novembre 2021
Carnets | novembre 2021
Le marteau et le clou
En tant que professeur, je me rêve parfois menuisier ou charpentier, enfin un truc qui me permettrait d’avoir un marteau et de taper sur un clou. Je veux dire que ce serait sûrement plus efficace que de rabâcher toute la sainte journée ce que sont les valeurs, le contraste, la profondeur et tout un tas d’autres choses du même acabit. C’est sans doute dû, malgré mon grand âge, à cette sorte d’impatience qui ne m’a jamais quitté. C’est-à-dire que j’ai l’habitude de comprendre vite, je dirais au quart de tour, tout un tas de choses. Cependant, dans la pratique, il faut bien avouer que je suis tout aussi démuni que le pire de mes élèves (je ne donnerai pas de nom, n’insistez pas). En fait, je suis sans arrêt en quête de subterfuges, ce qui me permet d’être créatif en matière de pédagogie, si je ne le suis pas toujours en peinture. Je raconte des histoires, je donne une ou deux citations incongrues la plupart du temps, je tourne autour de la table comme un derviche, je chante, je crie, des fois même je pleure. Mais ce que je n’ai jamais encore fait, c’est prendre un marteau et un clou, puis m’approcher du crâne d’un élève et tenter de l’enfoncer. Pourtant, j’y pense régulièrement. C’est là le nœud du problème pédagogique dans tout métier manuel : la cervelle peut assimiler quantité de théories, de lois, de trucs et de bidules, mais si ça ne va pas jusqu’à la main, ça ne sert à rien. La pratique possède sa propre intelligence, qui se passe de tout le reste, y compris d’outils de bricolo.|couper{180}
Carnets | novembre 2021
Du manque de suite dans les idées.
J’aurais pu être riche, conduire une Lamborghini, une par jour de la semaine et de couleur différente, séduire Monica Bellucci, et même l’épouser, mais ce ne devait pas être mon désir le plus profond, en fin de compte. Tout ça n’était que de petits desiderata de surface, du copiage, du plagiat et rien de plus. Le fait est que j’ai mis des années à me flanquer des baffes et à baver des ronds de chapeau parce que je ne parvenais pas à suivre ce genre d’idée qui traîne un peu partout dans les bas-fonds de l’âme humaine. Au lieu de ça je me suis lancé dans la recherche fondamentale, notamment la scission du poil de cul en un nombre infini de parties. Et puis après l’excitation, l’enthousiasme de comprendre à quel point j’étais plutôt doué dans l’art de me faire tout seul des nœuds au cerveau, je me suis lancé dans l’étude du dénouement. Même excitation, même enthousiasme. Cependant, avec toujours cette cruelle absence au centre de moi-même, je veux parler de ce manque total de suite dans les idées. J’ai sauté mille ânes et je ne sais plus combien de coqs dans un sens puis dans l’autre sans me faire attraper par la clique de Brigitte Bardot sans compter tout le reste. Ce dont j’aurais aussi pu être fier, comme ces vétérans dont les pensées ne cessent de tourner en boucle sur les bordels de Saïgon, de Tombouctou, ou de Tizi Ouzou, en ne cessant de me souvenir du « bon vieux temps » où l’on pouvait s’éclater sans vergogne. Mais voici qu’au manque de suite dans les idées je me retrouve avec des trous dans la mémoire. De grands pans de celle-ci se détachent d’une banquise imaginaire et s’égaient sous forme de glaçons géants dans la mer bleu marine. Je crois que les deux sont liés d’une façon atomique, électronique, moléculaire. Quand on découvre que l’on marchait sur une route imaginaire qui ne mène à rien, quand on en prend réellement connaissance ou conscience, alors tout ce qui se rattachait à celle-ci, le décor, les personnages, les événements, glisse doucement vers le néant que l’on nomme faute de mieux l’oubli. Ce qui est ballot car j’aurais au moins pu prendre quelques notes, cela m’aurait permis d’écrire deux ou trois Don Quichotte. Si le désir d’en écrire eut été véritable, ce dont je doute également. Le doute joue d’ailleurs son petit rôle de souffleur dans toute cette histoire. Il est toujours planqué dans son trou à deux pas du narrateur. Il est là pour freiner l’excitation et l’enthousiasme, évidemment. Sinon, imaginez : ça continuerait comme ça jusqu’à la Saint-Glinglin. Si l’Éducation nationale voulait vraiment éduquer les gens plutôt que d’en faire des moutons obéissants, elle mettrait le paquet sur la quête d’authenticité des désirs. Tout commencerait dès la maternelle par un « qu’est-ce que tu veux vraiment ». Mais j’imagine qu’on n’a pas encore trouvé une société digne de ce nom fondée sur un tel principe. Pour le moment, il n’y a qu’un tout petit groupe de personnes qui sait ce qu’il veut, et ce qu’il veut ne fait pas vraiment rêver. Car voilà le maître mot de toute cette histoire à dormir debout : rêver. Une fois qu’on y a goûté, comment peut-on ne pas vouloir recommencer, et ce tous les jours autant qu’on le peut ? Le problème, c’est que les rêves sont volatiles, et qu’ils sont aussi à trous comme le fromage helvète. Il faut patienter un sacré long moment, une vie entière sûrement, pour constater qu’en fin de compte tout, ou à peu près, est muni d’un orifice central qui aspire la périphérie. Que ce soit le désir, les idées, l’amour, le rêve, et même le quotidien avec ses fins de mois. Du coup, voilà pourquoi certainement j’ai ce fabuleux manque de suite dans les idées depuis toujours : c’est la présence du trou qui sans cesse me fait bifurquer pour ne pas tomber dedans trop vite, assurément. Je suis comme cette estafette qui court comme un dératé sur le champ de bataille parmi les obus qui éclatent, les copains qui crèvent et un sale con qui gueule là-bas, planqué derrière un talus : « À l’assaut ! » J’esquive le pire, je zigzague sans relâche pour ne pas me retourner et me transformer en statue de sel, j’invente sans arrêt des jours meilleurs que je jette au feu par temps calme et puis c’est tout.|couper{180}
Carnets | novembre 2021
Avancer, reculer, recommencer.
