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20. Je ne sais plus où j’ai rangé cette photo de toi. Quand j’ai pensé à ta photographie pour cet exercice d’écriture, j’ai eu ce mouvement immédiat d’aller chercher la boîte dans le placard du bureau. Je n’ai que très peu de photos de toi, et celle-ci est particulièrement précieuse. Elle te montre à quinze ans, debout dans un pré, un sourire léger aux lèvres, entourée de haies et d’arbres sous un ciel gris. La photo a été prise pendant que tu avais dû quitter Paris, envoyée garder les vaches dans la Creuse, à Clugnat, non loin de Boussac. Quelqu’un t’a prise en photo. Je ne sais pas qui. Peut-être quelqu’un qui te trouvait jolie. Quelqu’un qui était amoureux de toi. Bien que l’image soit en noir et blanc, que le tirage soit abîmé par endroits, je t’ai reconnue tout de suite à tes taches de rousseur. J’ai retrouvé ce carton parmi les affaires laissées par papa. Une chose conservée sans savoir pourquoi. La plupart des photos trouvées là ne m’évoquaient rien. Des visages inconnus, ou des gens que j’ai peut-être connus bien plus tard, plus âgés, mais que je ne suis pas parvenu à reconnaître. Il y avait aussi des clichés de la famille estonienne, légendés à la main, mais illisibles. Pas de légende sur ta photo. Juste cette façon de plisser les yeux, de retrousser légèrement les narines quand tu souris. Tu n’as pas l’air malheureuse. Tu sembles seule. Tes frères étaient disséminés dans d’autres fermes, plus loin. Calio était resté à Paris pour apprendre la plomberie. Henri et Arnold, eux, gardaient aussi les vaches, mais vous ne vous voyiez guère. Le danger de se retrouver, même pour un anniversaire, même pour une étreinte, vous interdisait toute visite. Dire qu’à l’époque, tu étais une jeune fille. Tu ne savais pas encore que tu allais devenir ma mère. Voilà ce qui me laisse pensif. Comme si tout ce que nous avons vécu ensuite ensemble relevait du rêve. Tout aura passé si vite. Et puis nous sommes revenus à Clugnat. Tu voulais nous montrer, à O. et moi, la ferme où tu avais vécu l’Occupation. Il y avait cet homme, dont je ne me souviens plus du nom, mais à qui tu tenais. Il ne fallait pas en parler à papa. On était partis presque en cachette, un week-end, pendant que papa vendait ses toitures ondulées dans une autre campagne. J’avais été jaloux. Jaloux de vous voir si proches, de vos regards silencieux. Mais la jalousie s’est dissipée : l’homme nous a fait visiter son entresol, sa salle de jeux, son grand meuble billard où O. et moi avons joué, pendant que vous parliez de choses de grandes personnes. Tu étais mélancolique sur le chemin du retour. Tu nous avais demandé de garder cela pour nous. Et à la première occasion, sans préméditation, j’ai tout dit. Comme font les enfants. Il y eut dispute, portes qui claquent, injures, valises qu’on fait à la hâte, puis les rabibochages. Tu m’as dit un jour que tu avais toujours préféré la sécurité à l’amour. Tu avais honte de me le dire, mais ça t’a fait du bien. Puis tu m’as dit d’oublier, que ce n’était pas un discours à tenir à un enfant. Mais je l’avais déjà compris. C’était limpide pour moi. J’aimerais retrouver cette photographie pour te rencontrer encore une fois. Te revoir avant que tu ne deviennes ma mère. Pour essayer de mieux te comprendre. T’apercevoir d’un autre point de vue : celui d’un homme âgé désormais, qui a fait sa vie, qui n’a plus beaucoup d’illusions. Un homme capable de voir un être humain sans les jugements réflexes qu’on porte en soi, comme autant de parades contre le simple fait d’exister. 19. La difficulté vient surtout de la profusion. Il y a trop d’images rémanentes. Un trop-plein qui paralyse. C’est étrange : il serait si facile de les aligner, comme on enfile des perles. Mais très vite, un “je ne sais quoi” contredit ce premier mouvement. Un refus. Plus fort qu’une gêne, plus profond qu’une honte simple. Ce serait indécent, peut-être. Honteux de livrer en vrac ces images sans queue ni tête, juste parce qu’on les aurait attrapées en passant, sans vraiment réfléchir. Sans leur accorder de lien. L’abondance elle-même devient suspecte, presque obscène. J’ai songé à établir une chronologie. À raccrocher ces images à des moments collectifs, à leur donner une respiration plus large, un écho commun. Pour qu’elles ne parlent pas seulement de moi. Mais déjà, voilà que je disserte — non pas sur les images, mais sur l’impossibilité de les écrire. Je pense à ces images en noir et blanc que diffusait la télévision durant mon enfance : l’Algérie, le Vietnam, le Biafra. Un abîme entre elles et moi. Je vivais dans un pays en paix, en croissance. Et pendant ce temps, une traction avant stationnée dans la cour se transformait doucement sous les éclats de lumière des prunus. Image plus proche, plus tenace. Je pourrais ouvrir un navigateur. Taper 1960, 1965, 1972. Voir ce qui me revient. Mais ce serait une fiction. Une reconstruction. Et non que je rechigne à la fiction — mais ce serait trop facile. Une pirouette. Un contournement. Une désinvolture. Pourquoi certaines images restent-elles en nous, sans qu’on les convoque ? Peut-être est-ce une fausse piste, rendue suspecte par le fait même d’écrire, par la pression de devoir livrer quelque chose. Et ce désir, parfois, d’attraper une image spectaculaire, fédératrice — juste pour qu’elle tienne debout dans le texte. Alors voilà. C’est un échec. Mais un échec qui pense. Un échec fécond. Derrière lui, des dizaines de textes piaffent, que je les écrive ou non. Ce n’est plus la question. Ce qui importe, c’est ce non. Ce « toi, tu ne peux pas le faire, pas comme ça, pas maintenant ». Et je me dis que si un livre devait commencer un jour, il pourrait très bien le faire par ce refus. C’est effrayant, cette envie soudaine de se démarquer en disant non. Effrayant et stimulant. Peut-être qu’en remontant le fil de tous mes refus, je tiendrais là un vrai texte. Ce serait ma manière, malgré tout, de participer. Ce n’est pas une esquive. C’est un effleurement, un contre-chant. Que la lectrice ou le lecteur partageant cet exercice ne m’en tienne pas rigueur : ce refus ne s’adresse qu’à cette part trop obéissante de moi-même, avec laquelle je n’ai plus envie de traiter. Voici donc ma récolte. Pauvre, mais honnête. 18. Table des matières photographique (à la manière d’Hervé Guibert) La photographie en noir et blanc Tri X Pan, Agfa, puis Ilford. Voir monter l’image dans le révélateur. Les noirs surgissent d’abord, plus vite que les blancs. Négatif, passe-vue — certains le liment, façon Cartier-Bresson. Le fameux bord noir. « Elle est recadrée, c’est de la merde. » Les premières expériences D’abord, les photos de famille. Mal cadrées, floues. Celles qu’un Gerhard Richter transposera en grandes toiles, noir et blanc, pop art allemand. Le Nikkormat, un peu moins cher que Nikon, acheté boulevard des Filles du Calvaire. Les premières images : des diapos d’Irlande. Coup de cœur immédiat. Photographier des maquettes et des événements Université de Riyad, palais des sports de Bercy, chantiers. Festival de comedia dell’arte à Villejuif. Gassman et Dario Fo s’énervent : le miroir du Nikon claque trop fort pendant les répétitions. Tout revendu pour acheter un Leica M42. La photographie comme voyage Des pays en noir et blanc. La magie du labo. La chambre noire. L’inquiétude liée à la photographie : le temps qui passe. Qui sont ces inconnus ? La photographie argentique Bobines de 24 ou 36 poses. Des noms liés à une époque : Adams, Riboud, Klein, Sieff, Dityvon, Frank, Arbus, Salgado. Hasard, maladresse Photo mal cadrée — mais qu’est-ce qu’un bon cadrage ? Trop d’ouverture, vitesse ratée, double exposition par oubli. Le hasard est partout, parfois lumineux. Mémoire et disparition La mémoire fond dans la photographie. Essayer de se souvenir en regardant. La boîte en