novembre 2021
Carnets | novembre 2021
Ombres et lumière
Chaque jour, ce recommencement du doute. Je n’aurais pas voulu avoir à me battre entre les ombres et la lumière. Être sans préférence comme un père avec ses enfants. Mais la nature en va autrement, il faut effectuer des choix, apprendre des renoncements. Idem avec le beau et le laid, avec l’ensemble des catégories. Parce que l’oubli, pour vivre, est nécessaire. Mais vivre ainsi dans la peur. Je voulais me souvenir de la moindre chose parce que la moindre chose compte autant que toutes. Cette intuition crée la révolte. Les deux camps s’opposent férocement ou forcément : les ombres et leurs richesses par-delà la tristesse, et la lumière indéfectible, l’amour, la compassion. J’ai vécu animal dans des terriers pour explorer les ombres, fuir la lumière, la magnanimité. La peur comme une plante s’est épanouie dans le malentendu. Jusqu’à l’instant du pot aux roses. Ici-bas, tout est neutre sauf le regardeur. J’ai essayé de fuir dans la neutralité. Mais c’est impossible tant que le cœur bat. S’arracher le cœur pour voir le responsable des couleurs ne peut être une victoire. Mais plus de solitude. Me voici balloté pour quelques heures encore entre les ombres et la lumière. Feuille morte sur le fleuve filant entre le calme et les tourbillons. Pas de rive qui ne soit une illusion. Sauf l’idée de la rive. Alors je tente un jour les ombres, l’autre la lumière. Chaque jour, le recommencement du doute m’aide à devenir vivant.|couper{180}
Carnets | novembre 2021
Regarder un tableau
Hier soir, nous nous sommes rendus, mon épouse et moi, à un vernissage. Il y avait là les œuvres d’un peintre ami et celles d’un photographe que je ne connaissais pas. Et ce fut une aubaine pour me retrouver dans la peau d’un quidam qui visite une exposition, exercice dont je n’abuse pas tant il déclenche chez moi des émotions souvent antagonistes. En premier lieu, j’effectue un rapide panoramique de l’ensemble des œuvres accrochées pour me fabriquer une première impression. Je tente de découvrir, lorsque celle-ci ne me saute pas aux yeux, une unité, une cohérence. Puis je m’approche pour zoomer sur chaque pièce afin de la voir dans son isolement par rapport à cette unité, si je l’ai découverte. Si je ne l’ai pas trouvée, je m’approche aussi de toute façon et là, que se passe-t-il ? Est-ce que je ne suis pas en train de juger un travail ? Est-ce que je porte une attention à l’émotion que produit ce travail sur moi ? Je me demande ce que veut dire l’artiste ou ce qu’il cherche à ne pas dire. Bref, tout un bouclier de pensées et d’émotions se constitue immédiatement aussitôt que je m’approche du tableau ou de la photographie. Et ensuite un jugement est établi, sommairement la plupart du temps, qui consiste à me dire j’aime ou je n’aime pas, puis à passer au suivant. En cela, je ne suis pas mieux loti que quiconque. Et j’aime cela. J’aime cette partie de moi qui se fédère à ce que l’on nomme « le public ». C’est-à-dire à ces notions de beau ou de laid, à ces clichés, et sans doute je m’en imbibe comme un buvard. Puis, une fois toutes les œuvres passées en revue, je vais boire un coup, je discute avec les artistes, avec les autres invités, je pioche dans les petits fours ou les chips, et la soirée passe ainsi. Enfin, c’est lorsque je me retrouve seul que je repense à tout ce que j’ai vu, à tout ce que j’ai éprouvé et pensé à ce moment-là. J’ai une excellente mémoire de tous ces petits détails, à force d’entraînement. Et là, je décortique. Que puis-je vraiment me dire au terme de cette exposition, qu’ai-je appris ? Car pour moi un bon moment se résume souvent au fait d’apprendre quelque chose. C’est d’ailleurs sans doute un de mes travers, soit dit en passant. Car si je juge n’avoir rien appris de nouveau, j’ai cette tendance à penser que j’ai perdu mon temps. Ce qui est une de mes angoisses favorites. Ce qui me pousse à écrire ce texte, car je vois bien à quel point il peut être compliqué de regarder un tableau, ce qui est paradoxal puisque toute la journée je n’arrête pas d’en regarder, de donner mon avis, de conseiller mes élèves sur tel ou tel blocage, tel ou tel déséquilibre. Comment je peux oser avoir autant de confiance en moi à ces moments-là et en manquer parfois tout autant lorsque je me rends dans une exposition. On pourra penser que je ne suis qu’un petit dictateur qui, sitôt qu’il sort de sa zone de confort et de sécurité, déraille totalement. Je pourrais facilement le penser, pour être un peu raide avec moi-même, sans complaisance. D’ailleurs il n’est pas rare que les profs se permettent ce genre de jugement à l’emporte-pièce, je ne citerai pas de noms, et des artistes aussi. Sur quelle base formule-t-on de tels jugements ? Pour rester dans une forme de bien-pensance ou de mal-pensance à la mode, la plupart du temps sans doute, pour ne pas s’isoler d’un consensus que l’on perçoit presque immédiatement et qui nous aspire malgré nous ? Cela nécessite un effort pour être indifférent à ce consensus. Pour ne pas y adhérer de façon aveugle. Pour tenter de se forger sa propre idée. Ce qui revient assez souvent, c’est le mot justesse lorsque je repense à ces tableaux, à ces photos. Ce ne sont pas des critères de beau ou de laid, ni de bien ou de mal, mais une double question : suis-je juste face à l’œuvre, suis-je aligné, bien dans mes baskets ? Cette œuvre est-elle juste de façon autonome ? Ces deux questions sont de vraies questions qui ne nécessitent pas forcément une réponse immédiate. Mais il faut parfois du temps pour que je me les pose. Et c’est au moment où elles sont enfin posées que je peux me faire une idée plus juste de tout ce que j’ai pu regarder et voir. Cela aussi implique une durée qui n’est pas non plus linéaire. Une durée circulaire qui transite par de nombreux tableaux ou photographies déjà vus, c’est-à-dire sans doute ce que nous appelons des références. Toute une collection de références sur laquelle on s’appuie pour associer une catégorie à un travail. Ce que je réfute à tout bout de champ lorsqu’il s’agit de mon propre travail, car cela m’agace qu’on me dise tiens on dirait Modigliani, ou encore Mark Rothko, ou je ne sais qui. Nous ne sommes donc jamais à une contradiction près. Regarder un tableau, ça veut dire quoi exactement alors ? Qu’est-ce que l’on regarde vraiment ? Est-ce que l’on effectue un inventaire de nos propres connaissances en matière de peinture ? Est-ce que l’on ne fait que penser ce surgissement afin d’ensuite pouvoir parler de cette vision, ne serait-ce qu’à soi-même ? Ou bien tout cela n’est-il qu’une sorte de pansement pour tenter de combler le vide dans lequel nous sommes aspirés sitôt qu’une œuvre exposée en tant qu’œuvre surgit ? Une autre chose à laquelle je pense souvent, c’est le cadre dans lequel le tableau est exposé. Est-ce que le même tableau sous les tréteaux d’un vide-grenier a le même impact que dans une galerie ? Bien sûr que non. La triste vérité est celle-ci : bien sûr que non. Ce qui explique en grande partie pourquoi je vais rarement à des vernissages, visiter des expositions, et pourquoi aussi j’ai renoncé aux vide-greniers. Et aussi pourquoi j’ai déserté les chapelles et l’Église en général. Et, de plus, pourquoi je me sens si bien dans mes ateliers avec les enfants. Parce que je n’ai absolument pas peur, tout comme eux d’ailleurs, de pousser des cris, des gloussements et des grognements de plaisir lorsque je vois un tableau réalisé par l’un d’entre eux, et même, parfois, j’effectue un petit pas de danse et je frappe dans les mains juste avant d’effectuer un salto avant ou arrière pour leur plus grande joie.|couper{180}
