Du manque de suite dans les idées.
J’aurais pu être riche, conduire une Lamborghini, une par jour de la semaine et de couleur différente, séduire Monica Bellucci, et même l’épouser, mais ce ne devait pas être mon désir le plus profond, en fin de compte. Tout ça n’était que de petits desiderata de surface, du copiage, du plagiat et rien de plus. Le fait est que j’ai mis des années à me flanquer des baffes et à baver des ronds de chapeau parce que je ne parvenais pas à suivre ce genre d’idée qui traîne un peu partout dans les bas-fonds de l’âme humaine. Au lieu de ça je me suis lancé dans la recherche fondamentale, notamment la scission du poil de cul en un nombre infini de parties. Et puis après l’excitation, l’enthousiasme de comprendre à quel point j’étais plutôt doué dans l’art de me faire tout seul des nœuds au cerveau, je me suis lancé dans l’étude du dénouement. Même excitation, même enthousiasme. Cependant, avec toujours cette cruelle absence au centre de moi-même, je veux parler de ce manque total de suite dans les idées. J’ai sauté mille ânes et je ne sais plus combien de coqs dans un sens puis dans l’autre sans me faire attraper par la clique de Brigitte Bardot sans compter tout le reste. Ce dont j’aurais aussi pu être fier, comme ces vétérans dont les pensées ne cessent de tourner en boucle sur les bordels de Saïgon, de Tombouctou, ou de Tizi Ouzou, en ne cessant de me souvenir du « bon vieux temps » où l’on pouvait s’éclater sans vergogne. Mais voici qu’au manque de suite dans les idées je me retrouve avec des trous dans la mémoire. De grands pans de celle-ci se détachent d’une banquise imaginaire et s’égaient sous forme de glaçons géants dans la mer bleu marine. Je crois que les deux sont liés d’une façon atomique, électronique, moléculaire. Quand on découvre que l’on marchait sur une route imaginaire qui ne mène à rien, quand on en prend réellement connaissance ou conscience, alors tout ce qui se rattachait à celle-ci, le décor, les personnages, les événements, glisse doucement vers le néant que l’on nomme faute de mieux l’oubli. Ce qui est ballot car j’aurais au moins pu prendre quelques notes, cela m’aurait permis d’écrire deux ou trois Don Quichotte. Si le désir d’en écrire eut été véritable, ce dont je doute également. Le doute joue d’ailleurs son petit rôle de souffleur dans toute cette histoire. Il est toujours planqué dans son trou à deux pas du narrateur. Il est là pour freiner l’excitation et l’enthousiasme, évidemment. Sinon, imaginez : ça continuerait comme ça jusqu’à la Saint-Glinglin. Si l’Éducation nationale voulait vraiment éduquer les gens plutôt que d’en faire des moutons obéissants, elle mettrait le paquet sur la quête d’authenticité des désirs. Tout commencerait dès la maternelle par un « qu’est-ce que tu veux vraiment ». Mais j’imagine qu’on n’a pas encore trouvé une société digne de ce nom fondée sur un tel principe. Pour le moment, il n’y a qu’un tout petit groupe de personnes qui sait ce qu’il veut, et ce qu’il veut ne fait pas vraiment rêver. Car voilà le maître mot de toute cette histoire à dormir debout : rêver. Une fois qu’on y a goûté, comment peut-on ne pas vouloir recommencer, et ce tous les jours autant qu’on le peut ? Le problème, c’est que les rêves sont volatiles, et qu’ils sont aussi à trous comme le fromage helvète. Il faut patienter un sacré long moment, une vie entière sûrement, pour constater qu’en fin de compte tout, ou à peu près, est muni d’un orifice central qui aspire la périphérie. Que ce soit le désir, les idées, l’amour, le rêve, et même le quotidien avec ses fins de mois. Du coup, voilà pourquoi certainement j’ai ce fabuleux manque de suite dans les idées depuis toujours : c’est la présence du trou qui sans cesse me fait bifurquer pour ne pas tomber dedans trop vite, assurément. Je suis comme cette estafette qui court comme un dératé sur le champ de bataille parmi les obus qui éclatent, les copains qui crèvent et un sale con qui gueule là-bas, planqué derrière un talus : « À l’assaut ! » J’esquive le pire, je zigzague sans relâche pour ne pas me retourner et me transformer en statue de sel, j’invente sans arrêt des jours meilleurs que je jette au feu par temps calme et puis c’est tout.
Pour continuer
Carnets | novembre 2021
Comme c’est romantique !
Comme un con j’avais acheté des fleurs au dernier moment, à l’angle de sa rue. Je dis « comme un con » parce que vous savez ce que je pense des fleurs coupées, toutes ces dégueulasseries permanentes que représente l’accumulation de meurtres comme de preuves. Bref, j’avais mon petit bouquet à la main, j’avais accéléré le pas pour parvenir à sa porte, et là elle s’ouvre, et me voyant avec mon trophée, comme si ça jaillissait de nulle part : « Comme c’est romantique ! Vous m’apportez des fleurs. » Elle savait y faire pour provoquer l’agacement ; elle était douée, naturellement. Tout se termina à quatre pattes, évidemment, comme des bêtes. Comment diable les choses auraient-elles pu se terminer autrement ?|couper{180}
Carnets | novembre 2021
Elle et moi.
illustration : Asger Jorn "Looking for a goog tyrant" 1969 Elle voulait m’attendrir comme un boucher attendrit la viande. Je m’arcboutais des quatre fers sans bien savoir pourquoi, sinon le danger. Quand je retrouvais un peu de solidité, je plissais les yeux pour gommer le superflu, les détails distrayants. Elle voulait ma peau, c’était clair. Alors, de sang-froid, je dégrafais sa robe : elle tomba comme des milliers de voiles légers, toute cette légèreté, et le corps nu enfin, ce silex à l’odeur de feu sur lequel s’écorcher toujours, comme l’océan aux falaises de craie, s’écorcher en vain pour créer une durée. La même tendresse dans le regard, œil pour œil, dent pour dent. « Et si on arrêtait ? » dit-elle. « Si on arrêtait ce petit jeu. Si on s’aimait comme des adultes. » Nouveau piège, évidemment ; je mimai la lassitude. Nous éclatâmes de rire de concert, puis nous tordîmes le cou aux poulets du poulailler, égorgeâmes quelques lapins, et les fîmes rôtir en prenant soin que, sous le croustillant, la viande fût encore bien juteuse.|couper{180}
Carnets | novembre 2021
Mon petit vieux
Vous avez trop d’imagination, mon petit vieux, réveillez-vous ! Il disait ça, cet homme, et il devait s’adresser à ce gamin qui n’était pas le sien, sans doute un élève. Ils étaient sur le trottoir d’en face, face à face. L’adulte, un peu courbé sur l’enfant. L’enfant, la tête dans les épaules, levant le front. Mon petit vieux… ça faisait si longtemps que je n’avais pas entendu ça. La même colère m’envahit soudain. L’envie de tout casser, de tuer tout le monde, de sauter à la gorge de ce connard d’adulte condescendant. De m’interposer entre les deux. Et puis je me suis souvenu : au bout de l’énième fois, on n’entend plus. Mon petit vieux, c’est même le déclic qui crée la lévitation tout entière. On se décorpore, on s’en branle, merde à tout.|couper{180}