carton pleine d’inconnus : impossible de jeter. Épave de naufrage, ou consolation ? Nous serons oubliés comme eux. Mensonge À Quetta, deux hommes dans une échoppe : retouchent les négatifs de mariage. Ils embellissent les visages — piété douce, illusion offerte. Numérique Une masse d’images qu’on regarde à peine, voire jamais. La rareté des 36 poses a disparu. Nostalgie ? Peut-être. Ou simple réaction d’ancien. Parler de photographie Un exercice difficile. Confusion totale sur le mot lui-même. Comme pour l’autobiographie : plus on avance, plus parler de soi devient compliqué. Chaos organisé Je note ce qui vient. Le classement me vertige plus que le chaos. Je photographie ainsi. Petit pocket Instamatic, personne ne le remarque. C’est de là que surgit parfois quelque chose. Des images que les esthètes disent ratées. Je les laisse dire. Non-documentation Je ne légende pas. Juste des pochettes cristal. Je compte sur la mémoire. Grave erreur, évidemment. Mais c’est aussi une manière de m’effacer. Si plus rien ne me relie à l’image, alors la photo devient une entreprise de démolition. Confiance Appuyer au bon moment, comme tirer une flèche les yeux fermés. Une confiance étrange dans l’inconscient. Dans l’épreuve, le cliché, le surgissement. 17. « Le jour où vous cesserez de vouloir démontrer quelque chose — en espérant que ce jour advienne — c’est tout le malheur que je vous souhaite. Revenez me voir. » Il m’avait dit ça en expulsant lentement la bouffée d’une cigarette. La spirale de fumée, en s’élevant, semblait refléter la profondeur de cette réflexion. Pour dissimuler mon malaise face au silence pesant, je consultai ma montre. « Il est l’heure », dis-je d’une voix effroyablement enfantine — celle qui me trahit toujours quand je me sens plus bas que terre. L’homme de lettres, perdu dans la contemplation du dehors, ne tourna même pas la tête. Quelque chose était clos. Timidement, mais avec irritation, je tentai de suivre son regard, de percer moi aussi l’opacité des vitres poussiéreuses. Tout était flou. Lui plissait à peine les paupières, et voyait au-delà. Le grand dehors. Le monde. Il y voyait des choses invisibles pour moi, inatteignables, dont l’absence me manquerait affreusement. J’en ressentais déjà la douleur physique. Je me tortillai sur ma chaise, me levai d’un coup, balbutiai un au revoir, et ne reçus qu’un adieu en retour. « Vous pouvez être un des plus grands acteurs de votre génération, et être un con achevé dans la vie », dit le petit jeune homme. Il l’avait oublié, l’acteur. Oublié ce rendez-vous. Et lui avait fait tout ce chemin, d’Aubervilliers jusqu’à République, en nage, chemise collant au dos, sac photo des années 80 en bandoulière. Il avait insisté. « Mais puisque je vous dis que j’ai rendez-vous avec monsieur F.H., c’est pour un reportage. » Il était arrivé pile au moment où Andrzej Żuławski engueulait C.L., puis F.H. Le visage de l’acteur, blême, fondait comme cire sous la chaleur. La sueur. Les éclats de voix. Le maquillage dégoulinant. Il le rappela quand même. L’acteur ne le regarda même pas. Le laissa planté là, dans l’étroit couloir. Derrière la porte de la loge, il avait disparu. Définitivement. Depuis, le jeune homme ne ratait jamais une occasion : « Vous pouvez être un des plus grands acteurs de votre génération, et être un con fini dans la vie. » On le toisait, voulait ajouter quelque chose, puis on reprenait le fil de ses pensées. Tout le monde oubliait si facilement. Sauf lui. « Tu devrais lui apporter des fleurs, des roses rouges, non ? » — « Mais si elle est aveugle, quelle importance ? Et même, des fleurs moins coûteuses, on ne roule pas sur l’or. Mais Arletty, tout de même… Ce n’est pas rien. » Sur la boîte aux lettres, c’était écrit : Madame Bathiat, rue Rémusat. Ce n’était plus elle qui ouvrait. Une jeune fille aveugle — sans doute artiste, comme celles du faubourg Saint-Martin. « Moi, je suis une fleur du faubourg », disait-elle avec malice. « Surtout une belle saleté de collabo », soufflait R. — « Arrête donc. T’y étais, toi ? Céline à côté de Soehring le boche — ah, l’amour… » Des petits pas. Une autre artiste aveugle. « Des chrysanthèmes ? Comme c’est aimable à vous. Un peu précoce, mais bien gentil. Madame Arletty dort. Si vous voulez, laissez une carte, repassez demain. » Mille fois, je me suis imaginé la maison du poète. Le car vers Omonville-la-Petite. Madame Blaisot aurait porté sa robe beige, son imper clair, son écharpe rouge. Il pleut souvent dans la Manche. Mais ce jour-là, j’étais malade. Alité. Ma mère avait appelé à la dernière minute. « Il ne pourra pas venir. » J’étais peiné, et cette peine se transforma en quinte de toux. Puis en rêverie. J’irais à Prévert autrement. Par mes propres moyens. Par les mots. « Paroles », son recueil, je le connaissais par cœur. J’étais à Nantes sur un pont, à Brest dans les ruines, les bombes, la guerre. Barbara chantait, le front giflé de pluie, « Göttingen ». Ou bien j’entendais le bruit de l’œuf dur qu’on brise sur un comptoir d’étain. À dix heures, le car fit une pause. J’imaginai casser la croûte avec les autres. Eau, sirop. Sandwich. Ce sont eux qui m’ont raconté la suite. Madame Blaisot avait enregistré la rencontre. Un magnétophone. On faisait un journal radiophonique. On avait vu Kessel aussi. Enfin — pas moi. J’étais encore malade, ce jour-là. 16. Il est. Difficile, de commencer. Trouver les mots. Si l’on y pense trop. Si l’on ne se laisse pas aller à la pente naturelle. S’emparer, comme ça nous chante, des premiers sons venus. Si facilement qu’on les croirait naturels, vrais, authentiques. Ou, d’une manière idiote : les miens, les tiens, les leurs, les nôtres. Elle est. Cette étrangeté, cette nouveauté. Attirante, mais redoutée. Trop neuve, trop vive, presque violente. Elle vous saisit dès qu’on se retrouve face à face. Vous voilà donc timide. D’un seul coup. Quelque chose dans l’air le dit. Cela expliquerait tout. Et cela dure depuis longtemps, si longtemps, que l’impression d’être nu, singulier, expulsé hors d’un faisceau d’apparences, vous rend muet. Stupéfié. Viande muette, mais tabassée. Frappée de stupeur, attendrie. Deux statues de chair, figées. Tentant soudain l’une vers l’autre un geste. Une tentative hors des clous, hors des crochets. Un face à face. Deux moitiés d’une même matière. Le pile et le face se regardant, se jaugeant. Avant de s’étreindre – tout à coup : haine, amour, musique, bruit. La chair est fiable 15. Vous êtes venus spécialement pour l’exposition… ? C’est effrayant d’imaginer que oui… autant dire spécialement pour lui, pour le peintre… et comment l’ont-ils su… bien que le savoir ne règle encore rien… car on peut tout à fait savoir et ne rien en faire… ne pas se déplacer… il y a quelque chose d’autre… quoi… « vous êtes arrivé là par hasard »… apporterait-il une sorte de soulagement… peut-être… en sortirait-on rassuré, pour un moment… mais non… car « ils » le disent… nous savions… nous savions que « tu » exposais… le « vous » parfois a du bon… c’est plus difficile aussi dans l’autre sens… « Tu es venu spécialement pour voir mon exposition »… « t’es venu »… ça n’irait pas… ça obligerait à soulever un lièvre… tout le poids d’un âne mort… que le peintre sorte de l’indéfinissable… qu’il entre dans la pièce… qu’il me donne une tape dans le dos… ou pire… qu’il se confonde avec moi… qu’il soit moi… ce serait d’un seul coup insupportable… « ils » diraient : le peintre… ils ajouteraient leurs foutus « c’est beau… » je ne saurais quoi répondre… je dirais alors : « vous êtes venus spécialement pour l’exposition… » je le répèterais en boucle… en faisant mine d’en douter… par toutes les mimiques dont un peintre… pris en défaut de s’exhiber… d’étaler… de se répandre… et comme tout cela serait ridicule… raté… et puis je dirais, en les entraînant vers la table… du blanc… du