Carnets | novembre 2021
L’amour fou
L’amour est une chose étrange, car il est rarement à l’endroit où nous l’imaginons. Et comme nous sommes déçus qu’il ne se trouve pas là où nous l’espérions, nous détruisons l’idée que nous en faisions pour presque aussitôt la remplacer par une autre, tout aussi fantaisiste probablement que la précédente. Et à chaque fois, c’est aussi sans le savoir une part mensongère de nous-mêmes que nous jetons aux chiens, comme une mauvaise copie qu’il nous paraît insupportable de relire. Peut-être que si nous éprouvions ce que ce sentiment exige de nous, juste un brin de miséricorde envers nous-mêmes et les différents avatars que nous utilisons pour parvenir à l’atteindre, et que nous considérions nos maladresses comme le chemin qui se trouve sous nos pieds, alors nous n’aurions plus à tant chercher. Peut-être serait-ce aussi facile de vivre à son contact comme au contact du soleil, de la lumière et de l’ombre. Mais ce qui s’interpose avec cette simplicité, c’est cette obstination à ne pas lâcher certains rêves, ce que nous appelons des rêves mais qui ne sont, en fin de compte, que des croyances, des illusions, des paravents derrière lesquels nous nous planquons parce que nous ne savons tout bonnement pas ce que nous pourrions être sans toutes ces inventions. Il en va ainsi des filles que l’on a aimées et qui nous ont, dit-on, rendus cinglés, des passions adolescentes, des rêves héroïques, et de tous ces putains d’engouements grâce auxquels on a tenté de survivre parce que la vie ressemblait alors à un costume mal taillé dans lequel nous avions honte d’apparaître trop insignifiants. Ensuite, on profitera de l’occasion pour jurer tous les grands dieux qu’on ne nous y reprendra pas, que tout cela ne fut que foutaises, contes pour marmots et niaiseries dégoulinantes. On se fabriquera une carapace, un home sweet home, et ce ne sera pas très important alors que ce refuge soit un palais ou une caravane, un trou dans le sol, une île déserte ou l’anonymat des grandes villes. Tous ceux qui savent qu’ils ont échoué, qu’ils n’ont pas su conserver leur grand amour, leur amour fou, n’ont accepté cette défaite qu’au bout de douloureuses grimaces, et aussi et surtout en raison de l’ignorance d’un malentendu de taille qui, lui aussi, fait partie des étapes de cette route solitaire. Ce sont tous ceux qui ont confondu le doigt et la lune, et je ne leur jetterai pas la pierre ayant été bigleux maintes fois moi aussi. Les êtres passent comme le temps et on croit que l’amour a disparu avec eux. La vie demande, exige l’abandon et la perte, que l’on se débarrasse de tout ce qui nous encombre et nous aveugle. La vie demande de traverser la nuit après avoir goûté à la lumière. Il n’y a qu’à partir d’un certain point de vue — et je ne saurais dire s’il est dessiné par le temps, l’expérience ou la fatigue — que l’on parvient à voir une portion un peu plus grande du chemin. Appelle-t-on cela l’amour ? La musique ? La poésie ? La peinture ? On sent bien, à utiliser ces mots, le risque de s’embourber encore une fois de plus. Il arrive que même ces mots ne nous consolent plus de la douleur ni ne guérissent la plaie béante par laquelle toutes nos forces vives se sont enfuies. Ce que nous appelons nos forces vives, nos croyances prenant racine dans les serments de l’enfance. Nous devenons des brutes avides de silence et cela encore fait partie du chemin. Revenir à la bête, à la sensation vraie, celle qu’on ne peut ni ne veut décrire ou partager. Et puis un matin, un soir, n’importe quand, on redevient le nouveau-né que nous avions oublié. Tout alors s’effondre tranquillement comme un soufflé raté, mais c’est un soulagement, une sensation étrange et paisible qui nous envahit. Est-ce donc la mort, est-ce donc l’amour ? et on voit la perte de temps à s’interroger encore. Nouveau-né, vieux guerrier se rejoignent dans ce silence. Et la miséricorde si souvent muette à nos côtés se met alors à chanter, et voici les cœurs battent comme des tambours, des sanglots surgissent, des rires nous secouent et l’on croit avoir atteint l’extrémité enfin de toute cette folie que déjà celle-ci se jette encore dans une folie plus vaste. Voici l’horizon atteint. La folie s’avance et nous saisissons tout à coup que c’est elle que nous avons toujours cherchée. Cette folie, c’est l’amour que nous n’avons plus besoin de rêver ni d’imaginer. Cette folie et cette sagesse, enfin d’aimer pour rien comme on trouve enfin un sens à l’insensé.|couper{180}
Carnets | novembre 2021
Ce qu’il restera
Ce devait être en 1986 ou 1987, certainement à la fin de l’automne, une journée maussade tout à fait semblable à aujourd’hui, et nous venions, une fois de plus, de nous rabibocher avec Maurice. Dans cette ville, j’avais beau tenter de m’égarer le plus consciencieusement que je le pouvais, mes pas me ramenaient toujours, à un moment ou l’autre, vers le quartier des Halles, le boulevard Sébastopol, la bibliothèque du centre Georges-Pompidou et les ruelles environnantes peuplées de vieilles putes sur le retour. Je ne me souvenais plus de la raison pour laquelle nous nous étions brouillés la dernière fois ; aussi, lorsque je tombai tout à coup nez à nez avec Maurice, à la sortie de l’église Saint-Merry, nous fîmes tout pour égrener tous les symptômes de la surprise heureuse que nous procurait cette rencontre. « Mais Maurice, c’est toi, vieux pédé ! Je croyais que tu étais en train de bouffer les pissenlits par la racine depuis tout ce temps. — Ah mon chameau, tu n’as rien perdu de ton insolence, mais où donc étais-tu passé, petit salaud ? Ça fait des mois et des mois que je te cherche dans toute la ville. — C’est parce que j’étais ailleurs tout bonnement, ou bien que j’évitais le quartier pour ne pas retomber sur ta sale fiole d’aristo inverti », j’ai dit. Puis de se donner l’accolade pour nous renifler d’un peu plus près afin de savoir, au moins, si on pouvait toujours se sentir plus ou moins. « Comme c’est épatant, je viens tout juste d’allumer un cierge pour toi, ajouta-t-il. » Et enfin, m’indiquant son cabas rempli ras la gueule, il enchaîna par : « Viens manger, je suis sûr que t’es encore affamé. » Ce qui, en l’occurrence, était la pure vérité. Quel plaisir de retrouver son gourbis. Il habitait juste en face des fenêtres de l’oncle de Molière, un quatrième sans ascenseur, ce qui probablement était une des causes de sa vigueur. À plus de 70 ans, il avalait les marches pratiquement quatre à quatre, alors que quelques instants plus tôt, sur le pavé des ruelles, il se traînait comme un vieillard s’appuyant sur une canne. La joie des retrouvailles, sans doute. Il enfonça la clef dans la lourde porte blindée (serrure six points, ils peuvent y aller) et celle-ci s’ouvrit à nouveau sur un capharnaüm que je fus ému de retrouver. Il y avait là une grande pièce toute encombrée de bibliothèques, de tables, de guéridons, de consoles, de bancs et de chaises, le tout littéralement envahie par des bouquins sur à peu près tous les sujets. Sur le rebord de la cheminée, que nous avions allumée une seule fois durant le mois de janvier 1985 et dont l’intensité, m’avait appris Maurice, avait atteint celle de 56 mais avait duré moins longtemps, je retrouvais cette bonne vieille Léda se faisant mettre par son cygne. Rien n’avait vraiment changé depuis les quelque huit mois où nous nous étions quittés la dernière fois. Juste un peu plus de poussière, et il me semblait que la luminosité provenant des deux grandes fenêtres à meneaux perçait encore plus difficilement que jamais les voilages douteux que j’avais toujours connus suspendus devant