Le marteau et le clou

En tant que professeur, je me rêve parfois menuisier ou charpentier, enfin un truc qui me permettrait d’avoir un marteau et de taper sur un clou. Je veux dire que ce serait sûrement plus efficace que de rabâcher toute la sainte journée ce que sont les valeurs, le contraste, la profondeur et tout un tas d’autres choses du même acabit. C’est sans doute dû, malgré mon grand âge, à cette sorte d’impatience qui ne m’a jamais quitté. C’est-à-dire que j’ai l’habitude de comprendre vite, je dirais au quart de tour, tout un tas de choses. Cependant, dans la pratique, il faut bien avouer que je suis tout aussi démuni que le pire de mes élèves (je ne donnerai pas de nom, n’insistez pas). En fait, je suis sans arrêt en quête de subterfuges, ce qui me permet d’être créatif en matière de pédagogie, si je ne le suis pas toujours en peinture. Je raconte des histoires, je donne une ou deux citations incongrues la plupart du temps, je tourne autour de la table comme un derviche, je chante, je crie, des fois même je pleure. Mais ce que je n’ai jamais encore fait, c’est prendre un marteau et un clou, puis m’approcher du crâne d’un élève et tenter de l’enfoncer. Pourtant, j’y pense régulièrement. C’est là le nœud du problème pédagogique dans tout métier manuel : la cervelle peut assimiler quantité de théories, de lois, de trucs et de bidules, mais si ça ne va pas jusqu’à la main, ça ne sert à rien. La pratique possède sa propre intelligence, qui se passe de tout le reste, y compris d’outils de bricolo.

Pour continuer

Carnets | novembre 2021

Comme c’est romantique !

Comme un con j’avais acheté des fleurs au dernier moment, à l’angle de sa rue. Je dis « comme un con » parce que vous savez ce que je pense des fleurs coupées, toutes ces dégueulasseries permanentes que représente l’accumulation de meurtres comme de preuves. Bref, j’avais mon petit bouquet à la main, j’avais accéléré le pas pour parvenir à sa porte, et là elle s’ouvre, et me voyant avec mon trophée, comme si ça jaillissait de nulle part : « Comme c’est romantique ! Vous m’apportez des fleurs. » Elle savait y faire pour provoquer l’agacement ; elle était douée, naturellement. Tout se termina à quatre pattes, évidemment, comme des bêtes. Comment diable les choses auraient-elles pu se terminer autrement ?|couper{180}

poésie du quotidien

Carnets | novembre 2021

Elle et moi.

illustration : Asger Jorn "Looking for a goog tyrant" 1969 Elle voulait m’attendrir comme un boucher attendrit la viande. Je m’arcboutais des quatre fers sans bien savoir pourquoi, sinon le danger. Quand je retrouvais un peu de solidité, je plissais les yeux pour gommer le superflu, les détails distrayants. Elle voulait ma peau, c’était clair. Alors, de sang-froid, je dégrafais sa robe : elle tomba comme des milliers de voiles légers, toute cette légèreté, et le corps nu enfin, ce silex à l’odeur de feu sur lequel s’écorcher toujours, comme l’océan aux falaises de craie, s’écorcher en vain pour créer une durée. La même tendresse dans le regard, œil pour œil, dent pour dent. « Et si on arrêtait ? » dit-elle. « Si on arrêtait ce petit jeu. Si on s’aimait comme des adultes. » Nouveau piège, évidemment ; je mimai la lassitude. Nous éclatâmes de rire de concert, puis nous tordîmes le cou aux poulets du poulailler, égorgeâmes quelques lapins, et les fîmes rôtir en prenant soin que, sous le croustillant, la viande fût encore bien juteuse.|couper{180}

poésie du quotidien

Carnets | novembre 2021

Mon petit vieux

Vous avez trop d’imagination, mon petit vieux, réveillez-vous ! Il disait ça, cet homme, et il devait s’adresser à ce gamin qui n’était pas le sien, sans doute un élève. Ils étaient sur le trottoir d’en face, face à face. L’adulte, un peu courbé sur l’enfant. L’enfant, la tête dans les épaules, levant le front. Mon petit vieux… ça faisait si longtemps que je n’avais pas entendu ça. La même colère m’envahit soudain. L’envie de tout casser, de tuer tout le monde, de sauter à la gorge de ce connard d’adulte condescendant. De m’interposer entre les deux. Et puis je me suis souvenu : au bout de l’énième fois, on n’entend plus. Mon petit vieux, c’est même le déclic qui crée la lévitation tout entière. On se décorpore, on s’en branle, merde à tout.|couper{180}