rouge… du rosé… Vous êtes venus pour moi alors… et tout de suite le couac… la fausse note resterait figée dans l’air… je ne pourrais pas la lâcher du regard… elle deviendrait comme… quel est ce mot déjà… je n’en suis plus très sûr… l’emblème… le blason de mon désarroi… enfin… je serais d’un coup nu… c’est ça… vulnérable… ils pourraient en profiter… buvez… ceci est mon sang… ceci mon corps… piétinez donc tout ça allègrement… si ça vous chante… Ils sont venus… je l’espérais… je n’osais pas me l’avouer vraiment… ou bien… j’avais la trouille qu’ils ne viennent pas… que personne ne vienne… on ne peut pas dire ce genre de chose lorsqu’on est seul… Ils ne sont pas venus… aucun n’a trouvé la force… l’intérêt… le désir… ils avaient peut-être quelque chose d’autre à faire… surtout qu’il fait beau… tellement… spécialement aujourd’hui… ce serait dommage qu’ils n’en profitent pas… 14. Après ce préambule, il faut que tu saches, pour ta gouverne, qu’on ne traite pas les gens de cette manière, qu’il est de bon ton de faire un petit peu plus attention aux autres que tu ne le fais, sans oublier que ça fait pas loin de trois jours que j’attends ton coup de fil. Je ne sais plus trop quoi en penser, et toi, tu en penses quoi ? Est-ce que ce sont des manières ? Pour ta gouverne, ici, notre devise est : chaque chose a sa place, une place pour chaque chose. Il serait très malvenu de ta part de ne pas en tenir compte, nous t’avons à l’œil, encore que, entre nous soit dit, ici, ce n’est pas le bagne. Dans une certaine mesure, tu restes tout à fait libre de ne pas accepter ce poste, on ne te retiendra pas. Pour ta gouverne, dire ici tout haut ce genre de choses ne fera certainement pas avancer les choses, ni ton avancement, ni ta carrière. Ça n’améliorera pas ton image, bien au contraire, mais si tu veux que tout le monde te déteste, pas de souci, tu es sur le bon chemin. Si c’est effectivement ce que tu veux, tu as réussi ! Pour votre gouverne, je l’ai pris entre quatre yeux, il ne s’est pas défilé, à vrai dire, j’espérais un peu qu’il le fasse. Ça m’aurait permis d’enfoncer le clou, de lui dire ses quatre vérités, puis de lui tordre le cou une bonne fois pour toutes et j’aurais été le premier à crier bon débarras. Pour ta gouverne, il faut vraiment que quelqu’un te le dise. Ne le prends surtout pas mal, ici tout le monde est à la même enseigne. On est tous passés par là et regarde, au final on y est bien arrivé. Tu n’es tout de même pas plus bête qu’un autre, c’est juste une question de temps, d’application, de régularité, de ténacité… Pour ta gouverne, et je te le dis sans animosité, quand tu tournes la cuillère dans ton café, ce serait bien que tu ne frappes pas systématiquement contre les bords. C’est un son métallique, ça réveille les morts. Ce n’est pas que ça me gêne, mais disons que les autres, eux, n’osent rien dire. Pour ta gouverne, l’armoire en formica blanc, là, dans la cuisine, elle grince toujours quand on l’ouvre. Il suffirait de frotter un peu d’huile ou même de savon sur les gonds. Je sais, c’est pas grand-chose. Mais à force, tout ce petit rien finit par faire beaucoup. Pour ta gouverne, ce n’est pas une question d’âge, ni de métier, ni de statut. Ce genre de chose arrive à tout le monde, un jour ou l’autre. Ce n’est pas une honte. Ce qui serait dommage, ce serait de passer à côté sans même avoir essayé de comprendre. 13. L’escalator et, au travers de la paroi de plexiglas, l’image de la ville se distordant, tremblante, vacillante, ou bien invisible, cachée par des gifles de pluie, des coulures, des buées. Toujours à l’étage, le même, était-ce bien le second ? L’arrêt, les quelques pas sur des grilles, puis les portes coulissantes, la moquette, l’atténuation des bruits par la moquette. Le temple que forme ici, par l’absence de bruit, la bibliothèque. Le silence saute au visage et on se dirige vers l’aile vitrée qui donne sur la rue Réaumur. Les envolées de pigeons, les jours maussades, les jours brûlants. La solitude augmente à chaque fois qu’on vient ici s’asseoir à la table, presque toujours la même, avec un livre attrapé souvent par hasard, peut-être pour avoir une contenance, un prétexte, à observer l’autre, tous les autres. Les étudiants concentrés, leurs stylos grattant sur le papier, le bruit des pages qui se tournent méthodiquement. Les personnes âgées, plongées dans la lecture, avec des lunettes au bout du nez, absorbées par les journaux ou les magazines. Les structures métalliques, les poutres apparentes, les ascenseurs vitrés, les escaliers en colimaçon, les rampes d’accès, les murs colorés, les panneaux d’information. Le bourdonnement constant des conversations feutrées, les murmures étouffés, les bruits des photocopieuses, les chariots de livres poussés lentement, les crayons raclant les pages. Les expositions temporaires, les vues plongeantes sur la rue animée ou vers le ciel, les piétons, les touristes, tous observés à travers les grandes baies vitrées. Les jeux de lumière, les ombres projetées, les affiches d’événements, les files aux guichets, les enfants tirant leurs parents vers la section jeunesse. Les titres des magazines reviennent comme une litanie, intercalés dans le fil des jours, soulignant les bouleversements de l’époque : 1981 : « La Révolution de la TV : Lancement de la Chaîne Canal+ ». 1983 : « Jean-Marie Le Pen et la naissance du Front National ». 1984 : « Naissance de La Cinq : Première Chaîne Privée Gratuite ». 1985 : « Expansion : Bolloré dans les Médias ». 1986 : « Déréglementation : Nouvelle Ère Télévisuelle ». 1988 : « Le Pen au second tour : Choc Présidentiel ». 1990 : « Carrefour : Révolution dans la Distribution ». 1992 : « TF1, Leader Privé : Et le Service Public ? ». 1995 : « Le Pen aux municipales : Quel avenir ? ». Ces couvertures, comme des meurtrières ouvertes sur le monde, décochent leurs projectiles d’époque : espoirs, peurs, dégoûts, jalons. La bibliothèque, refuge et témoin impassible, filtre tout. Au fil des pages tournées, on traverse une drôle d’histoire. Tout change si vite autour, alors que le lieu demeure, phare silencieux. L’idée même de bibliothèque, d’un livre, d’une culture dans son temps. Le temps nécessaire pour comprendre la nature des illusions, pour trier les scories de l’espoir, pour se défaire de l’excès, du faux, peut-être d’une jeunesse simplement. Et à la fin, se refaire une naïveté neuve. Il n’y a pas d’autre choix. 12. L’arrivée à Santa Lucia une nuit d’hiver. Après une brève déambulation, flirter avec l’idée d’emprunter la Ferrovia, à cette heure tardive peu encombrée de voyageurs. En bordure de lagune, assaillie mollement par les vaporetti quasi vides. Au loin, des silhouettes peu nombreuses par-dessus les canaux. Plus loin, mais pas tant que ça, la ville, presque entièrement endormie, voire morte. Il suffit qu’il ait plu juste avant pour que le pétrichor mêlé à la chancissure vous attrape le nez. Dans ce charroi de sensations troubles, une vague trace d’iode. Marcher est plus sûr. Le plaisir d’avancer ainsi par-dessus les gondoles, leurs proues à six quartiers servant l’équilibre dans l’asymétrie, leurs couleurs noires mettant fin à toute esclandre et rivalité. Présences flottantes, à peine chuintantes, bâchées à quai. Et soudain, le pas qui résonne sur les pavés. Omniprésence de la mer à l’assaut de la pierre. Lenteur palpable d’un désastre magistral. Une ville s’enfonce dans la nuit comme dans l’eau noire qui l’entoure, la digère déjà. Progression à pas mesurés, avec en tâche de fond la très vague adresse d’un hôtel, près de la galerie où Zoran Music expose de façon permanente ses dessins et peintures. Souvenirs de Dachau ou Trieste, pour la plupart. L’arrivée à Belgrade par la route : grands terrains vagues, barres d’immeubles sans grâce. Quelque chose s’est retiré, pas complètement encore. Comme à quelques encablures