celles-ci. Nous nous frayâmes un chemin entre les encombrements pour rejoindre la salle à manger, à peu près dans le même état. Sur la grande table, des bataillons de fioles et de tubes semblaient faire le siège autour d’un compotier rempli de fruits tâlés ; des magazines TV s’amoncelaient pêle-mêle avec des documents administratifs et des pubs pour dépannage en tout genre. Bref, c’était le même bordel que j’avais toujours connu ici chez Maurice, et je me demandais soudain pourquoi les choses auraient-elles pu changer : n’était-ce pas là seulement mon propre espoir et la déception simultanée de l’idée même de changement que je reprenais en pleine poire et par la bande ? Je me souviens qu’à cette période de ma vie je passais un temps dingue à vouloir aider les gens, pour qu’ils changent, alors qu’en fait c’était juste un fantasme dérivé de ma propre propension au désordre permanent que je tentais de soigner. On déboucha une bouteille de vin de pays, et le goût âpre de son contenu, comme celui de la madeleine proustienne, me ramena à toute une série de souvenirs, à ces nuits blanches passées là autour de cette même table à bavarder de tout et de rien, surtout des mots eux-mêmes plus que de la façon dont nous pourrions les utiliser intelligemment. On s’appuyait sur des dicos datés — notamment le Bouillet dont j’avais dégoté un exemplaire dans une caisse de bouquiniste et que j’avais payé à prix d’or pour fêter l’anniversaire du vieux, il y avait de cela des vies. « Et le deuxième tome, tu ne l’as pas trouvé ? C’est celui des noms propres », avait-il déclaré tout de go, et un peu déçu. Sans doute était-ce un motif suffisant, alors, pour prendre de la distance avec Maurice car j’étais extraordinairement susceptible. On s’est mis à éplucher les pommes de terre ensemble, en plaisantant de tout et de rien ; il faisait du léger, je le voyais, et du coup, moi aussi. Quand on est arrivés aux carottes et aux oignons, il a commencé malgré tout à geindre légèrement. « J’en ai plus pour bien longtemps, tu sais ; faut pas t’absenter aussi longtemps, un jour je risque de ne plus être là du tout. » Je n’ai rien répondu, je connaissais toute la ritournelle par cœur. Enfin le pot-au-feu fut prêt et on passa à table. Il dut attendre que j’aie le ventre plein et dans une disposition d’esprit emplie de gratitude pour lâcher : « Et tous ces bouquins, que vont-ils devenir quand je disparaîtrai ? Qu’est-ce qui restera ? Je veux que tu les récupères. » On en a déjà parlé, Maurice, comment veux-tu que je récupère tes livres, je n’ai pas de domicile fixe, rien ! « Peut-être qu’il serait temps de grandir un peu, mon bonhomme », dit-il, et j’ai vu qu’il était contrarié, qu’il n’allait pas tarder à se mettre en colère. Alors je me suis levé, j’ai dit merci pour le repas, j’ai pris mes cliques et mes claques et je suis parti. Je ne l’ai, à ce jour, plus jamais revu. De temps en temps, lorsque je vais faire un tour dans les vide-greniers, n’importe où que ce soit à Paris ou en province, j’aperçois parfois des livres qui auraient certainement pu appartenir à Maurice. Il paraît que la Ville de Paris revend tout aux enchères à des brocs en cas de décès, et lorsqu’aucune famille ne réclame. Des livres aux tableaux, c’est un peu le juste retour des choses, je me dis souvent. De tous ces tableaux comme de tous les livres de Maurice, qu’est-ce qui restera finalement ? Et puis je pense à autre chose parce que ça flanque le bourdon pour rien, ces idées-là.|couper{180}
Carnets | novembre 2021
Coincé à la lettre Q.
Certains parviennent à réciter l’alphabet gentiment, tout comme les tables de multiplication. C’est-à-dire par habitude, après avoir appris tout ça par cœur, petit doigt posé sur la couture du slip, du pantalon ou de la jupe à volants. C’est très bien et il en faut. Sinon, comment tournerait le monde ? Mais moi, je n’ai jamais pu réciter l’alphabet sans me tromper. Je reste obstinément embrouillé sitôt que j’arrive à la lettre Q. Et du coup, je me rends régulièrement sur Google pour tenter de me souvenir de ce qu’il peut bien y avoir après. C’est un truc qui fait quand même réfléchir au bout d’un moment, et peu importe la durée de ce « au bout ». Car, dans le fond, l’incommensurable confusion dans laquelle j’ai toujours à peu près vécu me ramène et me fige encore une fois de plus vers le « Cul », comme le Nord aimante et cale l’aiguille des boussoles. Rien n’est plus réel que le sexe, pensais-je naïvement. Et tout ce qui pouvait se produire aussi bien avant ou après n’avait finalement qu’une importance tout à fait relative. Seul l’évènement des corps qui se rencontrent, se touchent, s’explorent, se chevauchent, se lèchent et se dévorent semblait posséder la pertinence nécessaire pour se sentir vivant. Tout le reste n’était que du pipi de chat. Pour se sortir de ce pétrin, j’ai essayé un tas de trucs divers et variés dont je vous ferai grâce de les énoncer. Échec cuisant à chaque fois. Une fois, j’ai eu de l’espoir tout de même, et j’ai bien failli arriver au R sans y penser, j’allais enfin me dire ouf. Ce devait être au dojo zen de Lausanne, au moment où le coup de gong soudain a produit l’irruption d’un bouchon de cérumen depuis mon oreille droite sur le sol. Un peu comme la fleur de cerisier tombe au sol. J’ai éclaté d’un grand rire dans le silence étourdissant juste après, et j’ai tout de go dépassé le Q en gueulant : « rstuvwyz ». Quelqu’un m’a dit alors : et le x ? Et là, j’ai su qu’une nouvelle traversée du désert s’annonçait.|couper{180}
Carnets | novembre 2021
De multiples réalités
Hier encore quelqu’un me parlait de la réalité, en mettant une majuscule au mot, ce dont je me dispense, étant donné que je ne désire pas élever ce terme ni sur un piédestal ni à la hauteur d’une sorte de divinité. Car après tout, à plus de 60 ans passés, j’avoue ne pas savoir ce qu’est cette fameuse « Réalité » que d’aucuns révèrent. Pas plus que je ne sache ce qu’est Dieu, le diable, le paradis et l’enfer. J’ai tout oublié des campagnes d’Austerlitz et de Waterloo, d’Italie, de Prusse et d’Espagne, de Pontoise et de Landernau, ainsi que le chante le poète, et de plus, non sans une petite pointe de regret, j’ai oublié à peu près tout de cette première fille qu’on prend dans les bras la première fois. Cette faillite de la mémoire, je me retrouve nez à nez avec elle ce matin au petit déjeuner puisque nous avons invité la mère de mon épouse à venir passer quelque temps auprès de nous. Elle a tout oublié ou presque, elle aussi, ce qui me fait éprouver encore plus que d’ordinaire de la tendresse pour mon épouse, qui, je le vois bien, serre les dents, bout, trépigne lorsqu’elle s’aperçoit que tout ce qui a été convenu hier, comme par exemple le troisième rendez-vous pour se faire vacciner, la liste des courses à faire, et je ne sais plus quoi d’autre, ne laisse plus la moindre trace le lendemain dans la mémoire de la vieille dame, accessoirement ma belle-mère. Face à cette dissipation intempestive des souvenirs, on peut se trouver démuni car cela mine profondément à la fois le lien superficiel que l’on entretient avec les autres suivant les rôles que nous attribuons. Cela signifie qu’une réalité est en train d’en remplacer une autre, que cette mémoire commune qui s’évanouit chez l’un ou chez l’autre est quelque chose de l’ordre de l’irrémédiable et qui nous fait douter justement, en tâche de fond, de la « Réalité » tout entière. Car sans ces souvenirs communs, sans cette mémoire sur lesquels nous comptons tous pour nous rappeler qui nous sommes, qui sommes-nous vraiment ? L’être, tout au fond, est comme un coquillage que les marées successives, la concaténation et la désagrégation des souvenirs font rouler sur le sable doux des profondeurs océaniques.|couper{180}
