septembre 2021
Carnets | septembre 2021
Celui qui ne voulait pas être pris pour un idiot.
Hier au soir, en rentrant de mes cours, je tombe sur un panneau m'indiquant que l'autoroute est fermée pour cause de travaux. Je dois donc emprunter une autre route, plus longue, pour revenir chez moi. C'est l'occasion d'écouter quelque chose pour passer le temps et je choisis la rediffusion d'une interview de Zemmour par Ruth Elkrief sur YouTube puisqu'elle surgit en premier dans le fil d'actualité. Que penser de tout cela ? Et dans quelle mesure cette interview éveille-t-elle mon intérêt ? Il y a évidemment quelque chose de louche, un peu de voyeurisme sans doute, et aussi certainement une fascination trop exagérée de ma part face à toute manifestation de rhétorique. Mais bon, quoique honteux, je persévère. C'est important d'aller au bout de la honte comme de tout le reste. Comment un journaliste peut-il provoquer autant de tapage aujourd'hui dans la sphère médiatique et politique ? C'est pour moi une énigme en même temps qu'un signe de la médiocrité générale dans laquelle, médiatiquement comme politiquement, nous baignons. J'écoute. Et finalement, c'est intéressant. Car à de nombreuses reprises Zemmour reprend sa consœur en lui disant : « Je ne suis pas un idiot. » Il faudrait donc entendre : je suis intelligent. Les kilomètres défilent. À la sortie de Givors, un lapin en plein milieu de la route, ébloui par les phares. Je ne roule pas vite, j'ai le temps de freiner et de m'arrêter face à lui. Face à face avec le lapin qui finalement s'avère être un lièvre. Tout cela sur un fond de discussion radiophonique. « Mais je ne suis pas un idiot, Ruth Elkrief ! » Le lièvre rejoint le talus et je redémarre doucement. Soudain me revient un paragraphe lu dans un traité de métallurgie chinoise où on trempait les lames des épées dans du sang de lièvre pour leur conférer force et invulnérabilité. « Je ne suis pas un idiot », une fois encore. Quand la journaliste évoque la pensée de Zemmour sur Pétain, celui-ci pète un plomb. « Vous allez pas remettre ça encore une fois, j'en ai marre ! » Bla bla bla, encore pour en arriver à cette antienne une fois de plus. « Mais vous croyez que je suis un idiot ? » Bon. Quelqu'un qui s'efforce de préciser à tout bout de champ qu'il n'est pas un idiot, à mon avis, doit avoir une sacrée trouille d'en être un. Peut-être même un désir inconscient d'être enfin démasqué une bonne fois pour toutes afin de retrouver une certaine sérénité. Tellement la trouille qu'une majorité de ses pensées doit être orientée vers ce but principal. Autrement dit, rien de bien dangereux ni de nouveau. Les voix des deux protagonistes s'amenuisent, j'ouvre la vitre et l'air frais entre dans l'habitacle. J'appuie finalement sur pause. Je suis content de rouler doucement, j'aurais pu écrabouiller un lièvre autrement, ça m'aurait fait de la peine. Puis, de fil en aiguille, mon esprit saute sur le souvenir d'un lièvre d'Albrecht Dürer et je me mets à songer à la Renaissance nordique, puis évidemment à Jérôme Bosch et à son Jardin des délices. Et puis maintenant que je pense à tout ça et que je l'écris pour le comprendre, je me demande si ça me ferait quelque chose encore d'être pris pour un idiot ? La vérité est que je m'en fiche totalement, dans le fond, et ça c'est une sacrée victoire, je trouve, après tant d'énergie dépensée là-dedans à vouloir prouver ceci ou cela, finalement, qu'à moi-même. Du coup, je suis passé au Lacrimosa de Mozart. Je n'ai plus pensé à rien d'autre qu'à regarder la route qui s'enfonçait dans la nuit face à moi.|couper{180}
Carnets | septembre 2021
Le désœuvrement
Si l’oisiveté est la mère de tous les vices, le désœuvrement se retrouve en miroir père de toutes les vertus. De là à en inventer un, magistral, situé dans les cieux, on peut comprendre le cheminement. À condition que vices et vertus aient encore un sens désormais. Si, comme dans ce dessin animé de Tex Avery, le grand méchant loup ne continue pas à courir après un pivert au-dessus d’un précipice, tant il est tenu par l’envie de dévoration. Et quelle différence inventer désormais entre l’oisiveté et le désœuvrement, qui ne mettrait pas en scène la morale à l'aide de ce binôme parental ? L’oisiveté pointerait l’ennui, tandis que le désœuvrement mettrait en exergue une absence, un manque. L’ennui et le manque démasqués. L’ennui et le manque révélés, si on les dévêt des panoplies tissées par la tradition, s'ils ne sont plus des personnages appartenant à une tradition familiale, des marionnettes manipulées par les archétypes du père ou de la mère, si on cessait un instant de les reléguer sur la touche afin qu’un foyer, un monde puisse filer droit ou tourner rond. Une sorte d’apocalypse, si on veut. Car selon ma propre expérience, l’ennui mène à la grâce et le désœuvrement à l’œuvre. C’est-à-dire tout l’inverse de ce que j’aurais appris enfant. Tout l’inverse de ce que toute ma génération aura dû apprendre pour un jour s’en défaire avec plus ou moins de bonheur. Pas étonnant que l’idée de la fin du monde soit si répandue aujourd’hui. Et que l’attente d’une apocalypse, d’une révélation qui va de pair, en fasse languir beaucoup. C’est de tout temps ce pourquoi les nonnes et les moines s’enferment. C’est de tout temps ce que pensent devoir traverser comme un désert les artistes dans l’imagination populaire. Et, comme on le dit aussi : il n’y a pas de fumée sans feu ! Ennui et désœuvrement, le