du centre de Prague, ces pensions tenues par des matrones ou des ruffians d’un autre temps. Des vitrines sales, magasins mal achalandés, sans effort de réclame, comme à la Havane. Une traversée de mauvais rêves qui débouchent sur d’autres. Parfois un âne rouge, un ange, une jument verte. Puis la perspective atmosphérique : les ponts au-dessus de la Vltava. Le bouchon de champagne qui pète la nuit de la Saint-Sylvestre sur le pont Charles. Badauds ahuris, musiciens-pitres pour 30 couronnes tchèques. Et le lendemain, miracle : plus un papier gras, tout est propre, vierge, prêt à recommencer. La traversée des villes que l’on ne connaît que par l’odeur de leurs gares. San Sebastián, l’Urumea charrie une invisible pourriture, qui remonte sur les berges, colonise les bancs publics, s’incarne en lie humaine, qui se dresse et demande l’aumône. La gare de Pontoise, les lundis matins : tabac froid, après-rasage, craie sur tableau noir. Pas loin, l’Oise, ses nappes de gazole, ses cadavres de bouteilles, ses chatons mort-nés. Le petit sentier entre Parmain et Valmondois, la gare de poupées, le TER qui s’arrête à toute gare. Une première version de l’interminable. On s’invente un emploi du temps, on renifle les voyageurs, on s’imagine leurs vies, on lit des romans, à défaut d’en écrire. Gare de Lyon, près de Bercy. Avant, un regroupement de maisons basses, des entrepôts viticoles. Quand l’ouvrier buvait ses 5 litres sans sourciller. Avant le grand chambardement, le grand remembrement. Quand il y avait encore des haies, pas encore réinventées par les eurêka pédants. Une traversée de vie entière : en train, par la route, à pied, à cheval, en voiture. Rarement en avion ou en mulet. Dommage. Ce serait bien de prendre le temps, les routes de traverse, les sentiers buissonniers. Le chemin Stevenson. Le chemin Walter Benjamin. Sans que l’on nous oppose la frontière, la norme, la sécurité, le meilleur confort utilisateur. 11. la fête s’achèvera tard dans la nuit, mais nous là on retraverse le pont, levant les yeux au ciel, lune et nuages, moiteur, nous elle et moi, cette fille blonde, C’est comment ton nom déjà, été 1975, When a Man Loves a Woman, trois accords à la gratte, tout ce tumulte de sueur et de parfum, le soir après avoir charrié les plaques de plomb des autos tamponneuses avec les gitans, Reins en compote, guiboles qui flagellent, descend on y va, j’ai envie elle a dit, vers le camping de l’autre côté de l’Aumance, à Saint-Amant, la tente est là, la fente de la porte plus noire que la nuit, dégage, pas ce soir, suis crevé, on se verra un autre jour, mais t’as quoi, qu’est-ce que je t’ai fait, rien de tout ça, tout en silence plutôt, je n’ai sans doute même pas dit à voix haute tout ce que je pense à cet instant précis, tout est dans ma tête, ma bouche est close, silence, l’instant de la faire entrer dans la tente, de faire ce que font tous les gamins de façon maladroite je cherche le mot mais c’est ça en fin de compte, merdique ou dégueulasse, mettre une fin à la période naïve, se hâter de mettre le mot fin, s’il pleuvait ce serait bien, ça réglerait le problème, elle s’en irait sûrement, c’est comme ça qu’elles font, les filles n’aiment pas salir leurs robes blanches, pas pour rien en tout cas, et à ce moment c’est sûr je la retiendrais sûrement, j’oserais me montrer vulnérable, mais là non je suffoque, barre-toi allez, fais pas suer, je le hurlerais bien, mais il fait déjà suffisamment chaud comme ça, non et au bout du compte c’est peut-être moi qui partirais, après tout Villevendret est à quoi, 15 kilomètres, en Solex, c’est pas si loin, et au moins je n’aurais rien à dire, juste je te laisse la tente si tu veux, moi je pars, ciao sans un mot de plus, et voilà, et je partirais pour de bon, comme je fais tout le temps, le ressort se tend se tend se compresse et d’un seul coup le diable sort de la boîte, fais-le, réfléchis pas, ne tergiverse pas, enfourche le Solex et tire-toi, il est là contre un tronc, il y a encore assez d’essence, et sinon marcher à côté s’il est à sec, pas grave, elle a dû comprendre, elle m’a fait un petit signe de la main, demain vers 18h je serai là, elle rit, c’est agaçant, on se verra, tu travailles demain comme aujourd’hui, oui voilà je serai là comme tous les jours précédents d’août cette année-là à glaner quelques ronds avec les forains, à jouer de la gratte Be-bop-a-Lula entre deux blancs limés bus cul sec, trois bagarres avortées, et tu seras encore en robe blanche, ce qui te donnera un air sale je le sais déjà, ou à moi, va savoir, qui déjà en pensée chevauche mon cheval noir pétaradant sans même jeter un regard en arrière, comme dans les westerns, John Wayne avec les femmes, Ona Munson, Betty Field, Joan Blondell, Paulette Goddard, Joan Crawford, Maureen O’Hara, sans omettre le regard droit la tête haute, le balai dans l’cul La fraîcheur de l’air est arrivée de suite à la sortie de Saint-Amant, en bifurquant en direction d’Épineuil, le bruit du moteur se répercute sur les murs de pierre du grand domaine où il y a tout au bout un château, mais je ne sais pas le nom, je m’en fous, elle m’a entraîné déjà dans un autre château, il ne peut pas y avoir d’autre château aussi beau, en plus pas cette fille-là, une autre, en robe blanche aussi, on a marché longtemps ce jour-là que je ne savais pas que le silence pouvait être aussi parlant, à ne rien savoir se dire, et qu’aurions-nous pu dire qui mettent en mot la campagne, le chemin blanc, les bruits des haies, la clameur d’une poule d’eau, le croassement des grenouilles, c’aurait toujours été bien pauvre, le silence donne au moins le change, l’impression d’être riche, un potentiel La route est assez droite entre le bas de Vallon et Chazemais, un long ruban d’asphalte qui court par mont et par vaux, de temps en temps j’attrape le levier du bloc moteur que je tire en arrière pour faire patiner, impression d’avancer un peu plus vite, mais c’est une illusion, à mi-côte obligé de descendre et de marcher à côté, silence, une légère brise descend la vallée, je marche contre le vent, le hameau est encore loin, la ferme des grands-parents, celle de pauvre type, le tueur d’oisillons, avec son vieux cou strié de sillons rubiconds, sa gueule de vieille tortue, fi de garc’ si tu les dégommes point mon ptit gars c’est toutes tes c’rises qui y passeront, ou tes fraises, ou je ne sais quoi, mon dieu toute cette violence qui serait prête à nous faire tuer n’importe quoi sous un grand ciel gris ici sur la colline, aucune femme ne le supporterait deux minutes, c’est ce que l’on dit de pauvre type, c’est aussi pour ça qu’on l’appelle comme ça, les gens en couple, ceux qui sont civilisés, ils s’entretuent en sourdine ceux-là à grands coups de qu’est-ce tu fais, à quoi que tu penses, tu viens dormir, mais qu’est-ce tu fiches, la route est longue et tant mieux, arrivé en haut de la côte je remets les gaz, la marche m’a fait un bien fou, je suis lessivé, demain faut que j’y retourne pour l’après-midi, on change les plaques abîmées, et y a encore bal, vers 19-20h la fête repartira 10. Le 16 juillet 1969, un mercredi. Il est sur les routes. Une photographie au mur de la salle à manger : noir et blanc, cadre doré, un enfant blond aux cheveux longs, presque une petite fille, devant une forêt — peut-être Saint-Bonnet, forêt de Tronçais, réserve de Colbert. Qui a pris cette photo ? On ne le sait pas. Il travaille pour une entreprise de couverture bitumineuse. Parfois, il dit où il va, parfois non : Auxerre, Saint-Jean-Pied-de-Port. Souvent absent, sauf le week-end. Cours du soir aux Arts et Métiers à Paris. Il veut grimper. La fusée Apollo 11 décolle dans un panache de flammes et de fumées. Il ne la voit pas, il l’écoute, peut-être, dans son Ami 8 neuve. Pas encore la couleur à la télé. Des chaises, du monde. Il est là à travers la photo. L’arrière-grand-père fait ses mots croisés, raille les Américains, ne se lève pas quand tous sortent. Le 8 septembre 1969, on déménage en région parisienne. L’Allier, trop loin, trop dur. Une maison neuve. Concours Chalandon. Pavillon de banlieue, muret, jardinet, allée de graviers, tilleuls. Rien à voir. En face, l’Oise, large, taches de gasoil des péniches. Il termine ses cours. Il travaille dur, rentre l’Ami 8 dans le jardin. Phares au plafond, crissement des pneus. Un soir, il rentre tôt, évoque Chaban-Delmas. Peut-être qu’on va sortir de la chienlit. Il vient d’être promu chef des ventes. 