novembre 2021
Carnets | novembre 2021
Comme c’est romantique !
Comme un con j’avais acheté des fleurs au dernier moment, à l’angle de sa rue. Je dis « comme un con » parce que vous savez ce que je pense des fleurs coupées, toutes ces dégueulasseries permanentes que représente l’accumulation de meurtres comme de preuves. Bref, j’avais mon petit bouquet à la main, j’avais accéléré le pas pour parvenir à sa porte, et là elle s’ouvre, et me voyant avec mon trophée, comme si ça jaillissait de nulle part : « Comme c’est romantique ! Vous m’apportez des fleurs. » Elle savait y faire pour provoquer l’agacement ; elle était douée, naturellement. Tout se termina à quatre pattes, évidemment, comme des bêtes. Comment diable les choses auraient-elles pu se terminer autrement ?|couper{180}
Carnets | novembre 2021
Elle et moi.
illustration : Asger Jorn "Looking for a goog tyrant" 1969 Elle voulait m’attendrir comme un boucher attendrit la viande. Je m’arcboutais des quatre fers sans bien savoir pourquoi, sinon le danger. Quand je retrouvais un peu de solidité, je plissais les yeux pour gommer le superflu, les détails distrayants. Elle voulait ma peau, c’était clair. Alors, de sang-froid, je dégrafais sa robe : elle tomba comme des milliers de voiles légers, toute cette légèreté, et le corps nu enfin, ce silex à l’odeur de feu sur lequel s’écorcher toujours, comme l’océan aux falaises de craie, s’écorcher en vain pour créer une durée. La même tendresse dans le regard, œil pour œil, dent pour dent. « Et si on arrêtait ? » dit-elle. « Si on arrêtait ce petit jeu. Si on s’aimait comme des adultes. » Nouveau piège, évidemment ; je mimai la lassitude. Nous éclatâmes de rire de concert, puis nous tordîmes le cou aux poulets du poulailler, égorgeâmes quelques lapins, et les fîmes rôtir en prenant soin que, sous le croustillant, la viande fût encore bien juteuse.|couper{180}
Carnets | novembre 2021
Mon petit vieux
Vous avez trop d’imagination, mon petit vieux, réveillez-vous ! Il disait ça, cet homme, et il devait s’adresser à ce gamin qui n’était pas le sien, sans doute un élève. Ils étaient sur le trottoir d’en face, face à face. L’adulte, un peu courbé sur l’enfant. L’enfant, la tête dans les épaules, levant le front. Mon petit vieux… ça faisait si longtemps que je n’avais pas entendu ça. La même colère m’envahit soudain. L’envie de tout casser, de tuer tout le monde, de sauter à la gorge de ce connard d’adulte condescendant. De m’interposer entre les deux. Et puis je me suis souvenu : au bout de l’énième fois, on n’entend plus. Mon petit vieux, c’est même le déclic qui crée la lévitation tout entière. On se décorpore, on s’en branle, merde à tout.|couper{180}
Carnets | novembre 2021
Pêcher le silence
Hortillonnages, Alfred Manessier J’ai connu des temps bénis où l’on pouvait manger le poisson que l’on pêchait soi-même. De plus, celui-ci avait encore une forme de poisson et non cette chose congelée, rectangulaire, enduite d’une couche de chapelure que l’on cuit à la va-vite sur un coin de fourneau. Mais à vrai dire, ce n’était pas pêcher des poissons qui m’intéressait le plus, c’était tout ce qu’il y avait autour durant ces moments de vacances fabuleuses. L’esprit accroché tel une barque à quai à un rituel immuable, quelque chose comme une sorte de doublure augmentée de moi, légère, pouvait alors voyager dans le ciel et dans les profondeurs du fleuve, dans le bruissement des arbres et le mouvement des reflets. J’arrivais de bonne heure et humais l’air. Puis je déballais mon attirail toujours exactement de la même façon. Une fois la canne télescopique déployée, j’y accrochais la ligne, puis je farfouillais dans la boîte de vers pour en trouver un que je coupais en deux sans le moindre émoi. Enfin je plaçais une plombée pour mesurer le fond, estimais la vitesse, la force du courant, ce qui me donnait les indications suffisantes pour régler la hauteur du bouchon, et enfin tendre la ligne. Une fois tout cela fait, je fixais l’objet comme un moine un point focal, crucifix ou mandala, et j’étais prêt pour un voyage dont je ne savais jamais d’avance ni où ni combien de