Elle et moi.
illustration : Asger Jorn "Looking for a goog tyrant" 1969
Elle voulait m’attendrir comme un boucher attendrit la viande. Je m’arcboutais des quatre fers sans bien savoir pourquoi, sinon le danger. Quand je retrouvais un peu de solidité, je plissais les yeux pour gommer le superflu, les détails distrayants. Elle voulait ma peau, c’était clair. Alors, de sang-froid, je dégrafais sa robe : elle tomba comme des milliers de voiles légers, toute cette légèreté, et le corps nu enfin, ce silex à l’odeur de feu sur lequel s’écorcher toujours, comme l’océan aux falaises de craie, s’écorcher en vain pour créer une durée. La même tendresse dans le regard, œil pour œil, dent pour dent. « Et si on arrêtait ? » dit-elle. « Si on arrêtait ce petit jeu. Si on s’aimait comme des adultes. » Nouveau piège, évidemment ; je mimai la lassitude. Nous éclatâmes de rire de concert, puis nous tordîmes le cou aux poulets du poulailler, égorgeâmes quelques lapins, et les fîmes rôtir en prenant soin que, sous le croustillant, la viande fût encore bien juteuse.
Pour continuer
Carnets | novembre 2021
Comme c’est romantique !
Comme un con j’avais acheté des fleurs au dernier moment, à l’angle de sa rue. Je dis « comme un con » parce que vous savez ce que je pense des fleurs coupées, toutes ces dégueulasseries permanentes que représente l’accumulation de meurtres comme de preuves. Bref, j’avais mon petit bouquet à la main, j’avais accéléré le pas pour parvenir à sa porte, et là elle s’ouvre, et me voyant avec mon trophée, comme si ça jaillissait de nulle part : « Comme c’est romantique ! Vous m’apportez des fleurs. » Elle savait y faire pour provoquer l’agacement ; elle était douée, naturellement. Tout se termina à quatre pattes, évidemment, comme des bêtes. Comment diable les choses auraient-elles pu se terminer autrement ?|couper{180}
Carnets | novembre 2021
Mon petit vieux
Vous avez trop d’imagination, mon petit vieux, réveillez-vous ! Il disait ça, cet homme, et il devait s’adresser à ce gamin qui n’était pas le sien, sans doute un élève. Ils étaient sur le trottoir d’en face, face à face. L’adulte, un peu courbé sur l’enfant. L’enfant, la tête dans les épaules, levant le front. Mon petit vieux… ça faisait si longtemps que je n’avais pas entendu ça. La même colère m’envahit soudain. L’envie de tout casser, de tuer tout le monde, de sauter à la gorge de ce connard d’adulte condescendant. De m’interposer entre les deux. Et puis je me suis souvenu : au bout de l’énième fois, on n’entend plus. Mon petit vieux, c’est même le déclic qui crée la lévitation tout entière. On se décorpore, on s’en branle, merde à tout.|couper{180}
Carnets | novembre 2021
Pêcher le silence
Hortillonnages, Alfred Manessier J’ai connu des temps bénis où l’on pouvait manger le poisson que l’on pêchait soi-même. De plus, celui-ci avait encore une forme de poisson et non cette chose congelée, rectangulaire, enduite d’une couche de chapelure que l’on cuit à la va-vite sur un coin de fourneau. Mais à vrai dire, ce n’était pas pêcher des poissons qui m’intéressait le plus, c’était tout ce qu’il y avait autour durant ces moments de vacances fabuleuses. L’esprit accroché tel une barque à quai à un rituel immuable, quelque chose comme une sorte de doublure augmentée de moi, légère, pouvait alors voyager dans le ciel et dans les profondeurs du fleuve, dans le bruissement des arbres et le mouvement des reflets. J’arrivais de bonne heure et humais l’air. Puis je déballais mon attirail toujours exactement de la même façon. Une fois la canne télescopique déployée, j’y accrochais la ligne, puis je farfouillais dans la boîte de vers pour en trouver un que je coupais en deux sans le moindre émoi. Enfin je plaçais une plombée pour mesurer le fond, estimais la vitesse, la force du courant, ce qui me donnait les indications suffisantes pour régler la hauteur du bouchon, et enfin tendre la ligne. Une fois tout cela fait, je fixais l’objet comme un