1974. Nouveau déménagement, toujours Parmain, virage en épingle. Crise pétrolière. L’entreprise coule. Quinze ans de service. Licenciement. Tests avec taches noires sur papier blanc. Il a les cours, pas les diplômes. Les jeunes recruteurs le regardent avec pitié. Il se sent vieux à 39 ans. 1976 à 1986. Il ne voit pas son fils aîné. Un infarctus. Un chien, un boxer. Une maison à Limeil-Brévannes. Directeur commercial. Ses gars l’adorent, dit-il. Hors de chez lui, c’est un caïd. Cancer du pancréas. Opération. Refus de traitement. Pas de chimio. Il reste avec la chienne, lit des romans policiers, regarde Canal+. En février, la femme de ménage le trouve étendu. Pompiers. Le fils aîné, prévenu, vient de Lyon mais n’entre pas dans la chambre. Le 15 février, il meurt seul à l’hôpital de Créteil. Cinquante-deux ans. Objectif atteint. Belle maison, 4×4, chienne boxer dans le lit conjugal. Le fils aîné ? Absent. Photographe à Paris ? Est-ce un métier ? Valenton. Enterrement. Des poignées de main. Le fils aîné, présent, apaisé. Venu de Lyon avec sa compagne. Le cadet aussi, normal. Il ne supporte pas l’image du cercueil en flammes. Le type des pompes funèbres pose une main sur l’épaule, il la repousse, sort fumer. Revente des 4×4. Il achète une vieille Mustang. Femme de ménage. Emploi du temps strict. 09. C’est-à-dire que c’est la même chose tous les jours, à douze heures pétantes, le bruit des assiettes sur le carrelage de la table de la cuisine, les verres, les fourchettes et les couteaux – une routine immuable – les ronds en bois gravés chacun à son nom, enserrant les serviettes qu’on a roulées consciencieusement la veille, il faut briser cette routine, c’est devenu une telle évidence : sans prévenir, il faut de toute urgence s’enfuir, aller si possible dans le sens opposé, se retenir au moins de parvenir, comme si de rien n’était – pour une fois – dans la pièce à l’heure prévue, il y a eu déjà quelques prémisses, quelques coups de semonce, de subtils avertissements, les quelques minutes de retard sont déjà de petites victoires, on imagine, on espère, on souhaite non seulement les reproduire, ces victoires, mais en plus gagner du terrain, alors on garde l’ouïe aux aguets, on devient très attentif, les chaises que l’on tire pour s’asseoir, les éclats assourdis d’une conversation parmi les plus banales qui soient, et le concert des couvercles de poêles, de casseroles, du faitout qu’on lève et qu’on repose sur la grille des fourneaux, avec en outre l’horrible tic-tac de la pendule accrochée au mur, et ce quelle que soit la saison, qu’il vente pleuve fasse beau temps, toute l’année, durant des années, toute une vie, l’évidence tout à coup tombe comme un couperet, ce n’est pas possible de continuer comme ça, ça ne va plus, le silence à certains moments est devenu tellement intolérable qu’on ne le tolère plus, alors on le comble comme on peut, j’écoute tout en descendant les marches de l’escalier, déjà le bruit de la mastication, la voix hésitante de mon jeune frère – il a toujours cette manière de parler comme s’il cherche ses mots – la remarque coupante de la mère pour lui clouer le bec, la respiration gênée par l’emphysème du père, le bruit du pain que l’on rompt, la mastication si particulière que font les mâchoires à l’assaut d’un morceau de fromage pâteux, et soudain, je ne sais vraiment pas ce qui m’arrive, c’est si spontané, une sorte de coup de tête, je dis : « Ça ne vous dérange pas, tout ça, ça ne vous gêne pas, que vous baffriez comme ça tous les midis à cette table de la cuisine, à ne rien vous dire d’intéressant sauf des banalités, ça ne vous dégoûte pas, cette paresse, ce manque d’amour, ça ne vous emmerde pas le monde tout autour, la guerre, l’argent, l’exploitation des petits par les gros, tout ce dégueulis politique ça ne vous débecte vraiment pas, vous allez vous resservir encore de la daube, vous êtes sûrs, des pommes de terre baignant dans leur jus, de l’agneau bien gras et juteux, tout ce vin blanc bande de salauds, ça ne vous rend pas dingo ? » et je vois à cet instant qu’ils me toisent, qu’ils font bien attention cette fois à l’amorce de ma tirade, qu’ils font bien gaffe de ne rien vouloir entendre, qu’il vaut mieux pas – faisons donc l’autruche on sait si bien faire – qu’ils font coussi-coussa comme si tout cela est normal, rien de plus normal qu’un gamin de quinze ans s’amène dans la cuisine à midi et pique sa petite crise existentielle, se revendique communiste, et pourquoi pas anarchiste, voire pis, terroriste, quoi de plus normal à cet âge-là, à moins que ce ne soient des vers, dans ce cas où donc ai-je flanqué le vermifuge, le bromure – quand ça n’excède pas les limites, disons quand ça n’empiète pas sur la sacrosainte quiétude du foyer, on a bien le droit de manger en paix tout de même, manquerait plus qu’un morveux nous vienne faire la morale, un branleur pareil, qui ne connaît rien à la vie, qui n’a jamais travaillé, qui ne connaît rien encore ni du chagrin ni de la peine, et nourri, logé, blanchi par-dessus le marché, rendez-vous donc compte, faites vos comptes, vos calculs, j’additionne toutes les années perdues et je retranche mes rêves, mes espérances, que reste-t-il, il ne me reste en face de moi dans l’encadrure de cette putain de porte qu’un sale petit con boutonneux, avec sa gueule enfarinée et qui viendrait là nous faire la leçon, à nous ses parents, à moi sa mère, à moi son père, c’est un comble non, si t’es pas content tu dégages mon petit vieux, tu prends tes cliques et tes claques, tu te tires, tu débarrasses le plancher, non mais qui c’est qui m’a donné un petit connard pareil, le frère reprend l’expression petit connard, il répète petit connard, c’est marrant, il rit, petit connard, petit connard, il le braille maintenant, excédé le père se lève, il met un temps pour remettre ses pantoufles, je vois bien qu’il se gourre de pied, ça l’énerve encore un peu plus, il a vu que j’ai vu, dehors qu’il écume, du vent, du balai, je ne veux plus jamais te voir, sors de ma maison et ne reviens jamais, quand tu gagneras ton pain à la sueur de ton front, que tu seras un homme on verra, en attendant, démerde-toi donc, barre-toi, casse-toi, et de joindre le geste à la parole, de m’attraper par le colbac et de me tirer vers la porte d’entrée, me voici dehors pieds nus, ça ne va pas la tête, je rentre aussi sec, je grimpe quatre à quatre les marches de l’escalier, j’attrape le sac tube, je mets ce que je peux dedans, mais je ne sais pas quoi vraiment, mes chaussures à mes pieds ça oui, il le faut en tous cas, les fameuses Clarks qu’ils détestent parce que ça fait gauchiste, je redescends, état second, je vole presque, j’ouvre la porte et je ressors cette fois de mon propre chef, alors qu’on espérait certainement me voir calmé, repentant, docile, je pars la route qui descend vers la gare – c’est l’automne, je note, les couleurs des feuillages sont belles – je me vide la tête comme je peux pour ne plus penser à rien d’autre qu’aux belles couleurs de l’automne cette année-là, je fouille dans mes poches, j’ai pas lourd, quelques francs pas plus, je commence à m’inquiéter, c’est normal, pourquoi ce serait normal de s’inquiéter d’avoir quelques francs seulement dans les poches, ça