temps il allait durer. Je pouvais sortir de mon corps de petit garçon et rejoindre les territoires des rêves que j’avais abandonnés le matin. Et puis, de temps à autre, un poisson mordait à l’hameçon, tout là-bas en bas, dans la profondeur, et je suivais le fil d’argent pour retrouver mon corps, la pesanteur de celui-ci et le mouvement, et c’est alors comme mécaniquement que je ferrais. La plupart de ces petits poissons étaient de longs gardons et leur odeur me pénétrait les narines comme pour achever de me réveiller totalement. Une odeur forte de vase et de quelque chose d’autre que je n’arrivais pas vraiment à identifier clairement. Une odeur de gardon. La perche arc-en-ciel que je pêche aussi parfois n’a pas tout à fait la même odeur ; quant au poisson-chat, n’en parlons pas, c’est une véritable infection, on le pêche plutôt dans le canal du côté des égouts. Ce que j’extirpais de ces profondeurs mystérieuses, ces poissons de toutes sortes, la pêche, n’était pour moi rien d’autre qu’une conversation silencieuse interrompue par la chance. Et la chance surgissait à la fois dans des tons argentés et de sales odeurs. Encore que « sales odeurs » est un terme exagéré qui ne venait pas de moi, mais de ma mère. Car lorsque je rentrais avec ma bourriche pleine, elle ne voulait rien savoir : « débrouille-toi pour les préparer, moi je m’en lave les mains, ça pue vraiment trop, tes machins. » C’était évidemment la contrepartie de ces moments magiques, comme si tout dans cette existence n’était qu’un équilibre permanent à ajuster entre le merveilleux et le désagréable. Je prenais de vieux journaux, La Montagne notamment, et sur les feuilles imprimées relatant les faits divers, les dates et événements des comices agricoles, les rubriques nécrologiques, je sacrifiais mes souvenirs encore tout frétillants d’ombres et de lumières, ces agréables moments. Les boyaux sanguinolents se mêlaient à l’encre d’imprimerie, ce devaient être mes premières peintures créées de toutes pièces par le hasard. Je n’ai jamais parlé de tout cela : je n’étais qu’un gamin et, du reste, sitôt que j’avais essayé de raconter mes rêves ou mes cauchemars, je n’avais la plupart du temps droit qu’à des réprimandes. « Arrête donc de vouloir faire ton intéressant et va ranger ceci, va ranger cela. » Je me suis tu le plus profondément possible. Puis je suis arrivé dans des contrées où la pêche ne me disait plus rien. Au bord de l’Oise, en région parisienne, je voyais les berges souillées par des nappes de gasoil que laissaient dans leur sillage les péniches, des bouteilles vides en plastique, des petits chats morts dans des bas de soie, je n’avais nulle envie de fourrer ma ligne dans ces eaux-là. J’ai pourtant essayé une fois ou deux, tant la nostalgie me tenaillait. Mais ce fut décevant : je n’ai pêché ces jours-là que des objets mis au rebut dans le ventre du fleuve, une vieille ceinture et une espadrille. J’ai donc rangé tout mon fourbi dans un coin du garage et puis j’ai laissé le temps passer, j’ai oublié. Durant les 50 années qui se sont écoulées depuis, j’ai dû retourner à la pêche moins de cinq fois. Au Portugal notamment, où je vivais dans une forêt d’eucalyptus, au-dessus de Chaves, je suis allé pêcher pour me nourrir car je n’avais plus le moindre kopeck. C’était une petite rivière, un vao, et j’ai pu retrouver en grande partie le monde des rêves qui m’était devenu inaccessible depuis l’enfance, et l’abandon de la pêche. Oh bien sûr, j’avais des rêves d’adultes désormais, mais ce n’était pas du tout la même chose. Dans ces rêves-là, il me semble que j’étais démuni totalement, je n’avais rien pour mesurer le fond, et tendre ma ligne en toute quiétude. Je n’avais désormais plus rien, pas la moindre plombée, pas le plus petit bouchon, pas le moindre petit fil pour pêcher le silence.|couper{180}
Carnets | novembre 2021
Peindre sans ponctuation