Carnets | novembre 2021
Fais donc un effort
Je crois, car je ne suis jamais vraiment sûr de rien, qu’il prononçait cette locution comme un mantra, une prière. Plutôt que de pénétrer dans cette culpabilité perpétuelle encore une fois, je préfère croire que pour mon père cette information qu’il désirait me transmettre à tout bout de champ, avec laquelle il me martelait plusieurs fois par jour, notamment le dimanche (ce qui tombait comme un cheveu dans la soupe, il faut le préciser), cette information était précieuse, d’autant que lui s’abstenait d’en produire dans les domaines qui me semblaient alors les plus importants. J’aurais admiré à l’époque qu’il fît un effort pour m’emmener avec lui à la pêche juste avant le lever du soleil. J’aurais apprécié qu’il me parle un peu plus franchement des filles, et aussi qu’il fasse, lui, un effort pour être lui-même autrement qu’il ne le fit jamais vraiment devant nous. J’aurais apprécié qu’il cesse de s’acharner à vouloir incarner le bien, modelant en négatif tout ce mal que je me donnais, que nous nous donnions tous afin de tenter de lui plaire, ou tout du moins qu’il nous foute un peu la paix. Il s’était donné beaucoup de mal pour parvenir à imiter le plus parfaitement possible tous les codes de la bonne personne, à l’extérieur de chez nous surtout. Il insistait sur l’impeccabilité de ses costumes et de ses pompes, de sa voiture, et de nos toilettes à tous, notamment celle de ma mère qui ne pouvait pas sortir comme ça, maquillée comme une pute, avec sa jupe trop courte. Fais donc un effort, lui disait-il aussi. L’effort était donc une sorte de culte autour duquel chaque goutte de sueur, chaque renoncement, chaque plaisir et chaque joie étaient passés au crible afin d’en diminuer l’intensité excessive, pour que toute scorie inutile reste sur le tamis puis soit jetée aux orties. On ne pouvait pas lui en vouloir uniquement pour cela. Mais disons que ça n’arrangeait certainement pas les choses. Évidemment, aussitôt que je le pus, je pris le contrepoint, je devins hérétique, je me posais des questions sur l’effort en général et sa nécessité dans ma vie. Jeune adulte, j’allais emprunter, comme quasiment tout le monde, le schéma familial pour la bonne raison que je n’en imaginais pas d’autre, lorsque, soudain, je me retrouvai seul dans cette ville un soir d’hiver à contempler la fenêtre du petit appartement sous les toits que nous partagions alors, ma première amoureuse sérieuse et moi-même. Étrange sensation que celle d’être en couple et d’éprouver cette solitude immense. Et pratiquement tout de suite je me suis mis à songer à mon père à nouveau. Lorsqu’il rentrait le week-end et qu’il garait son véhicule de fonction devant le mur de la maison. Il ne sortait jamais tout de suite, il prenait toujours un moment comme s’il avait besoin d’un sas. Classait-il des documents, finissait-il une de ses sempiternelles cigarettes en attendant le final d’un air d’opéra (il adorait l’opéra), ou bien un spot d’information avait-il attiré son attention ? Nul ne le sut jamais. D’en bas, je voyais donc cette fenêtre allumée et, de temps à autre, une ombre qui passait au-delà. Je me souviens que cela m’est arrivé plus d’une fois de me retrouver face à cette étrangeté, je veux dire qu’à ce moment-là je ne savais plus qui j’étais, où j’étais et pourquoi je contemplais cette fenêtre à cet instant précis. Il fallait que je fasse un effort pour me souvenir de cela aussi, de cette vie de couple, de ce quartier, de ces sept étages à grimper sans ascenseur, d’effectuer les quelques pas ensuite qui m’amèneraient devant la porte de cet appartement, d’introduire la clé dans la serrure et d’entrer, puis, au final, de constater que cette fille, assise là, à la table à manger en train d’étudier, était celle avec qui je vivais alors.|couper{180}
Carnets | novembre 2021
La lesbiennitude
Comment vous dites ? Nous en étions à peine à l’apéro que déjà ça commençait sur les chapeaux de roues. Il déploya soudain sa théorie sur l’air du temps et de la mode, notamment ou spécifiquement parigote, alors que nous étions rue des Marronniers, attablés chez la Mère Jean, à Lyon un soir où le froid commençait à devenir mordant et que j’étais, comme toujours, affamé. Je n’avais pas trainé à accepter son invitation pour cette unique raison d’ailleurs car j’avais repéré immédiatement derrière le vernis bon marché, ses costards Armani, ses pompes trop bien cirées, et son agaçant sourire, le prototype de l’emmerdeur, catégorie faux cul, muni d’un premier accessit de connerie en barres. Sa générosité semblait sans limite, sa compassion bien pensante était dans les clous tout comme son apparente bienveillance. On sentait qu’il en avait avalé des heures de stages de management. Et c’était pas de bol vraiment d’avoir à le trainer ce soir là dans un "bouchon" lui le parisien venu nous aider à faire décoller le site provincial et éduquer un peu tous les pèquenauts qui le hantaient. Il y avait deux jeunes femmes à la table voisine qui se touchaient la main. Et soudain au moment de trinquer au Viognier voilà t’y pas qu’il me glisse comme une confidence : vous aussi ici à Lyon vous être touchés par la lesbiennitude ? C’était tellement con et inopiné, j’avoue ne pas savoir dans quel ordre mettre ces deux mots tout à coup,, que je fis mine de ne pas avoir entendu. Et puis c’est vrai il y a tellement de bruit de fond dans ces établissements surtout quand on commence à ne plus très bien entendre comme cela se produit passé la cinquantaine chez le blanc de type eurasien ordinaire un soir d’automne qui plus est, qu’on pourrait effectivement penser à un malentendu tout de go. Mais à la vérité j’avais tout à fait bien relevé le coup d’œil que la jolie rousse lui avait lancé à la fin de son prélude sur l’homosexualité féminine. Je voulais juste qu’il répète et un peu plus fort juste pour voir la suite. La lesbiennitude c’est le nouveau truc à la mode comme auparavant on a eu la négritude. Vous savez ce truc de blanc qui veut comprendre le noir. D’ailleurs Senghor est le pur produit de cette culture occidentale totalement soumise au culte du vide qu’il faut remplir d’un tas de conneries, et non seulement le remplir ce vide mais le propager dans le monde entier si possible. Le jeune serveur slalomait entre les tables et parvint jusqu’à nous pile poil au bon moment pour déposer la fameuse salade célèbre dans le monde entier sauf probablement au Bengladesh quand j’y réfléchis. Personnellement ce n’est pas dans cet établissement que je la dégusterais, mais plutôt chez Abel dans le quartier d’Anay. La salade de lentilles par contre ici est tout à fait acceptable et c’est pourquoi je remerciais le jeune homme qui la déposa devant moi tandis que mon interlocuteur n’eut pas même un regard envers lui. Ce qui acheva de confirmer qu’il n’était qu’un mufle. Senghor a fait ses études chez nous vous le saviez n’est ce pas ? Je hochais gravement la tête en avalant ma première bouchée et je plongeais en parallèle dans mes souvenirs. Ma mère n’était pas douée comme mère mais elle était excellente cuisinière et sa salade de lentilles était incomparable. Du moins je m’en aperçus aux abords de l’âge adulte parce qu’auparavant j’avoue que je n’accordais qu’un intérêt réduit à ce légume. Il aura fallu que je traverse quelques bonnes périodes de vaches maigres pour que soudain j’attribue une valeur nutritive indéniable à la lentille et surtout à son cout modique. Je me contentais donc jusqu’à la fin de l’entrée de