m’agace, j’accélère le pas, en réajustant sur l’épaule la lanière coupante de mon sac tube, je vais prendre le RER, arriver dans le centre-ville, gare de Lyon, bonne idée, ensuite je marcherai dans la ville jusqu’à ce que je tombe de fatigue, que la fatigue se confonde avec le calme, et ensuite, on verra 08. Note : La fiction naît d’une nécessité, d’une intuition non choisie, d’une image non soluble (F.B). Je pense au sucre. À mon taux de sucre. Il faut que je lève le pied sur le sucre. Ce qui me ramène au mot sarkara (alors que visiblement, j’ai dû m’en éloigner depuis un sacré moment, ou bien, si je lui accorde une certaine autonomie, il s’est éloigné tout seul de moi – j’ai déjà noté que ça arrive bien plus souvent qu’on l’imagine). Donc, sarkara (que c’est doux à dire, à prononcer, on dirait du miel – sarkara), mot hindou (on peut aussi dire indou) – car bien des choses viennent des Indes, pas toujours les meilleures. Remarque : on dit hindou pour tout ce qui concerne l’Inde appelée aussi « civilisation brahmanique », alors qu’on dit « peau-rouge » ou sauvage pour tout ce qui touche de près ou de loin les Indiens d’Amérique (oui, celle du Sud aussi) – vieille civilisation sortie du ventre de la Terre, selon les dires Hopi – qui ne surent écrire que fort tardivement, et encore parce qu’on les aura contraints à le faire – on ne sait ni comment ni pourquoi. Pourquoi on les nomme ainsi, ni pourquoi ils ne sont pas restés sous terre bien au frais ou au chaud. Mais là n’est pas le propos. Enfin, je ne le pensais pas jusqu’à ce que le propos lui-même retire son chapeau et le replace sur son faît, la partie la plus relevée de sa forme relativement tassée de propos, ou encore son chef, son crâne d’œuf, puis me tire sa révérence et la langue par-dessus le marché. Trop vite. Cocher, ralenti tes chevaux. Personne ne suit. Même pas moi. Reprenons. Il y a les chambres et il y a des issues, il y a toujours une issue. Ma mission en tant que client mystère, dépêché par le grand organisme s’intitulant assez pompeusement Guide de la Piaule à prix modique Tout confort – (Récupérable ou commandable dans toute bonne librairie, broché, 2,50 francs, honnêtement ça vaut le coup, moi-même l’ai acheté pour que ça cesse de me turlupiner de ne pas l’avoir.) Reprenons, ai-je dit. Il y a cette chambre, celle qui essaie de disparaître sitôt que je prononce en moi-même le mot. Je ne cherche pas à la rattraper, je ne suis pas comme ça. Et en plus, à la course, je suis souvent battu, je n’ai aucune endurance pour quelque course que ce soit. Je me contente de faire seulement les courses une fois tous les quinze jours. Un point c’est tout. Reprenons encore, soyons patient. Dans cette chambre, je m’allonge sur le lit et les yeux mi-clos, je regarde comme on peut regarder de cette façon, le plafond. Ce n’est pas la chapelle Sixtine. Mais presque. Les tâches créent des figures aléatoires. Aléatoire est une destination peu connue des gens d’ici. Allègrement, ils se suivent tous à la queue leu leu de peur de se perdre, de s’égarer. La raison en est, j’ai fini par le penser, le coût prohibitif du stationnement. On ne peut plus s’égarer sans dépenser des fortunes dans les parcmètres. Continuons encore. Le plafond de la chambre qui s’évanouit presque de mon souvenir ressemble à quelque chose à cause de toutes les tâches brunâtres provoquées par : la nicotine, les fuites d’eau du voisin du dessus, d’autres éléments plus pernicieux encore comme l’utilisation de matériaux bon marché provoquant des déflagrations dans la continuité temporelle des plâtres et des salpêtres. Sans oublier les résultats débiles provoqués par la Chandeleur, puisque j’avais retenu que la chambre était non seulement tout confort mais aussi gaz à tous les étages. Ne lâchons pas l’affaire, battons le fer pendant qu’il est sans défense. Ce plafond était semblable à un cosmos. Je pouvais y plonger mon regard mi-clos, m’y enfouir, et disparaître par moments, sans qu’au retour de cette étrange autohypnose je ne susse où je m’étais rendu, quelle nouvelle défaite j’avais encore subie car, le retour à la réalité laissait toujours mon corps endolori, fourbu, vidé de toute calorie, et bien sûr de tout son suc. J’étais mou comme une chique pour résumer les faits. Hélas, rien que d’y repenser à nouveau, je sens mes forces me trahir (saletés). Je me demande si j’en aurais encore quelques-unes de suffisamment fidèles pour me permettre de me rendre au but. Le problème, c’est que j’ai perdu dans cette aventure le sens du terrain, de l’équipe, je ne sais plus de quel bord je suis, ni si je joue au foot ou au rugby. Le but de tout ça est un essai à transformer dans un premier temps. Par contre de quel temps s’agit-il, insoluble, la conjugaison des temps, ainsi que là où nous entraînent les coups d’œil aux plafonds. C’est à ce moment-là qu’un déclic se fait entendre. Métallique. Discret. Derrière moi. Dans le mur opposé à celui où je projetais jusqu’à présent mes visions brunâtres. Une trappe. Une fine ligne noire, que la lumière de la lampe de chevet n’avait jamais révélée. Une poignée émerge lentement. Elle est là, sans doute depuis toujours. Je ne l’ai jamais vue. Et maintenant, elle attend. 07. Souvent, le mercredi soir, je n’allume pas le plafonnier. Je préfère appuyer sur le bouton de l’éclairage de la hotte. Cette lumière, tombant doucement sur les fourneaux, m’apaise. Peut-on nommer chaleureuse une lumière ? Si on le fait, c’est qu’elle en évoque d’autres, plus anciennes. Je n’ai jamais aimé les éclairages crus. Je leur préfère les lampes posées, les coins de pièce illuminés, les îlots de clarté dans la pénombre. J’aurais peut-être aimé vivre avant l’électricité, dans cette demi-obscurité peuplée de flammes et d’ombres. Parfois je me dis que je n’en ai pas assez profité, de ces moments silencieux où l’agitation du monde reflue. On ne pense plus, on perçoit. Tout flotte, tout devient fragment, ambiance, souvenir diffus. C’est là que naît l’écriture. Hier, j’étais à Lyon, un concert en plein air dans l’amphithéâtre des Trois Gaules. Il allait pleuvoir, mais il n’a pas plu. Les amis, sans micro, leur voix nue, résonnaient. On les redécouvre ainsi, dans une lumière neuve. L’orgue de Barbarie lançait ses notes, les chants, les mains qui battent. Comme une cérémonie. Des masques, des personnages, des fictions devenues vraies. À un moment, un ange a tendu une plume à un ami. Le texte disait : « Si tu trouves quelqu’un qui croit à ton histoire, alors le monde entier ne sera plus jamais triste. » J’ai prêté mon sweat à P. Je l’ai vue s’éloigner seule dans la rue en pente, une tache claire, mouvante, une silhouette floue bientôt avalée par la nuit. Puis Fourvière s’est dressée, ocre et dorée. Les voitures, la musique, l’agression. De retour, j’ai ouvert la porte-fenêtre. Le carrelage était mouillé. Pas de chatte. J’ai éteint la lumière de la hotte, attendu que mes yeux s’habituent. Puis je suis monté, me suis assis. Rien. Silence. J’ai appuyé sur Entrée. L’écran s’est allumé. La lumière m’a jailli au visage. Comme une naissance. Cette solitude-là. 06. Sans la présence des autres, je ne me sens pas seul. Mais sitôt que l’un d’eux surgit, je deviens Bernard-l’ermite. Petit Bernard, moyen Bernard, gros et gras Bernard, gigantesque coquille fabriquée par la somme augmentée, de jour en jour, des impressions de solitude traversées. Lumière et prisme. L’ermite, l’ermitage — ces mots m’attirent dès que je pense à la présence des autres. Et j’y pense souvent. Trop souvent. Tout le temps. C’est là-dedans que je me réfugie. Et puis, une fois reclus, mystère : je les oublie. Je plonge tout entier dans l’oubli des autres, je m’efface, je m’efface comme une tache de cambouis sur un costume tout neuf. C’est peut-être toute cette saleté que je gratte, racle, frotte, qui fait la matière essentielle