Distances prises, Pierre Alechinsky 1960 Suite à un commentaire de la part d’un lecteur concernant l’absence de ponctuation dans la plupart de mes textes, je me suis mis à réfléchir, sans doute parce que j’ai botté en touche un peu trop facilement à mon goût. Et encore, je me suis retenu. J’aurais pu aller faire quelques recherches sur Google afin de retracer le plus brièvement possible une « histoire de la ponctuation » au travers des âges, ce qui m’aurait permis en premier lieu de conforter une bonne fois pour toutes les intuitions qui m’auront traversé depuis les classes maternelles et primaires sans que jamais je n’ose m’exprimer sur celles-ci. Car ayant l’oreille fine et passant la plupart de mon temps à écouter tous les bruits de la nature, ou de l’être, se confondant en une seule et même entité, j’ai remarqué que celle-ci ne s’octroie jamais la moindre pause. Dans le fond, la mélodie continue imperturbablement à se jouer, même si, de temps à autre, l’ouïe du commun des mortels puisse s’imaginer qu’elle disparaît. Comme en toute chose que nos sens nous représentent, il y a toujours deux aspects au moins que l’on pourrait nommer le visible et l’invisible. Or la pause, comme le blanc ou le vide entre deux choses distinctes, ne m’a toujours paru n’être qu’apparence et artifice. J’imagine qu’au tout début de l’écriture, étant donné que les supports étaient précieux, pour des besoins d’économie ou d’écologie déjà, l’écrivain évitait de laisser du blanc entre les mots et ne ponctuait pas. D’ailleurs, le mot en lui-même n’est qu’un vestige de ces temps oubliés où chaque lettre se relie à l’autre pour évoquer un son compréhensible distinctif, reconnaissable. Comme si connaître ne suffisait pas. Je crois que si je me penchais sérieusement sur la langue hébraïque et que j’analysais avec force d’exemples, issus comme il se doit de sources sûres, nul doute que je découvrirais que les mots de celle-ci contiennent des voyelles cachées que le lecteur doit deviner suivant le contexte dans lequel chaque mot est placé. Chez les Grecs anciens, je vous fiche mon billet qu’on serait stupéfait de découvrir, sur les manuscrits originaux, une continuité de lettres toutes reliées les unes aux autres et dont il faudrait faire un effort pour distinguer chaque mot. C’est pour des besoins oraux, pour se narrer les histoires les plus fameuses, que les conteurs, copains comme cochons avec les copistes, dont les plus joyeux drilles furent probablement gaéliques ou irlandais, ont éprouvé le besoin de placer du blanc entre les mots, entre les idées, entre les sensations et les émotions. Pour les mêmes raisons triviales la plupart du temps : accroître la durée de la narration afin que les péquins aient la sensation nette d’en avoir pour leurs écus. Donc, durant une grande partie de son histoire, avant cela, l’humanité en général ne se souciait que peu ou pas du tout de la ponctuation, et j’imagine qu’elle ne s’en portait pas plus mal qu’aujourd’hui. Cette observation n’est rien à côté d’un paradoxe que l’on peut apercevoir au Moyen Âge concernant l’évolution de la ponctuation au regard de la pauvreté de la production littéraire de cette époque. Comme si on avait voulu étirer les caractères pour remplir les parchemins ; la fabrication du papier étant désormais à peu près maîtrisée, on se retrouvait avec des stocks, du surplus qu’il fallait bien écouler. Peu de production et beaucoup de parchemins : voilà une raison aussi valable qu’une autre pour inventer les règles de la ponctuation. Une autre raison sans doute plus sérieuse et plus dangereuse était que le sens soit partagé par le plus grand nombre, de façon à ne laisser que peu de doutes, notamment en matière d’écrits religieux. Imaginez, il aurait fait beau voir que tout un chacun interprète l’Évangile à sa guise. Avec la ponctuation disparaît le doute qui, comme on le sait depuis Mathusalem, et plus récemment saint Antoine de Padoue, est le signe que le démon nous tirlipote la matière grise. Du coup, fort de ces toutes premières intuitions dont je vous ai parlé, je n’ai jamais jugé vraiment intéressant de me pencher de trop sur la ponctuation, surtout en raison de ma résistance vis-à-vis de toutes les innombrables manières que l’Éducation nationale ne lésine pas à utiliser pour nous bourrer le mou et faire de chacun de nous des moutons. Et puis cette mélodie