Ce qu’il restera

Ce devait être en 1986 ou 1987, certainement à la fin de l’automne, une journée maussade tout à fait semblable à aujourd’hui, et nous venions, une fois de plus, de nous rabibocher avec Maurice. Dans cette ville, j’avais beau tenter de m’égarer le plus consciencieusement que je le pouvais, mes pas me ramenaient toujours, à un moment ou l’autre, vers le quartier des Halles, le boulevard Sébastopol, la bibliothèque du centre Georges-Pompidou et les ruelles environnantes peuplées de vieilles putes sur le retour. Je ne me souvenais plus de la raison pour laquelle nous nous étions brouillés la dernière fois ; aussi, lorsque je tombai tout à coup nez à nez avec Maurice, à la sortie de l’église Saint-Merry, nous fîmes tout pour égrener tous les symptômes de la surprise heureuse que nous procurait cette rencontre. « Mais Maurice, c’est toi, vieux pédé ! Je croyais que tu étais en train de bouffer les pissenlits par la racine depuis tout ce temps. — Ah mon chameau, tu n’as rien perdu de ton insolence, mais où donc étais-tu passé, petit salaud ? Ça fait des mois et des mois que je te cherche dans toute la ville. — C’est parce que j’étais ailleurs tout bonnement, ou bien que j’évitais le quartier pour ne pas retomber sur ta sale fiole d’aristo inverti », j’ai dit. Puis de se donner l’accolade pour nous renifler d’un peu plus près afin de savoir, au moins, si on pouvait toujours se sentir plus ou moins. « Comme c’est épatant, je viens tout juste d’allumer un cierge pour toi, ajouta-t-il. » Et enfin, m’indiquant son cabas rempli ras la gueule, il enchaîna par : « Viens manger, je suis sûr que t’es encore affamé. » Ce qui, en l’occurrence, était la pure vérité. Quel plaisir de retrouver son gourbis. Il habitait juste en face des fenêtres de l’oncle de Molière, un quatrième sans ascenseur, ce qui probablement était une des causes de sa vigueur. À plus de 70 ans, il avalait les marches pratiquement quatre à quatre, alors que quelques instants plus tôt, sur le pavé des ruelles, il se traînait comme un vieillard s’appuyant sur une canne. La joie des retrouvailles, sans doute. Il enfonça la clef dans la lourde porte blindée (serrure six points, ils peuvent y aller) et celle-ci s’ouvrit à nouveau sur un capharnaüm que je fus ému de retrouver. Il y avait là une grande pièce toute encombrée de bibliothèques, de tables, de guéridons, de consoles, de bancs et de chaises, le tout littéralement envahie par des bouquins sur à peu près tous les sujets. Sur le rebord de la cheminée, que nous avions allumée une seule fois durant le mois de janvier 1985 et dont l’intensité, m’avait appris Maurice, avait atteint celle de 56 mais avait duré moins longtemps, je retrouvais cette bonne vieille Léda se faisant mettre par son cygne. Rien n’avait vraiment changé depuis les quelque huit mois où nous nous étions quittés la dernière fois. Juste un peu plus de poussière, et il me semblait que la luminosité provenant des deux grandes fenêtres à meneaux perçait encore plus difficilement que jamais les voilages douteux que j’avais toujours connus suspendus devant celles-ci. Nous nous frayâmes un chemin entre les encombrements pour rejoindre la salle à manger, à peu près dans le même état. Sur la grande table, des bataillons de fioles et de tubes semblaient faire le siège autour d’un compotier rempli de fruits tâlés ; des magazines TV s’amoncelaient pêle-mêle avec des documents administratifs et des pubs pour dépannage en tout genre. Bref, c’était le même bordel que j’avais toujours connu ici chez Maurice, et je me demandais soudain pourquoi les choses auraient-elles pu changer : n’était-ce pas là seulement mon propre espoir et la déception simultanée de l’idée même de changement que je reprenais en pleine poire et par la bande ? Je me souviens qu’à cette période de ma vie je passais un temps dingue à vouloir aider les gens, pour qu’ils changent, alors qu’en fait c’était juste un fantasme dérivé de ma propre propension au désordre permanent que je tentais de soigner. On déboucha une bouteille de vin de pays, et le goût âpre de son contenu, comme celui de la madeleine proustienne, me ramena à toute une série de souvenirs, à ces nuits blanches passées là autour de cette même table à bavarder de tout et de rien, surtout des mots eux-mêmes plus que de la façon dont nous pourrions les utiliser intelligemment. On s’appuyait sur des dicos datés — notamment le Bouillet dont j’avais dégoté un exemplaire dans une caisse de bouquiniste et que j’avais payé à prix d’or pour fêter l’anniversaire du vieux, il y avait de cela des vies. « Et le deuxième tome, tu ne l’as pas trouvé ? C’est celui des noms propres », avait-il déclaré tout de go, et un peu déçu. Sans doute était-ce un motif suffisant, alors, pour prendre de la distance avec Maurice car j’étais extraordinairement susceptible. On s’est mis à éplucher les pommes de terre ensemble, en plaisantant de tout et de rien ; il faisait du léger, je le voyais, et du coup, moi aussi. Quand on est arrivés aux carottes et aux oignons, il a commencé malgré tout à geindre légèrement. « J’en ai plus pour bien longtemps, tu sais ; faut pas t’absenter aussi longtemps, un jour je risque de ne plus être là du tout. » Je n’ai rien répondu, je connaissais toute la ritournelle par cœur. Enfin le pot-au-feu fut prêt et on passa à table. Il dut attendre que j’aie le ventre plein et dans une disposition d’esprit emplie de gratitude pour lâcher : « Et tous ces bouquins, que vont-ils devenir quand je disparaîtrai ? Qu’est-ce qui restera ? Je veux que tu les récupères. » On en a déjà parlé, Maurice, comment veux-tu que je récupère tes livres, je n’ai pas de domicile fixe, rien ! « Peut-être qu’il serait temps de grandir un peu, mon bonhomme », dit-il, et j’ai vu qu’il était contrarié, qu’il n’allait pas tarder à se mettre en colère. Alors je me suis levé, j’ai dit merci pour le repas, j’ai pris mes cliques et mes claques et je suis parti. Je ne l’ai, à ce jour, plus jamais revu. De temps en temps, lorsque je vais faire un tour dans les vide-greniers, n’importe où que ce soit à Paris ou en province, j’aperçois parfois des livres qui auraient certainement pu appartenir à Maurice. Il paraît que la Ville de Paris revend tout aux enchères à des brocs en cas de décès, et lorsqu’aucune famille ne réclame. Des livres aux tableaux, c’est un peu le juste retour des choses, je me dis souvent. De tous ces tableaux comme de tous les livres de Maurice, qu’est-ce qui restera finalement ? Et puis je pense à autre chose parce que ça flanque le bourdon pour rien, ces idées-là.

