L’amour fou

L’amour est une chose étrange, car il est rarement à l’endroit où nous l’imaginons. Et comme nous sommes déçus qu’il ne se trouve pas là où nous l’espérions, nous détruisons l’idée que nous en faisions pour presque aussitôt la remplacer par une autre, tout aussi fantaisiste probablement que la précédente. Et à chaque fois, c’est aussi sans le savoir une part mensongère de nous-mêmes que nous jetons aux chiens, comme une mauvaise copie qu’il nous paraît insupportable de relire. Peut-être que si nous éprouvions ce que ce sentiment exige de nous, juste un brin de miséricorde envers nous-mêmes et les différents avatars que nous utilisons pour parvenir à l’atteindre, et que nous considérions nos maladresses comme le chemin qui se trouve sous nos pieds, alors nous n’aurions plus à tant chercher. Peut-être serait-ce aussi facile de vivre à son contact comme au contact du soleil, de la lumière et de l’ombre. Mais ce qui s’interpose avec cette simplicité, c’est cette obstination à ne pas lâcher certains rêves, ce que nous appelons des rêves mais qui ne sont, en fin de compte, que des croyances, des illusions, des paravents derrière lesquels nous nous planquons parce que nous ne savons tout bonnement pas ce que nous pourrions être sans toutes ces inventions. Il en va ainsi des filles que l’on a aimées et qui nous ont, dit-on, rendus cinglés, des passions adolescentes, des rêves héroïques, et de tous ces putains d’engouements grâce auxquels on a tenté de survivre parce que la vie ressemblait alors à un costume mal taillé dans lequel nous avions honte d’apparaître trop insignifiants. Ensuite, on profitera de l’occasion pour jurer tous les grands dieux qu’on ne nous y reprendra pas, que tout cela ne fut que foutaises, contes pour marmots et niaiseries dégoulinantes. On se fabriquera une carapace, un home sweet home, et ce ne sera pas très important alors que ce refuge soit un palais ou une caravane, un trou dans le sol, une île déserte ou l’anonymat des grandes villes. Tous ceux qui savent qu’ils ont échoué, qu’ils n’ont pas su conserver leur grand amour, leur amour fou, n’ont accepté cette défaite qu’au bout de douloureuses grimaces, et aussi et surtout en raison de l’ignorance d’un malentendu de taille qui, lui aussi, fait partie des étapes de cette route solitaire. Ce sont tous ceux qui ont confondu le doigt et la lune, et je ne leur jetterai pas la pierre ayant été bigleux maintes fois moi aussi. Les êtres passent comme le temps et on croit que l’amour a disparu avec eux. La vie demande, exige l’abandon et la perte, que l’on se débarrasse de tout ce qui nous encombre et nous aveugle. La vie demande de traverser la nuit après avoir goûté à la lumière. Il n’y a qu’à partir d’un certain point de vue — et je ne saurais dire s’il est dessiné par le temps, l’expérience ou la fatigue — que l’on parvient à voir une portion un peu plus grande du chemin. Appelle-t-on cela l’amour ? La musique ? La poésie ? La peinture ? On sent bien, à utiliser ces mots, le risque de s’embourber encore une fois de plus. Il arrive que même ces mots ne nous consolent plus de la douleur ni ne guérissent la plaie béante par laquelle toutes nos forces vives se sont enfuies. Ce que nous appelons nos forces vives, nos croyances prenant racine dans les serments de l’enfance. Nous devenons des brutes avides de silence et cela encore fait partie du chemin. Revenir à la bête, à la sensation vraie, celle qu’on ne peut ni ne veut décrire ou partager. Et puis un matin, un soir, n’importe quand, on redevient le nouveau-né que nous avions oublié. Tout alors s’effondre tranquillement comme un soufflé raté, mais c’est un soulagement, une sensation étrange et paisible qui nous envahit. Est-ce donc la mort, est-ce donc l’amour ? et on voit la perte de temps à s’interroger encore. Nouveau-né, vieux guerrier se rejoignent dans ce silence. Et la miséricorde si souvent muette à nos côtés se met alors à chanter, et voici les cœurs battent comme des tambours, des sanglots surgissent, des rires nous secouent et l’on croit avoir atteint l’extrémité enfin de toute cette folie que déjà celle-ci se jette encore dans une folie plus vaste. Voici l’horizon atteint. La folie s’avance et nous saisissons tout à coup que c’est elle que nous avons toujours cherchée. Cette folie, c’est l’amour que nous n’avons plus besoin de rêver ni d’imaginer. Cette folie et cette sagesse, enfin d’aimer pour rien comme on trouve enfin un sens à l’insensé.

Pour continuer

Carnets | novembre 2021

Comme c’est romantique !

Comme un con j’avais acheté des fleurs au dernier moment, à l’angle de sa rue. Je dis « comme un con » parce que vous savez ce que je pense des fleurs coupées, toutes ces dégueulasseries permanentes que représente l’accumulation de meurtres comme de preuves. Bref, j’avais mon petit bouquet à la main, j’avais accéléré le pas pour parvenir à sa porte, et là elle s’ouvre, et me voyant avec mon trophée, comme si ça jaillissait de nulle part : « Comme c’est romantique ! Vous m’apportez des fleurs. » Elle savait y faire pour provoquer l’agacement ; elle était douée, naturellement. Tout se termina à quatre pattes, évidemment, comme des bêtes. Comment diable les choses auraient-elles pu se terminer autrement ?|couper{180}

poésie du quotidien

Carnets | novembre 2021

Elle et moi.

illustration : Asger Jorn "Looking for a goog tyrant" 1969 Elle voulait m’attendrir comme un boucher attendrit la viande. Je m’arcboutais des quatre fers sans bien savoir pourquoi, sinon le danger. Quand je retrouvais un peu de solidité, je plissais les yeux pour gommer le superflu, les détails distrayants. Elle voulait ma peau, c’était clair. Alors, de sang-froid, je dégrafais sa robe : elle tomba comme des milliers de voiles légers, toute cette légèreté, et le corps nu enfin, ce silex à l’odeur de feu sur lequel s’écorcher toujours, comme l’océan aux falaises de craie, s’écorcher en vain pour créer une durée. La même tendresse dans le regard, œil pour œil, dent pour dent. « Et si on arrêtait ? » dit-elle. « Si on arrêtait ce petit jeu. Si on s’aimait comme des adultes. » Nouveau piège, évidemment ; je mimai la lassitude. Nous éclatâmes de rire de concert, puis nous tordîmes le cou aux poulets du poulailler, égorgeâmes quelques lapins, et les fîmes rôtir en prenant soin que, sous le croustillant, la viande fût encore bien juteuse.|couper{180}

poésie du quotidien

Carnets | novembre 2021

Mon petit vieux

Vous avez trop d’imagination, mon petit vieux, réveillez-vous ! Il disait ça, cet homme, et il devait s’adresser à ce gamin qui n’était pas le sien, sans doute un élève. Ils étaient sur le trottoir d’en face, face à face. L’adulte, un peu courbé sur l’enfant. L’enfant, la tête dans les épaules, levant le front. Mon petit vieux… ça faisait si longtemps que je n’avais pas entendu ça. La même colère m’envahit soudain. L’envie de tout casser, de tuer tout le monde, de sauter à la gorge de ce connard d’adulte condescendant. De m’interposer entre les deux. Et puis je me suis souvenu : au bout de l’énième fois, on n’entend plus. Mon petit vieux, c’est même le déclic qui crée la lévitation tout entière. On se décorpore, on s’en branle, merde à tout.|couper{180}