Coincé à la lettre Q.
Certains parviennent à réciter l’alphabet gentiment, tout comme les tables de multiplication. C’est-à-dire par habitude, après avoir appris tout ça par cœur, petit doigt posé sur la couture du slip, du pantalon ou de la jupe à volants. C’est très bien et il en faut. Sinon, comment tournerait le monde ? Mais moi, je n’ai jamais pu réciter l’alphabet sans me tromper. Je reste obstinément embrouillé sitôt que j’arrive à la lettre Q. Et du coup, je me rends régulièrement sur Google pour tenter de me souvenir de ce qu’il peut bien y avoir après. C’est un truc qui fait quand même réfléchir au bout d’un moment, et peu importe la durée de ce « au bout ». Car, dans le fond, l’incommensurable confusion dans laquelle j’ai toujours à peu près vécu me ramène et me fige encore une fois de plus vers le « Cul », comme le Nord aimante et cale l’aiguille des boussoles. Rien n’est plus réel que le sexe, pensais-je naïvement. Et tout ce qui pouvait se produire aussi bien avant ou après n’avait finalement qu’une importance tout à fait relative. Seul l’évènement des corps qui se rencontrent, se touchent, s’explorent, se chevauchent, se lèchent et se dévorent semblait posséder la pertinence nécessaire pour se sentir vivant. Tout le reste n’était que du pipi de chat. Pour se sortir de ce pétrin, j’ai essayé un tas de trucs divers et variés dont je vous ferai grâce de les énoncer. Échec cuisant à chaque fois. Une fois, j’ai eu de l’espoir tout de même, et j’ai bien failli arriver au R sans y penser, j’allais enfin me dire ouf. Ce devait être au dojo zen de Lausanne, au moment où le coup de gong soudain a produit l’irruption d’un bouchon de cérumen depuis mon oreille droite sur le sol. Un peu comme la fleur de cerisier tombe au sol. J’ai éclaté d’un grand rire dans le silence étourdissant juste après, et j’ai tout de go dépassé le Q en gueulant : « rstuvwyz ». Quelqu’un m’a dit alors : et le x ? Et là, j’ai su qu’une nouvelle traversée du désert s’annonçait.
Pour continuer
Carnets | novembre 2021
Comme c’est romantique !
Comme un con j’avais acheté des fleurs au dernier moment, à l’angle de sa rue. Je dis « comme un con » parce que vous savez ce que je pense des fleurs coupées, toutes ces dégueulasseries permanentes que représente l’accumulation de meurtres comme de preuves. Bref, j’avais mon petit bouquet à la main, j’avais accéléré le pas pour parvenir à sa porte, et là elle s’ouvre, et me voyant avec mon trophée, comme si ça jaillissait de nulle part : « Comme c’est romantique ! Vous m’apportez des fleurs. » Elle savait y faire pour provoquer l’agacement ; elle était douée, naturellement. Tout se termina à quatre pattes, évidemment, comme des bêtes. Comment diable les choses auraient-elles pu se terminer autrement ?|couper{180}
Carnets | novembre 2021
Elle et moi.
illustration : Asger Jorn "Looking for a goog tyrant" 1969 Elle voulait m’attendrir comme un boucher attendrit la viande. Je m’arcboutais des quatre fers sans bien savoir pourquoi, sinon le danger. Quand je retrouvais un peu de solidité, je plissais les yeux pour gommer le superflu, les détails distrayants. Elle voulait ma peau, c’était clair. Alors, de sang-froid, je dégrafais sa robe : elle tomba comme des milliers de voiles légers, toute cette légèreté, et le corps nu enfin, ce silex à l’odeur de feu sur lequel s’écorcher toujours, comme l’océan aux falaises de craie, s’écorcher en vain pour créer une durée. La même tendresse dans le regard, œil pour œil, dent pour dent. « Et si on arrêtait ? » dit-elle. « Si on arrêtait ce petit jeu. Si on s’aimait comme des adultes. » Nouveau piège, évidemment ; je mimai la lassitude. Nous éclatâmes de rire de concert, puis nous tordîmes le cou aux poulets du poulailler, égorgeâmes quelques lapins, et les fîmes rôtir en prenant soin que, sous le croustillant, la viande fût encore bien juteuse.|couper{180}
Carnets | novembre 2021
Mon petit vieux
Vous avez trop d’imagination, mon petit vieux, réveillez-vous ! Il disait ça, cet homme, et il devait s’adresser à ce gamin qui n’était pas le sien, sans doute un élève. Ils étaient sur le trottoir d’en face, face à face. L’adulte, un peu courbé sur l’enfant. L’enfant, la tête dans les épaules, levant le front. Mon petit vieux… ça faisait si longtemps que je n’avais pas entendu ça. La même colère m’envahit soudain. L’envie de tout casser, de tuer tout le monde, de sauter à la gorge de ce connard d’adulte condescendant. De m’interposer entre les deux. Et puis je me suis souvenu : au bout de l’énième fois, on n’entend plus. Mon petit vieux, c’est même le déclic qui crée la lévitation tout entière. On se décorpore, on s’en branle, merde à tout.|couper{180}