quelques hum hum tout en mâchant consciencieusement et en regardant évidemment la jolie rousse à la table d’à coté en train de caresser la main d’une brune non moins jolie en face d’elle. Elle avaient toutes les deux commandé de la tête de veau. Ca tombait à pic j’avais l’impression. Ensuite sont arrivés les tabliers de sapeurs, plat incontournable que doit absolument ingérer tout bon touriste qui se respecte. Ce coup là j’avais commandé comme mon interlocuteur en espérant que ça accélérait surtout la manœuvre et que ce repas s’achèverait le plus rapidement possible. Ah ah ah le tablier de sapeur dit il soudain suffisamment fort pour que les trois quarts de la salle se retourne vers lui. Je tentais de rester le plus stoïque possible en la circonstance mais en croisant le regard de la jeune brune cette fois qui se contenait pour ne pas rire ouvertement je me suis demandé pourquoi je m’obstinais à faire preuve d’autant d’héroïsme devant un tel connard. Je répondis donc le plus sérieusement du monde oh oui le tablier de sapeur tant attendu ! et j’explosais de rire tout à coup ce qui évidemment ne se fait pas, je veux dire pas aussi sauvagement dans une relation de travail tranquille entre collègues. Les deux copines se tenaient les cotes. Mon interlocuteur attaqua son gras double et j’eus le sentiment qu’il s’en fourrait plein la lampe comme pour que plus rien ne puisse sortir de sa putain de bouche durant un bon moment. Surtout pas le genre de connerie comme lesbiennitude fallait il espérer. Mais je dis toujours que pour ne pas être déçu il faut s’abstenir de trop espérer. On acheva le tout avec une tarte à la praline, ça ne le fit pas rire, et un café puis il sortit sa carte bleue, paya sans laisser de pourboire puis, dit-t ’il, il se fait tard je suis crevé. Je saluais le serveur en lui glissant un peu de monnaie dans la main en passant, bonne nuit mesdemoiselles aux filles d’à coté, au revoir tout le monde, bonne soirée. Puis nous nous séparâmes rapidement enfin puisque le parisien logeait au Carlton assez proche et que je devais me taper une bonne marche pour parvenir sur le plateau de la Croix rousse. Plusieurs fois j’ai repensé à ce mot "lesbiennitude" et dans le fond il y avait peut être un peu de sens dans le fond de le rapprocher de négritude. Ce que les hommes peuvent projeter sur les relations des femmes entre elles leur appartient tout autant que la négritude appartient aux blancs qui considèrent les noirs, ou les noirs se mirant au travers d’un œil blanc, je ne sais plus. Dans le fond je crois que tout ça ne sont que des conneries destinées à écrire des livres et pas grand chose de plus.|couper{180}
Carnets | novembre 2021
Rencontre avec la fatigue
Si vous voulez, j’adore cette expression qui annonce en même temps qu’elle ponctue l’enfumage. Si vous voulez, je ne vous parlerais pas directement de la douleur, mais vous comprendrez tout de même qu’on ne peut pas continuer comme ça jusqu’à la saint Glinglin. Si vous voulez, je prendrai des pincettes mais ça reviendra au même. C’est à dire que je vais vous amener à louper le train, l’occasion, et à retourner à la case prison sans empocher 20 000 francs, euros, dollars, yen, jetons en plastique à fourrer dans la fente des caddies, médailles en chocolats ou monnaie de singe. Si vous voulez, je vais vous distraire afin que vous vous détourniez de la sacro sainte fatigue d’être vous, et aussi par charité bien ordonnée, de celle d’être moi. Et si vous protestez, que vous déclarez de quoi je me mêle, sale petit prétentieux, avec cette mine que je connais tellement bien, la moue offusquée des petites ménagères de 17 à 70 ans qui font leurs coups en douce pour ne pas trop risquer de perdre la sécurité et les avantages comme les inconvénients qui vont de pair à la conserver coute que coute pour avoir l’air et aussi le beurre, l’argent du beurre et le crémier, vous ne tromperez plus personne à cette heure tardive de la nuit. Surtout pas moi qui veille au cœur de l’insomnie. Car de quoi est-t ’il vraiment question je vous le demande tout en sachant déjà que je n’obtiendrai pas de réponse franche. Que vous biaiserez à tire larigot, que vous vous fatiguerez à vouloir encore une fois esquiver l’obstacle, parce que vous n’avez de regard et d’attention que pour celui-ci, que vous êtes borgne. Vous ne vous intéressez pas à l’essentiel, en tous cas jamais avec la concentration nécessaire, parce que vous avez peur de ce que vous dira la fatigue tout bonnement de vos failles et de vos empêchements, de votre lâcheté chronique et de votre témérité à deux balles. Alors oui, d’accord, si vous voulez j’emploierai la forme, j’userai de préliminaires. Je connais cette transe aussi de vouloir progressivement vous transformer en somnambule, ou en flipper, afin de vous accompagner, vous aider à vous enfouir totalement dans le mouvement et d’y disparaitre si possible. Frénétiquement, fébrilement, s’il le faut absolument. Vous ne cessez jamais de dire fais moi rêver, emporte moi vers cet ailleurs que nous n’atteindrons jamais puisqu’en dehors du sommeil et des rêves justement nous devrons toujours être prêts pour affronter la grande cruauté, comme la grande souffrance, comme l’immense violence du monde, à l’extérieur comme à l’intérieur de nous. Si vous voulez j’irais doucement pour traverser la double contrainte, et pour autant, ne serrez pas trop les fesses, soyez pas rosse. Elle s’est mise à rire. Comment aurait il pu en être autrement ? Cela commence toujours de la même façon, depuis le temps je sais tout cela par cœur. Et aussi qu’à un moment où l’autre le rire s’arrêtera, s’épuisera, s’évanouira pour se transformer en cul de poule, en biais, en accent grave ou aigu, voire circonflexe et revenir à nouveau en cul de poule. La patience est importante dans l’affaire, patience et pugnacité. Un peu de compassion de temps en temps également, mais pas trop non plus attention. Il ne s’agit pas de conclure un pacte et de prendre ensuite, la chose dite, écrite, à la lettre, la poudre d’escampette encore de plus belle. Rassurées, les yeux bordés de reconnaissance et puis de se hâter comme prises par une envie de pisser , en s’ allant crier un peu partout quelle vie formidable. Il m’adore il m’aime turlututu chapeau pointu. Oh ça non. Si vous voulez, faites moi confiance c’est tout. C’est beaucoup, c’est énorme. Et surtout ça ne se fait absolument pas vis-à-vis d’ un inconnu. Vous êtes vous jamais demandé pourquoi ? Pourquoi l’inconnu est par essence indigne de toute confiance ? Moi oui évidemment. Sinon qu’aurais je pu faire de tout ce temps ? De toutes ces heures d’insomnie, de la vie toute entière à rester éveillé pendant que toutes les villes, toutes les campagnes et sans doute aussi les déserts, les océans et les montagnes se seront l’espace d’une très longue nuit engouffrées dans le néant. Vous ma fatigue, je vous vois telle que vous êtes à présent. Le rire s’est dissipé comme une robe qui choit comme une feuille morte qui tourbillonne lentement dans la brise nocturne trainant dans le looping et la volute avant la dureté des sols. Si vous voulez vous pouvez poser la tête sur mon épaule et prendre un peu de repos telle que vous êtes pendant que je vous masse la nuque et le dos. Et bien sur mes intentions ne sont pas si nobles mais pourquoi le seraient t’elles ? Qu’est ce qui vous gênerait donc autant à ce point de lassitude où nous en sommes que tout cela ne soit pas noble, ou digne, ou saugrenu totalement ? Elle se renverse en arrière les yeux mi clos et elle me fixe. Comme un serpent qui danse je pense. Si vous voulez je vais chercher ma flute pour vous jouer encore un petit air. Petite lumière dans l’œil noir, le pli d’expression au coin de la lèvre tremble imperceptiblement si vous voulez ça fait toujours un peu ça. Pas besoin de flute seule la suggestion pour le moment est utile. On vient enfin de se rencontrer pour de bon, on ne va pas se quitter tout de suite, prenons le temps arrêtons donc avec l’excitation de l’urgence.|couper{180}