de ma forteresse de nacre. Ce n’est pas que je déteste les autres. C’est que je ne sais ni par quel bout les prendre, ni comment les quitter. Ils surgissent, et c’est danger, alerte, oppression. Ils m’écrabouillent avec leurs volontés, leurs envies, leurs invitations, leurs invectives, leurs silences — surtout leurs silences. Alors je me cache. Derrière une façade, un rideau de pluie. Dans la ville, dans les trains, dans les rues, les vignes en temps de vendanges. Je flâne après le passage des glaneurs, et trouve la joie tranquille de tomber sur une patate oubliée, sur cette terre déjà ratiboisée. Une fois l’an, c’est l’heure des vacances. Tous les Bernard-l’ermite des environs se rassemblent. Ils s’alignent en rang d’oignons face à une coquille vide. C’est le moment : il faut changer de crèmerie. Petit à petit, chacun s’enhardit à sauter par-dessus son voisin. Ils cavalent tout nus sur le sable, espérant tenter leur chance. Et soudain, presque des ailes : tout le désir du monde les pousse vers un nouveau logis, une place, même temporaire, même éphémère. Une nouvelle coquille. Ensuite, chacun retourne à ses occupations, comme il peut. Il n’y a ni vainqueur ni perdant. Seulement : avoir, ou ne pas avoir. Quelqu’un finit toujours par conclure : c’est la vie. Et chacun repart seul, à sa coquille. Et c’est tout. 05. L’homme sans cœur apparaît à cet instant. Il marche en retrait de lui-même, avec un air de circonstance. On enterre ses illusions après les avoir vendues à l’encan, au marché de Cent coin. / Grave de Poix tête des yeux les collines dans l’espoir de voir Barbe Bleue venir à son giron. Pas loin de Cannes, Niké allaite la truie de fer du Claude qui ne sut jamais rien faire de ses dix doigts amputés à la guerre des boutons. Et pendant ce temps-là (haut et court), Romus et Romulus, le suc, le nectar, l’arôme de Michelle (ma belle), mangent leur soupe d’ortie, puis babillent, jouent et montent là-dessus pour voir Montmartre et le pain de Sucre en bons sacripants. Un cœur brûlant bat au-dessus des nuages noirs d’un ciel bas. Paris siffle son clebs pour qu’il ramène ses moutons là-bas, au pied du mont Ida. / Petit à petit, avec des avancées minuscules, de grands mouvements télescopiques d’antennes et de moustaches, de grands airs majuscules, les insectes suivent le cortège. Certains ont dévalé les pentes du Cluseau, d’autres roulent comme des boulettes depuis Chazemais et Villevendra avec leurs gros ventres gras. D’autres encore viennent à pied ou en rampant de Montluçon. Ils implorent qu’on monte le son. / Le porte-parole à qui l’on a donné du foin pour qu’il fasse l’âme fait un test de porte-voix. Le Larsen ondule sur la campagne, crispe les tympans des églises, projette une ombre sur l’ombre. Des cavaliers montés sur des mules jaillissent depuis la rue Labas. Venus d’Ombrie avec leurs bicornes, leurs fusils, leurs coupe-coupes, leurs grenailles et lances, pareilles à des mats de cocagne érigés pour assassiner les rêves. / Tout ici pue le bobard, le crevard, la pacotille, dit l’abîme derrière l’homme sans cœur (on dirait un zombi de Zanzibar échappé de la téloche cathodique radicale). / Personne ne le reconnaît, mais tout le monde en parle à tort et à travers. C’est comme ça que le grand boursouflé du bulbe reconnaît ainsi les siens — qui ne descendent ni des Huns ni des Hurons ni des Mohicans, ah ça non. Mais plutôt de la tribu des Collabes qui poussent comme du chiendent près Tronçais, Saint Bonnet, Meaulnes ou encore Saint-Amand dit de Montrond à cause des ronds de cuir et ronds de jambes qui pullulent là-bas. / Sur la route d’Epineuil, la jeune Albertine verse une larme de crocodile, s’ébaubit, se pâme, se jette dans une danse de Saint-Guy, éperdue. Certains tentent de la retenir, tous l’oublient vite. / L’homme sans cœur va bientôt parler. Il s’échauffe les lèvres, avale sa salive, replace sa voix. Patience est chaude, et dans l’azur trépigne d’impatience. Le temps s’écroule lentement, emportant les maisons, les cabanes, les châteaux d’eau, l’hôtel de ville, les nids d’aigle, de poules… d’étourneaux. / « Attention c’est parti il va parler ! », dit un héraut après avoir sonné du cor au pied de la tour d’Hérisson. / Le monde retient son souffle. Silence général. / « Je… Je… Je suis l’homme sans cœur… Je me porte mal… Je me porte dehors… Je suis le dedans porté à bout de bras… » / Et puis, plus rien. / Voilà, on est à peine arrivé à la fin que c’est déjà fini. / Tout le monde dit : « Remboursez ! » Puis la foule se lasse, rentre chez elle, espère des lendemains qui chantent. / L’abîme grommelle derrière l’homme sans cœur. Il veut lui adresser des reproches, mais il le rate à Désertines. De peu. 04. Habiter La Grave, pas bien loin du Cher, dans l’Allier. Les mots paraissent familiers. Ensuite, ils sont bizarres. / On a posé les valises à l’étage. Nous habitons un entre-deux. En dessous, un vieil homme ; au-dessus, les fantômes et les rats. / D. habite la petite maison juste après le pont qui enjambe le Cher. Les gendarmes se sont pointés vers 20h. C’était la première fois chez lui, en plusieurs années d’amitié. M’y suis trouvé si bien que j’y serais resté. La trempe que j’ai prise. / M. habite la maison d’à côté. Dacoté, je crus longtemps que c’était un nom. Comme d’autres parlent de « Sam suffit », les villas, vous savez. / La difficulté d’habiter un autre endroit. En quittant cette maison, j’étais à l’envers. / On dit de lui ou d’elle et encore de cet autre : ils sont habités. Ce n’est pas quelque chose de poétique, ils ont des poux les pauvres. / Tu habites là, donc tu suis les règles. / Vous habitez chez vos parents. Hélas, oui. / Vous n’êtes pas habité, rien de tout ça ne t’habite, tu finiras certainement romanichel. / J’habite seul. J’habite avec sept chats. J’habite à l’étage. J’habite au septième étage. J’habite après le coin de la rue. Au septième sans ascenseur. Plusieurs fois, d’ailleurs. J’habite tous les arrondissements de cette ville. En quelques mois. / On dit que je vis mal ceci ou cela. Je n’habite qu’avec difficulté ce genre de situation. Je ne cherche pas à m’investir. Une maison à moi, vous n’y pensez pas. / La cohabitation, proche de la coagulation, à la fin on pense à de la sauce figée. Et l’autre qui dit « le gras, c’est la vie ». / Le mot cabane et le sentier des nids d’araignées, bifurcations de pensées ou de souvenirs, la sensation de déjà-vu. Toujours cette effrayante propension à vouloir fuir l’ennui. Habiter l’ailleurs. D’ailleurs, dit-on l’ailleurs ou ailleurs dans ces cas-là ? / L’idée m’habite un moment, un atelier de sculptures en papier mâché pour les enfants. Il a plus de 30 ans. Elle a fait le tour du cosmos pour revenir m’habiter il y a juste deux ou trois ans. Faut être patient, impatient. À fond dans l’un ou l’autre ? / La maison en Calabre. Deux événements simultanés à ce propos : le livre de Georges H. et la réalité que nous vivons. On dirait une mise au point télémétrique. Sauf que lorsque les deux images coïncident, on ne peut rien en faire, rien en dire ; on reste bouche bée. / À Lisbonne, j’habite quel quartier déjà, celui dont parle Cendrars. Je l’ai au bout de la langue. Et déjà je pense à autre chose, au fait que je croyais voir Pessoa à chaque coin de rue. Je vois le cul du tramway à ce moment-là qui gravit la colline. Rien ne m’habite, tout me traverse. / Je repense à cette histoire. Les trois petits cochons. Parce que je me suis demandé ce que je pensais des maisons de paille à cette époque, si elles m’évoquaient quelque chose. L’Afrique telle qu’on nous la peint dans les livres d’histoire. La case de l’oncle Tom. / Que chaque voix soit un instrument. Que l’ensemble s’appelle « Pierre et le Loup », cette pensée me traverse au moment où je vois les musiciens de Brême passer sous mes fenêtres. / La folle habite de l’autre côté de la rue. Au même étage. La nuit, elle se met au balcon et hurle. / Derrière la cloison fine de la chambre d’hôtel, je l’entends rire toute seule. C’est effrayant. Parfois elle dit des choses énormes. C’est une vieille dame encore coquette. Elle a les ongles peints, même ceux des pieds. Et ce rouge à lèvres — du gloss — nom de Dieu. On dirait parfois qu’on habite ensemble. Une promiscuité dans l’ailleurs. / J’ai entendu ça. Il s’est redressé de toute sa hauteur ce petit bonhomme. Il m’a dit : « Il serait temps que vous fabriquiez votre propre nid. » Non mais je rêve, ce type me prend pour un coucou. Pauvre vieux. C’était un Anglais. Il est mort maintenant. / Habiter un texte, difficile aussi. Habiter un livre, c’est trop d’un coup. Habiter un chapitre, une page, un paragraphe. Commence déjà par une phrase, après on verra. / L’errance est une question permanente sur le fait d’habiter quoique ce soit. Les gens enracinés ne savent pas de quoi je parle, ce n’est pas grave. / Le mot habiter en anglais peut-être « to live », je pense Hamlet, « to live or not ». 