L’art est un labyrinthe dont le but est nécessairement l’égarement. Sinon, à quoi bon y pénétrer ? Et quand bien même placerait-on un minotaure comme prétexte à l’action, il ne serait rien à proportion de ce que produit la perte de repères. Le héros s’affrontant lui-même intéresse-t-il encore qui que ce soit, mis à part les enfants amateurs de contes et de légendes ? Quand Hercule se rend compte qu’aucune de ses armes ne peut entamer le cuir du lion de Némée, il l’enlace dans une sorte de danse qui oscille entre l’étouffement et l’accolade. Récupérer ensuite la peau du lion, une fois vaincu, et s’en revêtir, l’arborer sans pour autant parader, est le prémisse que quelque chose enfin s’est passé, que l’histoire débute réellement : celle de l’artiste qui a enfin compris la nécessité de « sauter par-dessus lui-même » pour reprendre la formule de Paul Klee parlant du gris. La traversée d’un miroir est toujours quelque chose qui tient à la fois de l’ordinaire et du miracle. Ordinaire parce qu’autrefois cela s’apprenait à l’adolescence au travers de rituels que l’on pouvait considérer à l’âge adulte comme « banals ». Miracle dans notre monde moderne où, justement, on fait à peu près tout pour que cette traversée ne s’effectue plus, pour conserver le plus longtemps possible l’homme dans une enfance égocentrée. Bien sûr on peut se rendre à l’école, à l’université pour apprendre quelque chose sur l’art. Surtout tout ce qui tourne autour de celui-ci comme un récit tourne autour d’une absence. Bien sûr le savoir remplit, comme la denrée, le réfrigérateur et produit une illusion d’autorité. Tout juste de quoi alimenter la conversation, écrire des livres, remplir les rayons des librairies, des bibliothèques, écrire des articles de blogue. Mais cette autorité ne produit guère d’impact sur l’individu isolé, l’artiste, qui intuitivement sent bien qu’il faut effectuer un pas dans le vide et que le moindre filet ne sert à rien, qu’il n’est que perte de temps. L’artiste aujourd’hui est un individu isolé. Ce n’a pas toujours été le cas et nous avons encore parfois l’impression que cet isolement est une posture provenant d’une époque révolue teintée de « romantisme ». L’artiste soi-disant « maudit » de par cette nécessité d’isolement contre laquelle il ne peut rien tant qu’il n’a pas franchi le Rubicon — se dépasser, dépasser sa petite personne — ce qui souvent l’entraîne à se rapprocher du plus ordinaire des hommes, à perdre d’un côté sa propre idée d’importance pour, de l’autre, découvrir l’immensité de son ignorance. Tout commence avec cette immensité-là. Avec cet infini des possibles tenu dans un regard qui ne cille plus. Ce qui se passe ensuite, pour un regard profane, tient de la folie, de l’inepte, du ridicule, comme de l’admirable. Les mots eux-mêmes manqueront pour qualifier l’action effectuée par l’artiste. Pourtant cette action est simple, elle ne tient qu’en deux mots : avancer, reculer, recommencer. Ce que l’on perçoit alors c’est une nouvelle vision du chaos qui, d’ailleurs, ne peut plus se nommer ainsi. L’artiste se rend compte qu’il a franchi une frontière lorsqu’il n’a plus besoin d’ordre pour se référer au chaos, et vice versa. Cette immensité de l’ignorance clairement entrevue s’accompagne simultanément d’une connaissance de la clarté qui ne sert à rien, parfaitement inutile car elle ne produit rien en tant que telle. On peut alors comprendre pourquoi tant d’artistes, de peintres, auront représenté des croix, des crucifixions. Ce n’est pas tellement pour célébrer un événement qui, du reste, n’a pas vraiment de raison de l’être que d’énoncer ce qu’est véritablement la passion humaine crucifiée, mais en même temps tenant temps et lieu de carrefour. Juste un point de repère dans le labyrinthe à partir duquel on continue, on avance, on recule, sur le chemin de la connaissance de ce qu’est l’art.|couper{180}