Carnets | novembre 2021
La peinture "médianimique"(notes sur l’art brut)
Du spiritisme aux théories sur le hasard.Le hasard est comme un iceberg, on n'en voit que la partie visible, celle du temps présent. Pour en revenir à l'art brut Je me suis mis en tête de trouver différents angles d'attaque non pour définir ce qu'est celui-ci, mais afin de suggérer un certain nombre de pistes qui me paraissent fécondes dans ma façon d'aborder la peinture aujourd'hui. Si désormais le mot hasard revient de plus en plus dans ce que je peux recueillir des processus (les miens et aussi ceux de nombreux autres artistes dont j'ai pu déchiffrer la démarche) concernant la peinture abstraite, je me demande ce que recouvre véritablement ce mot. Car dans le fond et à la vue de la pudibonderie de notre temps recouvrant d'un voile de pensée mainstream tout ce qui a déjà été exploré dans les mines des hauts de France par ce qu'André Breton nommait des peintres médianimiques, notamment Augustin Lesage, j'ai des doutes tout à coup, et je me demande si ce terme facile de hasard n'est pas en quelque sorte de la pudeur plus que tout autre chose. Et lorsque j'emploie ce mot je parle évidemment du paradoxe excitation-gène qui finit par le rendre addictif Il ferait beau voir que je me targue de peindre, en public et en plein jour, à l'écoute de voix qui me dicteraient tel rouge ou tel jaune, qui s'empareraient de mes mains pour tenir le pinceau et lui faire dessiner et peindre des œuvres directement issues de l'Au-delà. J'avoue que j'aurais bien du mal à tenir longtemps ce discours sans pouffer à un moment ou à un autre, idiot que je suis , contaminé par la raison bulldozer le rouleau compresseur de la sainte pensée unique. Voici pourquoi le hasard convient mieux essentiellement, il ne sert qu'à rester dans le groupe, à ne pas être expulser à la marge. Je pourrais aller chercher des arguments concernant ce fameux hasard que l'on utilise désormais à toutes les sauces dans le domaine de la psychologie, de la psychanalyse, de la psychiatrie, ce ne serait encore que science sans conscience, et donc ruine de l'âme par ricochet. J'entends ici la conscience au sens le plus large, c'est à dire la perception et qui dépasse de mille coudées l'entendement et tout le bric à brac raisonnable justement qui l'accompagne. Il n'y a pas de raison sans perception Suivant l'adage rien ne peut venir à la raison sans provenir avant tout de la perception. Encore faut-il s'entendre sur la définition de ces deux mots évidemment. Si le but de la raison est seulement d'avoir raison, autant se jeter dans la perception totalement. C'est d'ailleurs la motivation principale de ce projet de textes autour de l'art brut. Mon intuition est qu'il est une porte ouverte sur la perception à l'état pur (brut ?) et que tout le discours que l'on peut tisser pour tenter de l'emprisonner, notamment le discours habituel de l'élite lorsqu'elle invente comme cela l'arrange des théories fumeuses sur tel ou tel artiste ne sert encore qu'à dissimuler en grande partie ses sources les plus vives. Nous nous sommes coupés de par cette fameuse raison avec sa logique mondialisée et blasée et désormais par crainte du ridicule aussi, de bien des conversations que les intellectuels, les écrivains, les artistes du 19eme siècle, abordaient notamment sur le spiritisme. Serions nous plus intelligents que nos prédécesseurs où plus désabusés ? Serions nous aujourd'hui plus intelligents au 21ème pour déclarer que les théories du hasard , de la psychanalyse, de l'inconscient valent mieux que ce sur quoi s'appuyaient de nombreux écrivains du 19ème pour cerner le fantastique, le mystère, l'ineffable ? Aujourd'hui on voudrait que tout soit logique tellement que cette quête en devient insensée et ne produit plus qu'un chaos généralisé. Il peut alors être sage, et c'est un pas de géant sans doute vers l'humilité que d'accepter que ce que nous appelons le hasard aujourd'hui est synonyme d'inconnaissable. Un inconnaissable qui continue à attirer vers lui de nombreuses personnes pas toujours bien intentionnées et qui chercheraient évidemment encore à contrôler quelque chose au travers lui. A contrôler les autres évidemment. C'est à dire qu'il représente peut-être le même genre de Nouveau Monde vers lequel voguaient les caravelles, presque en même temps que la Peste Noire envahissait l'Europe, sauf l'Italie ce qui permit à la Renaissance d'y germer puis de se déployer peu à peu dans une Europe convalescence en quête d'un sens nouveau. La grâce ne s'avance pas seule hélas, elle s'accompagne de phénomènes périphériques liés le plus souvent à la vanité et à l'orgueil, au profit que l'individu espère tirer de l'inconnaissable pour gouverner et exercer son pouvoir sur l'autre. Ainsi la découverte du Nouveau Monde, par une nuit du mois d'octobre 1492, s'effectua t'elle totalement "par hasard" lorsque les deux caravelles, la Pinta, la Nina et une caraque, à la recherche d'une route vers les Indes Orientales, abordèrent la petite île de Guanahani, actuel Salvador, dans les Caraïbes. La raison pour laquelle Christophe Colomb dont le projet était de découvrir cette fameuse route, après plusieurs échecs de financement fut finalement commandité par la reine Isabelle 1ère de Castille ( elle fut financée en grande partie, cette expédition , par les taxes et les amendes imposés alors aux juifs et musulmans du royaume) était de toute évidence principalement commerciale, et dans l'espoir d'augmenter les profits. Possible que chaque époque rêve d'un nouveau monde Les psychanalystes justement parleraient d'un phénomène récurrent, de répétition qui s'effectue aussi longtemps que l'on n'a pas résolu le conflit qui en est à l'origine. Ce rêve permanent qui traverse l'histoire de l'humanité selon les époques se dissimule sous des couches superficielles que l'on peut appeler l'intérêt, le profit, le pouvoir, c'est à partir de ces couches les plus superficielles dont s'entoure ce rêve que nait l'histoire telle qu'on veut nous l'enseigner. Il me semble que nous sommes certainement la partie du monde, occidentale, qui a le plus besoin de revenir à ce rêve sans relâche du fait que notre pensée contemporaine se développe désormais totalement coupée elle aussi de ses racines sacrées. La pensée se développant en occultant une grande partie de la perception du sacré. Le reléguant comme phénomène mineur, périphérique, anecdotique, ce qui est sans doute une grande erreur provenant de notre individualisme. Le besoin de croire, d'imaginer, de rêver, n'est ce pas cela l'essence même d'être humain avant tout ? Et tous ceux qui en ont profité depuis la nuit des temps le savent et continue d'en profiter tous les jours. Si ce n'est plus par la religion, c'est par le marketing, par la pub, par l'art, par le sexe, par l'amour. Tout est bon désormais pour vendre du rêve, mais ce ne sont plus que des rêves en toc. Et avec l'inflation de nos rêves est directement atteinte notre force vitale. C'est pourquoi l'art brut me semble aussi être une voie, un sentier sur lequel cheminer dans la brume de cet automne occidental. Ce projet de m'intéresser de façon sérieuse, documentée, à l'art brut ne date pas d'hier. Sans doute parce qu'en grande partie je me sens moi-même