que je ne cesse d’entendre depuis toujours, je ne vois pas de raison valable ou personnelle de m’amuser à la trahir ; tout au contraire, j’ai toujours essayé de la suivre du mieux qu’il m’était possible de le faire. Aujourd’hui, on veut mettre du sens partout, des raisons, de l’intelligence. De cela aussi je n’ai jamais cessé de me méfier. Tout d’abord parce que c’est assez fatiguant, mais cela ne serait rien si la raison n’était pas à peu près toujours à côté de la plaque concernant la réalité de ce monde, celle que toute ponctuation, justement, tente de dissimuler en nous égarant dans la logique. Il y a plus d’un point commun entre cette histoire de ponctuation dans l’écrit et ce que me dit mon épouse lorsqu’elle ouvre la porte de l’atelier et me livre son avis sur la plupart de mes tableaux : « On étouffe, c’est trop chargé, mets plus d’air. » Évidemment, je respecte son avis comme je respecte l’avis de ce lecteur me livrant sa gêne concernant ma carence en virgules et en points. Ce qui ne me fait pas dévier d’un iota sur ma façon de peindre. Car je suis têtu et je n’y peux rien. C’est plus que têtu, je crois : c’est fidèle. Voilà, je reste fidèle à mes intuitions de départ aussi longtemps que l’on ne me prouvera pas qu’elles sont totalement erronées. Et j’ai toutes mes chances de ne pas être contredit car, au demeurant, tout le monde s’en tape le coquillard royalement de mes intuitions. La vie ne fait pas de pause, sauf dans le monde des apparences ; alors pourquoi j’essaierais de faire autrement, sinon pour paraître ce que je sens bien ne pas être ? Et puis je vois bien où tout ça risque de nous mener surtout : de plus en plus d’espace entre les idées, entre les émotions, les mots, une sorte d’expansion du langage, comme de l’humanisme, parallèle à celle de l’univers, qui finira par la nuit noire et sans étoile à terme, ou dans un mutisme profond, comme on voudra. Et « on », je ne sais pas toujours qui c’est ; on dit que c’est un con, je doute aussi pas mal de ça.|couper{180}
Carnets | novembre 2021
La conférence des oiseaux.
Novembre n’est vraiment pas ma tasse de thé. En plus, je ne bois pas de thé. Du coup, je tente de me motiver, de trouver du beau, de l’allégresse, de l’enthousiasme encore plus durant ce mois-là que durant les autres, pour contrebalancer ma peur, ma colère, mon désespoir. C’est un grand mot, le désespoir. Aujourd’hui, on parle plus de déprime, parfois aussi de mélancolie. Aujourd’hui, on ne voudrait qu’être jeune, joyeux, riche et séduisant, charismatique si possible : c’est le miroir aux alouettes de l’époque qui veut ça. Placer à la marge tout le fâcheux. Placer à la marge le dégueulasse. Ce que l’on pense, ou ce que l’on estime être, le dégueulasse. En tant que peintre, l’ombre m’est aussi nécessaire que la lumière. Je les place sur le même piédestal, au niveau de l’amer comme du sublime. En cherchant un peu sur le Net un livre que je voulais relire, je suis tombé sur cette vidéo : c’est une réécriture et une récitation de La Conférence des oiseaux, écrite par Farid Al-Din Attar, poète persan du XIIe siècle. Ce récit, je l’avais découvert alors que j’étais marmot et il m’avait énormément fait rêver, il contenait tant de mystères à éclaircir… J’ai conservé ce petit bouquin illustré des années, puis je l’ai perdu dans un de mes nombreux déménagements. Sans doute fallait-il que je le perde pour mieux le retrouver : c’est souvent ainsi que les choses fonctionnent.|couper{180}
Carnets | novembre 2021
L’esbrouffe
