une fausse servilité dans laquelle je me serais embourbé, victime des habitudes. Toujours ce paradoxe, le cul entre deux chaises. Et en même temps, des bouffées d’enthousiasme et de béatitude effrayantes. Un genre de folie douce qu’on pourrait appeler contemplation, émerveillement. Assez rare de rencontrer ces facultés chez mes proches, comme chez mes contemporains en général. Ce qui fait que je ne les exhibe pas. Cette considération miraculeuse envers le monde, je la conserve par-devers moi. Mais peut-être ressort-elle via la peinture, cependant que j’en suis toujours déçu, car le résultat en est toujours désespérément éloigné, bien que je ne sache de quoi vraiment , c'est éloigné. C’est depuis toujours cette marche en crabe, entre lumière et ombre, qui m’aura conduit dans de formidables imbroglios avec autrui — et, au final m'oblige à revenir un peu penaud, seul avec moi-même. Mais aucun regret : c’est assumé. Il arrive pourtant qu’on perde la mémoire comme on perd aujourd’hui ses moyens de paiement : on se retrouve soudain nu et apeuré comme un petit enfant, dans un oubli total de tout ce que l’on croyait avoir amassé — discernement, sagesse, bon sens. Peut-être est-ce voulu par notre inconscient. On peut tellement se retrouver fat, d’une lamentable prétention, sitôt qu’on pense tenir quoi que ce soit. À ces moments-là, où la bêtise véritable nous guette, un programme de survie se met en branle. On redevient idiot, ou simple d’esprit. On se retrouve dans cet étonnant décalage avec les êtres, les choses, et surtout soi-même.|couper{180}