De multiples réalités
Hier encore quelqu’un me parlait de la réalité, en mettant une majuscule au mot, ce dont je me dispense, étant donné que je ne désire pas élever ce terme ni sur un piédestal ni à la hauteur d’une sorte de divinité. Car après tout, à plus de 60 ans passés, j’avoue ne pas savoir ce qu’est cette fameuse « Réalité » que d’aucuns révèrent. Pas plus que je ne sache ce qu’est Dieu, le diable, le paradis et l’enfer. J’ai tout oublié des campagnes d’Austerlitz et de Waterloo, d’Italie, de Prusse et d’Espagne, de Pontoise et de Landernau, ainsi que le chante le poète, et de plus, non sans une petite pointe de regret, j’ai oublié à peu près tout de cette première fille qu’on prend dans les bras la première fois. Cette faillite de la mémoire, je me retrouve nez à nez avec elle ce matin au petit déjeuner puisque nous avons invité la mère de mon épouse à venir passer quelque temps auprès de nous. Elle a tout oublié ou presque, elle aussi, ce qui me fait éprouver encore plus que d’ordinaire de la tendresse pour mon épouse, qui, je le vois bien, serre les dents, bout, trépigne lorsqu’elle s’aperçoit que tout ce qui a été convenu hier, comme par exemple le troisième rendez-vous pour se faire vacciner, la liste des courses à faire, et je ne sais plus quoi d’autre, ne laisse plus la moindre trace le lendemain dans la mémoire de la vieille dame, accessoirement ma belle-mère. Face à cette dissipation intempestive des souvenirs, on peut se trouver démuni car cela mine profondément à la fois le lien superficiel que l’on entretient avec les autres suivant les rôles que nous attribuons. Cela signifie qu’une réalité est en train d’en remplacer une autre, que cette mémoire commune qui s’évanouit chez l’un ou chez l’autre est quelque chose de l’ordre de l’irrémédiable et qui nous fait douter justement, en tâche de fond, de la « Réalité » tout entière. Car sans ces souvenirs communs, sans cette mémoire sur lesquels nous comptons tous pour nous rappeler qui nous sommes, qui sommes-nous vraiment ? L’être, tout au fond, est comme un coquillage que les marées successives, la concaténation et la désagrégation des souvenirs font rouler sur le sable doux des profondeurs océaniques.
Pour continuer
Carnets | novembre 2021
Comme c’est romantique !
Comme un con j’avais acheté des fleurs au dernier moment, à l’angle de sa rue. Je dis « comme un con » parce que vous savez ce que je pense des fleurs coupées, toutes ces dégueulasseries permanentes que représente l’accumulation de meurtres comme de preuves. Bref, j’avais mon petit bouquet à la main, j’avais accéléré le pas pour parvenir à sa porte, et là elle s’ouvre, et me voyant avec mon trophée, comme si ça jaillissait de nulle part : « Comme c’est romantique ! Vous m’apportez des fleurs. » Elle savait y faire pour provoquer l’agacement ; elle était douée, naturellement. Tout se termina à quatre pattes, évidemment, comme des bêtes. Comment diable les choses auraient-elles pu se terminer autrement ?|couper{180}
Carnets | novembre 2021
Elle et moi.
illustration : Asger Jorn "Looking for a goog tyrant" 1969 Elle voulait m’attendrir comme un boucher attendrit la viande. Je m’arcboutais des quatre fers sans bien savoir pourquoi, sinon le danger. Quand je retrouvais un peu de solidité, je plissais les yeux pour gommer le superflu, les détails distrayants. Elle voulait ma peau, c’était clair. Alors, de sang-froid, je dégrafais sa robe : elle tomba comme des milliers de voiles légers, toute cette légèreté, et le corps nu enfin, ce silex à l’odeur de feu sur lequel s’écorcher toujours, comme l’océan aux falaises de craie, s’écorcher en vain pour créer une durée. La même tendresse dans le regard, œil pour œil, dent pour dent. « Et si on arrêtait ? » dit-elle. « Si on arrêtait ce petit jeu. Si on s’aimait comme des adultes. » Nouveau piège, évidemment ; je mimai la lassitude. Nous éclatâmes de rire de concert, puis nous tordîmes le cou aux poulets du poulailler, égorgeâmes quelques lapins, et les fîmes rôtir en prenant soin que, sous le croustillant, la viande fût encore bien juteuse.|couper{180}
Carnets | novembre 2021
Mon petit vieux
Vous avez trop d’imagination, mon petit vieux, réveillez-vous ! Il disait ça, cet homme, et il devait s’adresser à ce gamin qui n’était pas le sien, sans doute un élève. Ils étaient sur le trottoir d’en face, face à face. L’adulte, un peu courbé sur l’enfant. L’enfant, la tête dans les épaules, levant le front. Mon petit vieux… ça faisait si longtemps que je n’avais pas entendu ça. La même colère m’envahit soudain. L’envie de tout casser, de tuer tout le monde, de sauter à la gorge de ce connard d’adulte condescendant. De m’interposer entre les deux. Et puis je me suis souvenu : au bout de l’énième fois, on n’entend plus. Mon petit vieux, c’est même le déclic qui crée la lévitation tout entière. On se décorpore, on s’en branle, merde à tout.|couper{180}