Je ressors ce mot dont je ne me suis pas servi depuis belle lurette : l’esbrouffe, qui provient de l’argot ou du patois et qui implique une certaine force, a contrario de l’entourloupette qui, elle, nécessite un brin d’intelligence minimum. Le vol à l’esbrouffe était bien connu, surtout chez les Allemands (voir Macé dans la chanson de Vidocq, si vous voulez des références plus précises). Faire de l’esbrouffe, c’est aussi faire du tapage, pendant qu’un complice vide les poches des victimes dont l’attention est ainsi détournée. Ce n’est pas bien honnête. Mais comme je ne sais pas ce qu’est l’honnêteté, je suppute que j’ai utilisé l’esbrouffe beaucoup à la seule fin, non pas de détrousser qui que ce soit, mais plutôt d’en avoir le cœur net. Parce qu’il y a l’honnêteté partagée par le plus grand nombre et puis celle que l’on se doit à soi-même. Et comme j’étais débiteur vis-à-vis de cette dernière depuis des lustres (ce qui, dans mon esprit, dépasse probablement belle lurette), ce n’est pas un hasard si le mot esbrouffe a surgi du bol de café noir pour me pénétrer dans les narines sous forme de vapeur. J’ai toujours pratiqué l’esbrouffe comme un exercice physique, la marche à pied ou l’épluchage de légumes. Disons que c’est un legs, un héritage, je n’ai absolument rien inventé : tout était là déjà bien avant que je ne pousse mon premier vagissement. Dans ce qu’il me reste de mémoire, mon grand-père paternel, un fort des Halles, faisait de l’esbrouffe pour un oui pour un non, ce sur quoi il était immédiatement suivi par son épouse, ma grand-mère, qui ne lésinait pas sur la précision des mots pour qu’ils soient les plus percutants possibles ; et enfin, mon père a tout récupéré pour me le resservir à toutes les sauces, en mettant, si je peux dire, plus que la main à la pâte. Ce qui est bizarre dans une famille de bouchers. Enfin voilà, mon tour, un jour, est arrivé d’empoigner tout ce fatras et, comme j’étais jeune, sans le moindre discernement, j’ai cru que ça m’appartenait, que tout ne venait que de moi, que j’étais l’esbrouffe incarnée, si l’on veut. Ça m’est presque complètement passé depuis le temps, bien sûr. Mais une ou deux fois par an, j’ai des rechutes. Comme si je ne voulais pas lâcher tout à fait prise. Comme si j’allais me retrouver parfaitement seul d’un coup, et totalement à poil, sans m’appuyer sur cette capacité à pratiquer le coup d’État, la provoque, l’outrance. Pour me soigner, parce que c’est une maladie aussi insidieuse que celles appelées vénériennes — parfois, on ne peut mesurer les conséquences des débordements que longtemps après, une fois que c’est trop tard généralement —, j’essaie d’écrire ou de peindre. Ça me calme beaucoup pendant que je le fais. Après, évidemment, je ne devrais sans doute pas montrer tout ce que je produis ainsi : ça risque de choquer pas mal de gens, les proches surtout, ou encore certains employeurs curieux, ou encore des ex à qui je ne donne jamais de nouvelles. Mais bon, comme il y a de fortes chances que ces gens, en général, ne sachent pas plus qui je suis que moi-même, quelle importance. Bien au contraire, toutes les observations, les critiques, les plaintes ne me serviront qu’à mieux cerner peut-être l’esbrouffe générale ; ce qui, par les temps qui courent, n’est pas rien.|couper{180}
Carnets | novembre 2021
Ce n’est rien
Ma mère disait souvent cela : une fois que j’étais au sol, complètement défoncé par papa, elle disait : « Ce n’est rien », pour que ça pénètre en moi comme dans du beurre. « Ce n’est rien, ça va aller. » Puis elle m’attrapait par un bras pour m’aider à me remettre debout. Je les ai bien sûr détestés, la rage me permettant bien plus que ma mère de rester debout. Certainement que je n’étais pas un gamin facile non plus. Avec le temps, j’ai fini par me dire qu’il convient de faire la part des choses, que l’émotion aussi nous aveugle beaucoup sur le fondement véritable de toutes ces choses. Mes parents m’aimaient à leur façon ; c’était violent, brutal, parfois complètement con, et tout cela ne leur donnait ni tort ni raison, dans le fond. Je ne pouvais rien y changer. Je ne pouvais qu’apprendre à me calmer, à ne pas rester collé à la haine, à la colère, à la rage pour avancer. Pourtant, malgré toutes les années, à chaque fois que j’entends cette expression : « Ce n’est rien », tout me revient. La même rage exactement. Cela dure quelques minutes, une heure ou deux parfois, quand je n’ai pas bien dormi, et puis ça passe. Ça passe comme tout, et je me dis, moi aussi, à la fin : « Ce n’est rien. » J’aurais pu aller au fin fond des Indes ou de l’Himalaya encore une fois de plus que cela n’aurait absolument rien changé. Parce que cette expression me raccroche à mon enfance encore, et encore, à mes parents toujours, à cette histoire à dormir debout que je raconterai peut-être un jour sur le ton qui convient, un ton acceptable. Mais « ce n’est rien, ça va aller » : il suffit de le dire pour que ce soit ainsi.|couper{180}