03. Une gomme. Pas n’importe laquelle. Une gomme mie de pain. Une gomme souple, molle, fuyante. Une gomme qui n’est jamais là. Quand je la cherche, elle n’est pas là. Quand je ne la cherche pas, elle est là. Elle est là. Elle est là. Je tends la main. Je touche. C’est mou. C’est froid. C’est elle. Je malaxe. Elle devient tiède. Elle prend forme. Elle m’échappe. Elle roule. Elle glisse. Elle se dérobe. Elle revient. Elle attend. Elle n’attend pas. Elle s’en fout. Elle est là. Elle est encore là. Je la garde. Dans la main. Je la presse. Je la perds. Je la cherche. Non. Je ne la cherche plus. Elle revient. Elle revient toujours. Toujours la même. Jamais la même. Elle est là depuis toujours. Elle change. Je la connais. Je ne la connais pas. Elle est là. Elle est là. Elle est là. Elle me regarde ? Non. Si. Elle me juge. Elle me teste. Elle s’efface. Elle revient. Elle recommence. Elle recommence encore. Encore. C’est une gomme. Non. C’est un mot. Un mot mou. Un mot pâteux. Un mot malaxé. Un mot avalé. Un mot évité. Un mot qui se cache. Un mot qui tombe. Un mot qui ne revient pas. Elle est tombée. Elle est tombée. Je crois. Non. Je ne suis pas sûr. Elle était là. Là, juste là. Et puis non. Plus là. Elle est partie. Partie. Partie. Revenante. Peut-être pas. Gomme mie de pain. Tu ne résous rien. Tu n’effaces rien. Tu ramollis. Tu glisses. Tu colles. Tu sèches. Tu durcis. Tu casses. Tu t’effrites. Tu t’émiettes. Tu deviens pierre. Tu disparais. Tu reviens. Tu reviens. Je t’attrape. Je te rate. Je recommence. Je recommence. Je recommence. Tu es là. Tu n’es pas à moi. Tu n’es à personne. Tu es tout. Tu es rien. Tu es là. Tu es là. Tu es là. 02. Il serait question d’un doute, d’un flottement. De se questionner sur l’emploi du conditionnel, comme on glisse d’une pièce à l’autre dans le noir. Par exemple : « Ils décachetteraient leur courrier, ouvriraient les journaux, allumeraient une cigarette. » Que change le temps, l’ordre, la construction ? Quelle sensation naît de l’étrangeté grammaticale ? Il y aurait eu un point, manqué. Le même, toujours. Le voir, c’est voir autrement. Une fenêtre, un œil-de-bœuf, un horizon : tout se tient. Il faudrait reculer, tracer, tendre le bras, un crayon à la main. Un homme, là-bas. Il me ressemblerait. Un double. Il sortirait une cigarette. La flamme, la bouffée. De l’autre côté de la rue. Pile et face. Je dessinerais le salon, lentement. Certains objets : un point, un blanc. La bibliothèque, les tranches, la mémoire. Le parquet — pas du chêne. Deux chambres en une. Un appartement. Pendant qu’il fume, un autre le regarde. Ou pas. Je froisserais le dessin. Ne garderais que les titres. Éviterais le trou noir, l’alcôve, le sofa, l’affiche. Peut-être je reviendrais. Figures géométriques. Radiateur. Pesant. Froid. Porte vers une autre pièce. Un aquarium. Un suceur, un combattant. Lumière bleue. Un miroir. Un lit défait. Un corps de femme. Inventé. Avancer. Nourriture des poissons. Égraine. Nostalgie. Entrée. Cuisine. Agrandisseur sur frigo. Cuvettes. Baignoire sabot. Cafetière à détartrer. Frigo à dégivrer. Pensées échappées. Ouvrir la porte. Refermer. Descendre. Rue. Place. Véhicules. Rotation. Un point, toujours. C’est tout. C’est rien 01. Le paysage défile derrière une vitre sale, dégueulasse, instantanée. Gifles de pluie, giclées de nuit. Accordéon diatonique. Ballade de John Nike ta mère. Entre les wagons. Crissements. Parfums. Sonnette, soufflets, halètement. Villes, jardins, tours, terrains vagues. Couinement du skaï. Froissements d’étoffes, papiers, peaux. Frôlements, esquives, odeurs corporelles, à tomber. Tenir. Devenir île. Agripper la barre. Oublier le poisseux. Le suant. Le merdeux. Ralentissement. Vincennes. Dégueulis de voyageurs. Cafards humains. Pagayer dans l’imaginaire. Double mouvement. Entrer. Sortir. Sonnerie. Portes. Nuit jour nuit jour. Tunnel. Gare de Lyon. Se sentir rat dans une cathédrale. Verre. Acier. Masse. Foule. Danger. Être assommé. Se frayer un chemin. Pardon. Excusez. Vaciller. Se rattraper. Escalier roulant. Monter. Tomber. Recommencer. Couloirs, puis couloirs encore. Lumière. Ciel gris. L’Européen. Bagnoles. Klaxons. Paris. Marcher jusqu’à Bastille. Croiser Bofinger. Souvenir diffus. Rue du Pas de la Mule. Place des Vosges. Traverser. Diagonale. Arbres. Poches. Francs. Rue de Turenne. Café. Debout au comptoir. Bonjour. Bonsoir. Marcher vers la gare de l’Est. Prendre le temps. Au forceps. Arriver. Nausée. Parfum des croissants. Odeur de caoutchouc, gasoil. Tout mélangé. Secouer. Pousser la porte. Cour intérieure. Pavés. Poubelles. Briques. Balcons en fer. Ciel gris. Pousser une autre porte. Bruits de rotatives. Cliquets. Réglages. Voix graves. Gueule du contremaître. Se sentir chez soi. Temporairement. Dégommer les plaques. Nettoyer l’encrier. Imprimer les macules. Un paysage chinois. Regarder à travers. Papier. Murs. Réalité. Réponse des collègues : t’as pas soif ? Gulp. Ravaler. Se taire. Subir. La Roto. Caisse en bois. Caler le corps. Patienter. Prendre l’encre. Le papier. Des films. Du porno. Des affiches géantes. Surveiller l’empilement. Carré. Aligné. Recommencer. Une vie entière à s’inventer un ami pour tenir. Le soir, même trajet — ou pas. Changer. S’inventer des jeux. Oublier. Une heure jusqu’à la cathédrale. Changer de costard. Rat de ville, rat de banlieue. Somnoler. Terminus. Une main sur l’épaule : faut y aller, monsieur. 00. Je recommence. Je doute. J’hésite. J’avance un pied. Je tombe. Je me relève. J’apprends. J’apprivoise ce corps. Bientôt je courrai. Je vois l’arbre en fleurs. Un cerisier. La blancheur de sa floraison me bouleverse. Une émotion floue monte. Comme la grenadine dans l’eau : joie et peine mêlées. Je cours. Tombe. Me relève. Il grandit. J’ai peur et envie. D’être dans les fleurs. D’être avalé par la beauté du monde. Par son horreur et sa beauté. Le parfum entre par le nez. La lumière blanche par les yeux. Je chancelle. Je goûte l’oseille. Une morsure. Surprise acide. Je recommence. J’explore d’autres feuilles. Douces, râpeuses. L’acide, l’amer, le sucré. Tout va dans la bouche. Pour sentir. Pour accepter ou refuser. Pour éprouver. Les mots eux aussi ont un goût. Salsifis, rhubarbe, groseille. Certains me dégoûtent. Cartouche, école, abattoir. Le dégoût déborde. Il se propage. Je suis au centre. Il me traverse. Je suis maladroit. Les objets tombent. Je tombe. Parfois un cri, une gifle. Parfois on m’extirpe. Le noir. Je pleure. Puis je dors. Je suis né, placé en couveuse. Je n’en garde rien. Mais j’y retourne probablement la nuit en rêve. Le ventre chaud. Le geste qui m’en expulse. Une faute ? Un exil ? Chassé du paradis. Depuis, je veux grandir. Revenir. Comprendre. Peut-être mériter.|couper{180}

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