comme un électron libre face à l'Art, à la peinture notamment, malgré tout le savoir engrangé, malgré les études, malgré l'expérience acquise, le mot autodidacte me colle à la peau. En refusant le cheminement classique qui sans doute déjà représentait ce que l'on appelle aujourd'hui la pensée unique, sans vraiment le savoir je m'engageais dans le risque, dans l'inconnu, avec une croyance naïve propre à tous les jeunes gens de faire du "nouveau", "du neuf", "de l'original". Encore que lorsque je pense à cette naïveté aujourd'hui les mots dont je l'entourais ne me servaient sans doute qu'à préserver, ou éprouver celle-ci. Lorsque j'ai vraiment commencé à peindre, je ne parle pas des années de formation, mais de cet instant où justement j'ai accepté de ne rien savoir pour déposer mes premières taches sur le papier et sur la toile, j'ai senti quelque chose s'emparer de mon crayon, de mes pinceaux et que j'ai presque aussitôt mis de coté tant cette chose m'effrayait. Je me souviens d'une grande feuille de papier de 2m par 1m que j'avais punaisé au mur de la chambre où j'avais échoué et sur laquelle avaient surgit des formes et des visages du type Maori. Je peignais déjà comme je le fais aujourd'hui, en refusant de prendre des modèles, je me disais que tout devait venir de l'imagination ou rien. Cela m'a beaucoup intrigué de voir apparaitre ces visages, des femmes aux formes généreuses, réalisées à la gouache. A un moment du tableau j'ai même eu une étrange sensation de familiarité avec le personnage principal du tableau. Et je me souviens de m'être dit c'est moi dans une autre vie. Cela parait évidement totalement loufoque à la lumière de la raison. Et puis je ne mangeais pas tous les jours à ma faim, et puis j'étais tout seul durant des jours à ne parler à personne, sans doute peut on attribuer toute cette histoire au malheur et à un besoin compréhensible de sublimation. Bref, en comprenant que je glissais vers une douce folie, j'ai décidé de m'imposer une plus grande discipline. Je me suis intéressé à la façon de gagner de l'argent pour pouvoir me nourrir correctement, j'ai fait de l'exercice, principalement de la marche, et je me suis rendu dans de nombreuses bibliothèques de la ville pour côtoyer du monde, sans pour autant avoir à lui parler. Enfin j'ai ôté du mur ce grand tableau que j'ai roulé et rangé sous le lit. Pour remettre aussitôt une autre feuille du même format au mur et recommencer. A ma grande stupéfaction je vis apparaitre alors un personnage de l'ancienne Egypte, puis un autre et tout un décor étrange que je n'avais de mémoire jamais vu et qui pourtant me parut aussitôt familier. Il s'agissait d'un couple dont j'étais le serviteur, peut-être un modeste scribe. Quelques années plus tard je travaillais au musée du Louvres comme maître Jacques et je tombai tout à coup sur le Scribe accroupi dans les salles Egyptiennes. Le choc fut d'une violence telle que je faillais tomber dans les pommes. C'était comme si je me voyais soudain dans un miroir, mais dans la peau d'un autre. Et aussitôt je repensais à cette peinture que j'avais effectué comme en transe dans ma petite chambre d'hôtel et qui représentait une scène de l'ancienne Egypte. Il y a donc bien malgré toute la raison que je me targue de posséder une porosité certaine par laquelle le mystère l'étrange, l'inconnu se fraie depuis toujours un chemin pour tenter de parvenir à ma conscience. Et à chaque fois le même scénario recommence, je me dis que je deviens cinglé, que j'ai des hallus, que c'est probablement une carence en potassium ou en magnésium. Bref j'élude. Et en même temps je ne peux me détacher totalement de cette part de moi-même vulnérable, enfantine, qui semble attirée obstinément vers tous les contes à dormir debout, vers le surnaturel, vers le hasard. C'est là sans doute l'essence même du conflit qui m'habite depuis toujours, cette lutte permanente entre raison et déraison et je ne saurais dire laquelle de ces deux forces en présence a le dessus tant elles sont équivalentes dans leur puissance. La lucidité me sert à examiner ce que l'on appelle facilement la folie et cette dernière ne cesse de remettre en question la fiction que représente pour elle la pensée logique, rationnelle. C'est ainsi que j'avance et recule sans arrêt dans ce jeu de l'oie. Avec parfois la sensation d'atteindre à la clarté tandis que d'autres fois je m'enfonce comme un bouchon dans les profondeurs les plus troubles, les plus sombres, les moins explicables. Le fantasme de retrouver un cœur pur Par ce projet d'étudier l'art brut, j'espère résoudre sans doute un peu plus ce conflit mais je vois déjà qu'il ne s'agit pas de trouver une solution plutôt que d'effectuer un choix comme dans le film "les aventuriers de l'Arche perdue" où le héros doit emprunter un pont invisible. Poser le premier pas dans le vide c'est faire acte de foi envers cette folie, cet inconnu. C'est aussi selon les règles posséder un "cœur pur". Est ce que ce que j'imagine de ces artistes de l'art brut n'est pas tout simplement encore une sorte de fantasme ? Est ce qu'ils ont véritablement le cœur pur ? C'est à dire est ce qu'ils ont préservé en eux la meilleure part de cette enfance que nous regrettons souvent nostalgiquement et qui sans doute n'est rien d'autre qu'une fiction comme tout le reste ? Souvent je repense à mes débuts en informatique et je me dis qu'ils ressemblent beaucoup à mes débuts en peinture. Je crois que j'ai passé de nombreuses années à reformater mes disques durs lorsque je découvrais tout à coup que j'avais rempli leur mémoire de tout un fatras de choses inutiles. De même que j'ai recouvert d'innombrables toiles d'enduit pour ne plus voir les sottises que j'y avais dessiné ou peint. Cela fait longtemps que je ne formate plus et que je recouvre beaucoup moins d'enduit qu'auparavant. Je crois que ce besoin d'ordre, de perfection, comme de cette fameuse pureté m'ont quitté avec l'âge. Je suis plus tolérant envers moi-même. Encore que très exigeant toujours. C'est à dire que cette exigence s'appuie sur autre chose désormais. Peut-être pas tant d'avoir un cœur reformaté , un soi disant cœur pur, ce genre de cœur qui mène à l'inquisition et au fascisme sans même que l'on s'en rende compte. Je crois que c'est plus une notion musicale de justesse qui m'oblige à cette exigence. Si la note n'est pas juste c'est que l'instrument est mal accordé ou que le joueur s'écoute encore trop jouer. Il est possible alors que ces artistes qui ne s'appuient pas sur la pensée, sur la logique, la rationalité pour créer, ces artistes de l'art brut, ces artistes médianimiques ont trouvé une solution en prenant ce qu'ils nomment les esprits pour se laisser aller à créer ce qui de toutes façons doit se créer. En cela il s'agit encore une fois d'univers particuliers avec des grilles de lectures particulières du monde. J'ai toujours pensé que c'était cela l'essentiel à comprendre, ces langages, ces grilles de lecture. Qu'elles soient pertinemment perçues par le plus grand nombre comme la religion, la politique, la psychanalyse, où bien par une minorité comme le spiritisme, le chamanisme, la peinture intuitive, cela ne remet pas vraiment en question leur rôle de médiatrice avec l'inconnaissable. L'inconnaissable. Hier je me disais encore que j'aimerais voir une chose simple, une feuille, une goutte d'eau, un pot sans tout ce que je ne cesse de coller dessus comme interprétation, que ce soit par le mental et par mes propres perceptions. Je me posais cette question de savoir si ces choses simples existaient vraiment en dehors de moi, sans moi, et comment elles apparaitraient