Carnets | novembre 2021
Les trois étapes d’un tableau
L’huile est une matière vivante, comme le peintre. Que savons-nous du vivant sinon ce que nous rapporte la rumeur ? Que savons-nous de la peinture qui tienne jusqu’au lendemain ? Jusqu’à ce que l’on se penche sur le chiffre 3. Jusqu’à ce que l’on accepte le temps comme un processus de germination dont le but est la floraison. À quoi servent les fleurs ? À quoi servent les chefs-d’œuvre ? Parfois, lorsque je suis fatigué, je me dis que tout ça ne sert à rien. Ça ne dure jamais bien longtemps, la fatigue est un voile qui s’estompe pour laisser place à d’autres. Autant de voiles, autant de couches. Jusqu’à ce qu’un jour je rencontre mon maître et qu’il me dise : « Il est important de comprendre puis de respecter les trois étapes. Alors tu naîtras avec, tu connaîtras. L’huile est une matière vivante, tout comme toi. La première étape est le domaine de la boue, de l’ignorance, du bien et du mal, du beau et du laid. C’est aussi celle de la peur et de la liberté. C’est dans ce royaume que tu construiras ton égo à coups de hache, à coups de couteau, à coups de pinceau. Tu te gonfleras d’orgueil et de vanité puis tu retomberas plus bas que terre. Tu n’auras pas d’autre choix que le beau ou le laid et tu détesteras l’entre-deux. Tu verras mille mondes merveilleux, mille déserts, mille champs de bataille, tu traverseras les couleurs sans les voir, car tu n’auras encore aucune valeur. Tu t’enthousiasmeras le matin pour te désespérer le soir et ainsi durant des jours et des nuits, des mois, des années jusqu’à ce que la magie décide de te faire grâce et ouvre enfin tes yeux. Et c’est au moment où enfin tu verras, que tout t’échappera pour sombrer ensuite dans l’aveuglement. À la seconde étape tu seras totalement perdu. Tu regarderas la toile et tu ne verras plus rien, tu seras perclus de doutes et si, par hasard, tu réussis un tableau tu diras : ce n’est pas possible, ce n’est pas moi qui ai fait cela. Peut-être que tu ne peindras plus durant des semaines, des mois, des années, tellement le doute te tenaillera. Tu peindras tout de même parce que l’habitude est plus forte que tout. Des petites choses insignifiantes, de grandes choses sans intérêt, tu commenceras peu à peu à comprendre que le résultat n’est pas le plus important. Tu commenceras aussi à devenir plus attentif à tout ce qui se présente aussi bien venant de l’intérieur que de l’extérieur. Au bout de cette étape, tu n’arriveras plus vraiment à dire qui peint le tableau, à dire « je ». Passeront ainsi les jours, les semaines, les mois, peut-être les années. La seule chose à laquelle tu pourras t’accrocher est la régularité. Tu t’enfonceras dans celle-ci comme dans une tombe. Jusqu’à ce que la magie te permette, à l’aube d’un matin, de décrypter la toile. La troisième étape te semblera irréelle. Il n’y aura plus de différence entre la toile, la peinture et toi. Il n’y aura plus que du bien et du beau partout ; même au plus sombre du plus sombre tu verras la lumière. Les noirs seront profonds comme la nuit percée d’étoiles et de galaxies et toutes les nébuleuses auront pour toi leur raison d’être. La finesse des lumières s’étendra vers l’infini. Tu ne chercheras plus, tu ne douteras plus, tout simplement parce que tout cela n’aura plus de sens, parce que le doute et l’insensé auront disparu de la surface de la toile, comme de sa profondeur. Il n’y aura pas beaucoup de couleurs mais elles seront utilisées chacune à leur juste valeur sans même que tu n’aies à te demander pourquoi ou comment. Et une fois le tableau au bord de l’achèvement tu pourras rire ou sourire à ta guise enfin et dire vraiment tout cela pour rien. Pour rien. Ce sera ta récompense pour avoir respecté à la lettre les trois étapes. Pour rien, le vrai but de la peinture comme de toutes choses. »|couper{180}
Carnets | novembre 2021
Je n’ai jamais dit.
