Ombres et lumière
Chaque jour, ce recommencement du doute. Je n’aurais pas voulu avoir à me battre entre les ombres et la lumière. Être sans préférence comme un père avec ses enfants. Mais la nature en va autrement, il faut effectuer des choix, apprendre des renoncements. Idem avec le beau et le laid, avec l’ensemble des catégories. Parce que l’oubli, pour vivre, est nécessaire. Mais vivre ainsi dans la peur. Je voulais me souvenir de la moindre chose parce que la moindre chose compte autant que toutes. Cette intuition crée la révolte. Les deux camps s’opposent férocement ou forcément : les ombres et leurs richesses par-delà la tristesse, et la lumière indéfectible, l’amour, la compassion. J’ai vécu animal dans des terriers pour explorer les ombres, fuir la lumière, la magnanimité. La peur comme une plante s’est épanouie dans le malentendu. Jusqu’à l’instant du pot aux roses. Ici-bas, tout est neutre sauf le regardeur. J’ai essayé de fuir dans la neutralité. Mais c’est impossible tant que le cœur bat. S’arracher le cœur pour voir le responsable des couleurs ne peut être une victoire. Mais plus de solitude. Me voici balloté pour quelques heures encore entre les ombres et la lumière. Feuille morte sur le fleuve filant entre le calme et les tourbillons. Pas de rive qui ne soit une illusion. Sauf l’idée de la rive. Alors je tente un jour les ombres, l’autre la lumière. Chaque jour, le recommencement du doute m’aide à devenir vivant.
Pour continuer
Carnets | novembre 2021
Comme c’est romantique !
Comme un con j’avais acheté des fleurs au dernier moment, à l’angle de sa rue. Je dis « comme un con » parce que vous savez ce que je pense des fleurs coupées, toutes ces dégueulasseries permanentes que représente l’accumulation de meurtres comme de preuves. Bref, j’avais mon petit bouquet à la main, j’avais accéléré le pas pour parvenir à sa porte, et là elle s’ouvre, et me voyant avec mon trophée, comme si ça jaillissait de nulle part : « Comme c’est romantique ! Vous m’apportez des fleurs. » Elle savait y faire pour provoquer l’agacement ; elle était douée, naturellement. Tout se termina à quatre pattes, évidemment, comme des bêtes. Comment diable les choses auraient-elles pu se terminer autrement ?|couper{180}
Carnets | novembre 2021
Elle et moi.
illustration : Asger Jorn "Looking for a goog tyrant" 1969 Elle voulait m’attendrir comme un boucher attendrit la viande. Je m’arcboutais des quatre fers sans bien savoir pourquoi, sinon le danger. Quand je retrouvais un peu de solidité, je plissais les yeux pour gommer le superflu, les détails distrayants. Elle voulait ma peau, c’était clair. Alors, de sang-froid, je dégrafais sa robe : elle tomba comme des milliers de voiles légers, toute cette légèreté, et le corps nu enfin, ce silex à l’odeur de feu sur lequel s’écorcher toujours, comme l’océan aux falaises de craie, s’écorcher en vain pour créer une durée. La même tendresse dans le regard, œil pour œil, dent pour dent. « Et si on arrêtait ? » dit-elle. « Si on arrêtait ce petit jeu. Si on s’aimait comme des adultes. » Nouveau piège, évidemment ; je mimai la lassitude. Nous éclatâmes de rire de concert, puis nous tordîmes le cou aux poulets du poulailler, égorgeâmes quelques lapins, et les fîmes rôtir en prenant soin que, sous le croustillant, la viande fût encore bien juteuse.|couper{180}
Carnets | novembre 2021
Mon petit vieux
Vous avez trop d’imagination, mon petit vieux, réveillez-vous ! Il disait ça, cet homme, et il devait s’adresser à ce gamin qui n’était pas le sien, sans doute un élève. Ils étaient sur le trottoir d’en face, face à face. L’adulte, un peu courbé sur l’enfant. L’enfant, la tête dans les épaules, levant le front. Mon petit vieux… ça faisait si longtemps que je n’avais pas entendu ça. La même colère m’envahit soudain. L’envie de tout casser, de tuer tout le monde, de sauter à la gorge de ce connard d’adulte condescendant. De m’interposer entre les deux. Et puis je me suis souvenu : au bout de l’énième fois, on n’entend plus. Mon petit vieux, c’est même le déclic qui crée la lévitation tout entière. On se décorpore, on s’en branle, merde à tout.|couper{180}