alors dans ce qu'imagine être encore un "absolu". Dans leur essence. C'est là l'extrême de mon orgueil encore très certainement que de vouloir voir au delà de l'être, sans doute au delà de Dieu également. C'est voir ce que Castanéda nomme le nagual au delà du tonal. Est ce vraiment de l'orgueil d'ailleurs, je crois qu'on utilise aussi ce mot comme on utilise le mot hasard. Ce que dissimule l'orgueil est encore autre chose, au delà de la superficialité que l'on attribue à la bêtise, au besoin d'être aimé, à la reconnaissance, à l'envie de dominer, à la peur d'être nu. Chez les grecs anciens, on n'aurait pas compris qu'un héros ne soit pas orgueilleux au même titre que les dieux eux-mêmes l'étaient. C'est de cet orgueil là dont il faudrait parler, un orgueil comme une force et qui n'aurait pas d'autre profit de celui de pouvoir se déployer comme la mer se déploie, comme le tonnerre tonne, comme le vent parcours le monde. Je demande pardon au lecteur pour la longueur inconsidéré de cet article que je devrais sans doute remanier comme de nombreux autres. Mais cela me semble aussi honnête de montrer la naissance d'une pensée, d'un projet à ses débuts. C'est aussi montrer d'une certaine manière un début d'obéissance à quelque chose qui s'écrit au travers de ce personnage de blogueur. Parce qu'il n'y a évidemment pas qu'en peinture que la possibilité médianimique s'opère, dans l'écriture aussi, cela je le sais depuis le début.|couper{180}
Carnets | novembre 2021
L’empêchement
Il suffit que je me dise : me voici en vacances pour que, tout à coup, tout se déglingue. C’est, avec l’expérience, l’une des raisons pour lesquelles je maintiens mes cours, en général, la première semaine. Soit je tombe malade, soit je déprime. Le plus souvent les deux ensemble. J’ai beau chercher à me souvenir, il faut que je remonte vraiment très loin pour ne pas retrouver le même processus. Et lorsque, tout à coup, je me retrouve face à la vacance, sept jours où je suis totalement libre de faire ou de ne rien faire, patatra, je vois les jours filer, tétanisé, sans rien foutre. À peine quelques dessins sur la tablette et quelques textes, le tout extrait au forceps. Il y a cette sorte d’empêchement magistral qui, sitôt qu’il trouve une faille, envahit tout. Une sorte d’« à quoi bon » qui provient à la fois de l’excès et du manque de confiance. Confiance en quoi, je n’en sais rien. Dans la vie en général, probablement. Je veux dire que c’est une lutte permanente, hors des périodes de vacance justement, pour trouver un sens à tout cela, sachant pertinemment qu’il s’agit d’une fiction, n’en démordant que lorsque soudain le désœuvrement me rattrape. Et dès que la mâchoire se desserre s’engouffre toute la grisaille du monde comme une entité maligne qui n’attendrait que ce moment propice, celui du repos, de l’inattention. C’est au bord d’être surnaturel. C’est-à-dire que tout ce que j’ai pu apprendre, conquérir pour m’assurer une quelconque solidité s’effrite d’un seul coup sitôt que la vacance surgit. Ce genre de vacance, surtout, où le seul projet que je ne cesse de formuler est de profiter des vacances pour peindre, pour remettre un peu d’ordre dans l’atelier, dans mes textes. Quelque chose de l’ordre de la malignité déjoue tranquillement tout ça sans que je ne puisse broncher. En vrai, je crois que je donne carte blanche à cette stupeur qui m’envahit tranquillement. C’est quasi imperceptible au début, sauf le léger vertige qui s’empare de moi au premier jour, et ça se termine en se cognant la tête contre les murs. Ce n’est sans doute rien d’autre qu’une mise en scène, une pièce de théâtre intime qui profite de l’opportunité pour se rejouer sitôt qu’elle peut et avec mon accord, évidemment. Car en même temps, je suis tout à la fois l’acteur, le metteur en scène et mon seul public. Mon épouse, qui est loin d’être bête, ne me dit plus rien lorsque cela se produit. Elle reste dans les rails de son emploi du temps et nous nous retrouvons à certains moments clés de la journée sans qu’elle ne me demande quoi que ce soit sur ce que je fais. Elle a dû finir par saisir l’importance que je confère à l’empêchement comme substance vitale. Par contre, ajoute-t-elle, cet été nous allons en Grèce, c’est prévu, et nous irons voir les Météores et tous les lieux que tu as prévu d’aller voir, tu t’en souviens. Elle me le rappelle régulièrement pour pas que je l’oublie. Et en y pensant je peux me projeter vers l’été, me dire le bleu et les blancs de ces vacances à venir. Celles-ci ne m’inquiètent pas, étonnamment, je n’y prévois aucun empêchement.|couper{180}
Carnets | novembre 2021
Charles Trenet
Ce devait sûrement se passer en novembre et probablement le dimanche après-midi quand, après le repas pantagruélique que mon père avait préparé bien avant l’aube — une daube, un cassoulet, un bourguignon, une choucroute, une blanquette de veau — toute la famille se hâtait d’aller se vautrer sur les fauteuils, les canapés, en face du poste de télévision. J’avais en horreur ces dimanches et c’était généralement à l’apogée de ces interminables siestes, lorsque l’un de nous lâchait un pet sonore, que le chien, affalé lui aussi sur le tapis de laine épaisse du salon, rêvait intensément de courses folles en remuant les pattes et la queue, que Charles Trenet, comme un diable, surgissait d’on ne sait où, qu’il se mettait à gesticuler dans tous les sens en beuglant : « Y a d’la joie, bonjour bonjour les hirondelles. » À ce moment-là, j’entrouvrais les paupières légèrement pour constater l’absurdité qui m’entourait et dont ce bon vieux Charles, avec son galurin sur le crâne, se chargeait de renforcer l’épaisseur en chantant. Cet aspect solaire contrastait avec la pénombre de notre existence et je crois que, sans nous passer le mot, le chanteur passait pour un ravi, un fou, en un mot l’incarnation de tout le détestable que l’on attribue généralement, de père en fils dans notre famille, aux artistes. « De plus, il doit être homosexuel », avait un jour ajouté mon père lorsque l’une des rares discussions que nous eûmes à propos de la chanson française m’avait malencontreusement entraîné à placer Trenet au même niveau que Georges Brassens, ce qui évidemment, pour le vieux, était la pire des inepties. « Y a du soleil dans les ruelles » était pour lui une rime pauvre. Un genre de facilité poétique inacceptable, d’autant qu’il avait connu la misère et que le fait d’éclairer celle-ci, fût-ce par l’astre du jour, lui paraissait d’une futilité crasse. Du coup, entraîné par laa déréliction dans laquelle le pauvre Trenet se retrouva relégué par ma famille, et surtout pour maintenir la paix dans le foyer, j’ai évité d’acheter ses 33 tours. Et cette habitude se poursuivit le plus tard possible dans ma vie, même une fois toute la famille disloquée, enterrée, oubliée. Jusqu’à ce qu’à mon tour je traverse toute la misère, certainement pour marcher sur les traces de mon paternel, pour comprendre à quel point celle-ci lui avait procuré toujours la plus grande frayeur et dégoût. Au centre même de cette misère, dans l’œil du cyclone, j’avais réussi malgré tout à conserver un petit transistor. Après une plâtrée de pâtes, un dimanche de novembre où je m’étais assoupi comme il se devait pour perpétrer la tradition, « le soleil dans les ruelles », « les hirondelles » et « y a de la joie » sont revenus, transportés par les ondes, pour parvenir jusqu’au plus profond de ma sieste. Je me suis assis sur le bord du lit, j’ai regardé par la fenêtre : il faisait effectivement soleil et, tout à coup, alors que je ne m’y attendais plus, je me suis mis à sangloter comme un couillon.|couper{180}