Charles Trenet

Ce devait sûrement se passer en novembre et probablement le dimanche après-midi quand, après le repas pantagruélique que mon père avait préparé bien avant l’aube — une daube, un cassoulet, un bourguignon, une choucroute, une blanquette de veau — toute la famille se hâtait d’aller se vautrer sur les fauteuils, les canapés, en face du poste de télévision. J’avais en horreur ces dimanches et c’était généralement à l’apogée de ces interminables siestes, lorsque l’un de nous lâchait un pet sonore, que le chien, affalé lui aussi sur le tapis de laine épaisse du salon, rêvait intensément de courses folles en remuant les pattes et la queue, que Charles Trenet, comme un diable, surgissait d’on ne sait où, qu’il se mettait à gesticuler dans tous les sens en beuglant : « Y a d’la joie, bonjour bonjour les hirondelles. » À ce moment-là, j’entrouvrais les paupières légèrement pour constater l’absurdité qui m’entourait et dont ce bon vieux Charles, avec son galurin sur le crâne, se chargeait de renforcer l’épaisseur en chantant. Cet aspect solaire contrastait avec la pénombre de notre existence et je crois que, sans nous passer le mot, le chanteur passait pour un ravi, un fou, en un mot l’incarnation de tout le détestable que l’on attribue généralement, de père en fils dans notre famille, aux artistes. « De plus, il doit être homosexuel », avait un jour ajouté mon père lorsque l’une des rares discussions que nous eûmes à propos de la chanson française m’avait malencontreusement entraîné à placer Trenet au même niveau que Georges Brassens, ce qui évidemment, pour le vieux, était la pire des inepties. « Y a du soleil dans les ruelles » était pour lui une rime pauvre. Un genre de facilité poétique inacceptable, d’autant qu’il avait connu la misère et que le fait d’éclairer celle-ci, fût-ce par l’astre du jour, lui paraissait d’une futilité crasse. Du coup, entraîné par laa déréliction dans laquelle le pauvre Trenet se retrouva relégué par ma famille, et surtout pour maintenir la paix dans le foyer, j’ai évité d’acheter ses 33 tours. Et cette habitude se poursuivit le plus tard possible dans ma vie, même une fois toute la famille disloquée, enterrée, oubliée. Jusqu’à ce qu’à mon tour je traverse toute la misère, certainement pour marcher sur les traces de mon paternel, pour comprendre à quel point celle-ci lui avait procuré toujours la plus grande frayeur et dégoût. Au centre même de cette misère, dans l’œil du cyclone, j’avais réussi malgré tout à conserver un petit transistor. Après une plâtrée de pâtes, un dimanche de novembre où je m’étais assoupi comme il se devait pour perpétrer la tradition, « le soleil dans les ruelles », « les hirondelles » et « y a de la joie » sont revenus, transportés par les ondes, pour parvenir jusqu’au plus profond de ma sieste. Je me suis assis sur le bord du lit, j’ai regardé par la fenêtre : il faisait effectivement soleil et, tout à coup, alors que je ne m’y attendais plus, je me suis mis à sangloter comme un couillon.

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Carnets | novembre 2021

Comme c’est romantique !

Comme un con j’avais acheté des fleurs au dernier moment, à l’angle de sa rue. Je dis « comme un con » parce que vous savez ce que je pense des fleurs coupées, toutes ces dégueulasseries permanentes que représente l’accumulation de meurtres comme de preuves. Bref, j’avais mon petit bouquet à la main, j’avais accéléré le pas pour parvenir à sa porte, et là elle s’ouvre, et me voyant avec mon trophée, comme si ça jaillissait de nulle part : « Comme c’est romantique ! Vous m’apportez des fleurs. » Elle savait y faire pour provoquer l’agacement ; elle était douée, naturellement. Tout se termina à quatre pattes, évidemment, comme des bêtes. Comment diable les choses auraient-elles pu se terminer autrement ?|couper{180}

poésie du quotidien

Carnets | novembre 2021

Elle et moi.

illustration : Asger Jorn "Looking for a goog tyrant" 1969 Elle voulait m’attendrir comme un boucher attendrit la viande. Je m’arcboutais des quatre fers sans bien savoir pourquoi, sinon le danger. Quand je retrouvais un peu de solidité, je plissais les yeux pour gommer le superflu, les détails distrayants. Elle voulait ma peau, c’était clair. Alors, de sang-froid, je dégrafais sa robe : elle tomba comme des milliers de voiles légers, toute cette légèreté, et le corps nu enfin, ce silex à l’odeur de feu sur lequel s’écorcher toujours, comme l’océan aux falaises de craie, s’écorcher en vain pour créer une durée. La même tendresse dans le regard, œil pour œil, dent pour dent. « Et si on arrêtait ? » dit-elle. « Si on arrêtait ce petit jeu. Si on s’aimait comme des adultes. » Nouveau piège, évidemment ; je mimai la lassitude. Nous éclatâmes de rire de concert, puis nous tordîmes le cou aux poulets du poulailler, égorgeâmes quelques lapins, et les fîmes rôtir en prenant soin que, sous le croustillant, la viande fût encore bien juteuse.|couper{180}

poésie du quotidien

Carnets | novembre 2021

Mon petit vieux

Vous avez trop d’imagination, mon petit vieux, réveillez-vous ! Il disait ça, cet homme, et il devait s’adresser à ce gamin qui n’était pas le sien, sans doute un élève. Ils étaient sur le trottoir d’en face, face à face. L’adulte, un peu courbé sur l’enfant. L’enfant, la tête dans les épaules, levant le front. Mon petit vieux… ça faisait si longtemps que je n’avais pas entendu ça. La même colère m’envahit soudain. L’envie de tout casser, de tuer tout le monde, de sauter à la gorge de ce connard d’adulte condescendant. De m’interposer entre les deux. Et puis je me suis souvenu : au bout de l’énième fois, on n’entend plus. Mon petit vieux, c’est même le déclic qui crée la lévitation tout entière. On se décorpore, on s’en branle, merde à tout.|couper{180}