moine un point focal, crucifix ou mandala, et j’étais prêt pour un voyage dont je ne savais jamais d’avance ni où ni combien de temps il allait durer. Je pouvais sortir de mon corps de petit garçon et rejoindre les territoires des rêves que j’avais abandonnés le matin. Et puis, de temps à autre, un poisson mordait à l’hameçon, tout là-bas en bas, dans la profondeur, et je suivais le fil d’argent pour retrouver mon corps, la pesanteur de celui-ci et le mouvement, et c’est alors comme mécaniquement que je ferrais. La plupart de ces petits poissons étaient de longs gardons et leur odeur me pénétrait les narines comme pour achever de me réveiller totalement. Une odeur forte de vase et de quelque chose d’autre que je n’arrivais pas vraiment à identifier clairement. Une odeur de gardon. La perche arc-en-ciel que je pêche aussi parfois n’a pas tout à fait la même odeur ; quant au poisson-chat, n’en parlons pas, c’est une véritable infection, on le pêche plutôt dans le canal du côté des égouts. Ce que j’extirpais de ces profondeurs mystérieuses, ces poissons de toutes sortes, la pêche, n’était pour moi rien d’autre qu’une conversation silencieuse interrompue par la chance. Et la chance surgissait à la fois dans des tons argentés et de sales odeurs. Encore que « sales odeurs » est un terme exagéré qui ne venait pas de moi, mais de ma mère. Car lorsque je rentrais avec ma bourriche pleine, elle ne voulait rien savoir : « débrouille-toi pour les préparer, moi je m’en lave les mains, ça pue vraiment trop, tes machins. » C’était évidemment la contrepartie de ces moments magiques, comme si tout dans cette existence n’était qu’un équilibre permanent à ajuster entre le merveilleux et le désagréable. Je prenais de vieux journaux, La Montagne notamment, et sur les feuilles imprimées relatant les faits divers, les dates et événements des comices agricoles, les rubriques nécrologiques, je sacrifiais mes souvenirs encore tout frétillants d’ombres et de lumières, ces agréables moments. Les boyaux sanguinolents se mêlaient à l’encre d’imprimerie, ce devaient être mes premières peintures créées de toutes pièces par le hasard. Je n’ai jamais parlé de tout cela : je n’étais qu’un gamin et, du reste, sitôt que j’avais essayé de raconter mes rêves ou mes cauchemars, je n’avais la plupart du temps droit qu’à des réprimandes. « Arrête donc de vouloir faire ton intéressant et va ranger ceci, va ranger cela. » Je me suis tu le plus profondément possible. Puis je suis arrivé dans des contrées où la pêche ne me disait plus rien. Au bord de l’Oise, en région parisienne, je voyais les berges souillées par des nappes de gasoil que laissaient dans leur sillage les péniches, des bouteilles vides en plastique, des petits chats morts dans des bas de soie, je n’avais nulle envie de fourrer ma ligne dans ces eaux-là. J’ai pourtant essayé une fois ou deux, tant la nostalgie me tenaillait. Mais ce fut décevant : je n’ai pêché ces jours-là que des objets mis au rebut dans le ventre du fleuve, une vieille ceinture et une espadrille. J’ai donc rangé tout mon fourbi dans un coin du garage et puis j’ai laissé le temps passer, j’ai oublié. Durant les 50 années qui se sont écoulées depuis, j’ai dû retourner à la pêche moins de cinq fois. Au Portugal notamment, où je vivais dans une forêt d’eucalyptus, au-dessus de Chaves, je suis allé pêcher pour me nourrir car je n’avais plus le moindre kopeck. C’était une petite rivière, un vao, et j’ai pu retrouver en grande partie le monde des rêves qui m’était devenu inaccessible depuis l’enfance, et l’abandon de la pêche. Oh bien sûr, j’avais des rêves d’adultes désormais, mais ce n’était pas du tout la même chose. Dans ces rêves-là, il me semble que j’étais démuni totalement, je n’avais rien pour mesurer le fond, et tendre ma ligne en toute quiétude. Je n’avais désormais plus rien, pas la moindre plombée, pas le plus petit bouchon, pas le moindre petit fil pour pêcher le silence.|couper{180}