Je n’ai jamais dit : « Je ne t’aime plus. » Cela m’a toujours paru idiot, et faux surtout. J’ai plutôt dit : « Tu m’ennuies, tu me mets à bout, tu m’emmerdes », des choses de ce genre, pas vraiment sympathiques, mais qui me semblent plus justes, plus spontanément justes, sans réfléchir. Parce qu’au-delà de cet apparent manque de respect, je t’aime depuis toujours, je ne peux faire autrement ; autrement ce ne serait pas toi, ce ne serait pas moi. Je pourrais m’excuser, dire que c’est à cause de la pudeur : ça ne raviverait pas les cendres des illusions perdues. Je n’ai jamais dit : « Je ne t’aime plus », non par manque de courage ni par peur de te blesser, comme tu n’as pas, toi, hésité à le dire pour te blesser. Il fallait que tu le dises pour te libérer de quelque chose d’insupportable, je l’ai compris. Celui que tu aimes est toujours au-delà de celui que tu aimais, et peu importe qu’il soit au-dessus ou au-dessous : il n’y a pas de points cardinaux dans mon amour pour toi. Je ne peux que me souvenir de cette fenêtre ouverte comme la porte d’une cage et de l’oiseau qui s’envole vers un ciel incolore. Ce n’est pas à moi de dire si cette idée est bonne ou mauvaise, tu sais. D’ailleurs, tu l’as compris après toutes ces années, et sans doute même avant : je ne dis que des choses sans importance véritable pour ne jamais parler de l’essentiel. Je n’ai jamais cru dans l’essentiel, usé par tant de bouches, usé comme ces amours que l’on se jure, comme des promesses intenables. Et si je jure, ce n’est pas ainsi. J’ai toujours préféré la grossièreté au mensonge. Parce que celle-ci me libère, me fait rire ou sourire du mensonge justement. J’allais dire : la grossièreté se rit de la vulgarité ; tu vois, je n’ai pas changé. Je n’ai jamais dit : « Je ne t’aime plus », parce que je préfère l’idée d’une cage réelle à toutes les illusions de liberté.|couper{180}
Carnets | novembre 2021
La pauvreté d’âme
Je ne sais pas ce qu’est l’âme, mais la pauvreté d’âme. L’examen des intentions me reconduit. J’écoute, me relis, m’évanouis. Alors je vois. Le beau pays, l’intensité des ors et des bleus. Et ma soif inextinguible, et toute la somme des empêchements. Je suis cette bête de somme. Un âne qui se prend pour un aigle. Et le contraire, parfois aussi. Un fou qui aura tout inversé. L’or vaut la boue. Le bleu du ciel, les ecchymoses. Je peux voir tout cela, et l’étendue des pauvretés, mais je ne sais pas ce qu’est l’âme. Je ne veux pas le savoir.|couper{180}
Carnets | novembre 2021
Ceux qui savent
Ceux qui savent assomment, et je ne voudrais pas devenir ainsi. Comme je ne veux pas tuer de mouches ni égorger des lapins. Ils disent : « Enfant, tu ne sais rien. » Et je les ai crus, souvent. Je leur ai donné raison, devenant ainsi mon propre ennemi. C’est à bout de souffle qu’on s’interroge sur celui-ci. Quand l’air manque. Ceux qui savent vous le diront : rejoins donc nos rangs ; qu’attends-tu enfin ? Et soudain je me souviens de tous les petits poissons sur le talus, leurs soubresauts idiots dans l’assèchement de l’œil. Tout me revient pour m’appauvrir.|couper{180}