Pour continuer

Carnets | novembre 2021

Comme c’est romantique !

Comme un con j’avais acheté des fleurs au dernier moment, à l’angle de sa rue. Je dis « comme un con » parce que vous savez ce que je pense des fleurs coupées, toutes ces dégueulasseries permanentes que représente l’accumulation de meurtres comme de preuves. Bref, j’avais mon petit bouquet à la main, j’avais accéléré le pas pour parvenir à sa porte, et là elle s’ouvre, et me voyant avec mon trophée, comme si ça jaillissait de nulle part : « Comme c’est romantique ! Vous m’apportez des fleurs. » Elle savait y faire pour provoquer l’agacement ; elle était douée, naturellement. Tout se termina à quatre pattes, évidemment, comme des bêtes. Comment diable les choses auraient-elles pu se terminer autrement ?|couper{180}

poésie du quotidien

Carnets | novembre 2021

Elle et moi.

illustration : Asger Jorn "Looking for a goog tyrant" 1969 Elle voulait m’attendrir comme un boucher attendrit la viande. Je m’arcboutais des quatre fers sans bien savoir pourquoi, sinon le danger. Quand je retrouvais un peu de solidité, je plissais les yeux pour gommer le superflu, les détails distrayants. Elle voulait ma peau, c’était clair. Alors, de sang-froid, je dégrafais sa robe : elle tomba comme des milliers de voiles légers, toute cette légèreté, et le corps nu enfin, ce silex à l’odeur de feu sur lequel s’écorcher toujours, comme l’océan aux falaises de craie, s’écorcher en vain pour créer une durée. La même tendresse dans le regard, œil pour œil, dent pour dent. « Et si on arrêtait ? » dit-elle. « Si on arrêtait ce petit jeu. Si on s’aimait comme des adultes. » Nouveau piège, évidemment ; je mimai la lassitude. Nous éclatâmes de rire de concert, puis nous tordîmes le cou aux poulets du poulailler, égorgeâmes quelques lapins, et les fîmes rôtir en prenant soin que, sous le croustillant, la viande fût encore bien juteuse.|couper{180}

poésie du quotidien

Carnets | novembre 2021

Mon petit vieux

Vous avez trop d’imagination, mon petit vieux, réveillez-vous ! Il disait ça, cet homme, et il devait s’adresser à ce gamin qui n’était pas le sien, sans doute un élève. Ils étaient sur le trottoir d’en face, face à face. L’adulte, un peu courbé sur l’enfant. L’enfant, la tête dans les épaules, levant le front. Mon petit vieux… ça faisait si longtemps que je n’avais pas entendu ça. La même colère m’envahit soudain. L’envie de tout casser, de tuer tout le monde, de sauter à la gorge de ce connard d’adulte condescendant. De m’interposer entre les deux. Et puis je me suis souvenu : au bout de l’énième fois, on n’entend plus. Mon petit vieux, c’est même le déclic qui crée la lévitation tout entière. On se décorpore, on s’en branle, merde à tout.|couper{180}