vice et la vertu qu’il faudra traverser pour accueillir dans la coupe vide ainsi façonnée : la grâce et l’inspiration. À la fin on les voit se superposer, ce ne sont que des synonymes, la fameuse corne d’abondance, l’élixir d’immortalité ou de jouvence, toutes les métaphores, les images s’effondrant soudain l’une sur l’autre. S’effondrant comme une ville soufflée par un deus ex machina, tremblement de terre, explosion nucléaire, déluge océanique balayant les immeubles comme des cartes à jouer. Et nous verrons à notre guise l’action de la fatalité, du destin, d’une colère divine, ou de l’absurdité du monde, de la vie. Ce qui, dans le fond, importe assez peu puisque le résultat sera le même : se retrouver nez à nez avec la ruine, avec la désespérance, avec la colère qui souvent en résulte avant de laisser place au deuil puis à la résignation. On ne parle que rarement de ce qui se trouve au-delà de la résignation. On ne parle pas du vide bizarre que celle-ci laisse en l’être face à ses frontières, à la peur et au risque de les enjamber afin d’explorer plus loin. Sans doute parce qu’on se méfie du vide, parce que cette part de nature qui réside obstinément dans le tréfonds de notre humanité refuse toujours ce vide. La nature a horreur du vide, a dit quelqu’un en apercevant le désert qui s’étend au-delà de la résignation, puis il est revenu sur ses pas, a relevé les manches et s’est mis à tout reconstruire à peu près comme avant. Ce que ne font pas les ermites, ni les artistes. C’est dans le désert qu’Isis retrouve chaque morceau d’Osiris démembré, pour qu’il devienne autre chose de différent qu’avant. C’est dans le désert que Moïse est interpellé par un buisson ardent et qu’il ne pourra du coup plus jamais mourir. Car peut-on mourir une fois que l’on est monté au ciel comme Isaïe ? C’est dans le désert que la mort et l’immortalité perdent aussi leur différence, que la dualité tombe. Le désert alchimique, lieu de la fusion et de toutes les métamorphoses. Pour indiquer qu’on peut tirer partie du destin, de la fatalité, et que tout antagoniste est nécessaire dans la grande histoire du monde, de la vie, de nos vies individuelles qui paraissent si dérisoires. Mais rien n’est dérisoire et rien n’est important vraiment, et c’est par cette traversée double et trouble de l’ennui et du désœuvrement que ces deux mots sont décalaminés de leur gangue de poncifs. Qu’au final ce ne sont plus que des mots dans un livre que l’on regarde presque avec nostalgie en feuilletant les pages. On pourrait en venir à espérer l’autodafé si cette nostalgie nous emportait. Si on n’y mettait pas un oh là ! Cet élan en arrière quand on touche sa propre âme à présent. Ce cadeau spontané ne serait-il pas grec ? On se méfie encore par réflexe alors qu’il faut se jeter à corps perdu dans la grâce, dans l’inspiration, dans l’œuvre. Le désœuvrement, ce n’est peut-être que cela : de la méfiance. Cette méfiance qu’une partie de nous utilise pour ne pas disparaître totalement dans ce qu’elle croit être une fin définitive, irrémédiable. Elle dirait alors : tant que je me méfie, je suis en vie, alors que la grâce et l’inspiration proposent tout le contraire : la mort c’est la vie. Mais quelqu’un s’obstine encore à poser des si par-ci par-là... Si je meurs, je renais, comme on tente de contrôler le hasard avec une martingale... C’est parce qu’ils n’ont pas encore osé franchir la frontière de la résignation, ils négocient avec le douanier, ils soupèsent et supputent encore. Le douanier, quant à lui, connaît bien toutes les ficelles. Il les regarde et il se tait, ils peuvent bien gesticuler, murmurer, hurler, chanter même s’ils le veulent. Cela ne changera rien. Et puis un jour, cela se termine, la douane s’évapore, le douanier aussi, la résignation, le désert, bref tout ce sur quoi on s’appuie sans relâche pour ne rien changer complètement, pour ne pas s'égarer, se perdre, disparaître, tout cela, on ne s’en souvient même plus. Il n’y a plus que le moment présent qui se vit lui-même en tant que grâce ou œuvre. Mais ce ne sont encore que des mots. Et ce ne sont pas les mots qui libèrent, "sauvent" de l’ennui et du désœuvrement. D’ailleurs, tant que l’on pense à se libérer, à se sauver, c’est qu’on pense encore trop être enfermé. Et oui, on a besoin de penser enfermement pour parler de liberté. Comme on a besoin d’évoquer le désœuvrement comme pour se préparer à l’œuvre à venir.|couper{180}
Carnets | septembre 2021
Ecrire un texte de présentation pour une exposition
Nous l’avions évoqué et je l’avais mise de côté soigneusement, cette idée de texte de présentation à proposer au catalogue en même temps que la liste des œuvres avec leurs prix. Cette gêne d’expliquer la peinture à l’écrit comme à l'oral, aussi étonnante que soudaine, me cueille. Cet écueil dans la navigation pas si tranquille vers l’exposition, sans doute en suis-je l’inventeur, pour ne pas dire le responsable. Il me faut des écueils régulièrement pour échapper aux langueurs monotones de l’automne. En été aussi, en toute saison. Sans l’écueil, pas de sensation de danger ni de naufrage, autant dire pas d’aventure. Sans écueil, pas de créativité non plus. Je ne compte plus le nombre de fois où j'ai écrit ce texte. J'ai cru à une tendance masochiste durant ma jeunesse. Mais je crois que c'est plus poétique que ça, c'est dans un lieu situé avant toute psychologie. Et je vois bien qu'un préambule est nécessaire au préambule encore, pour retarder l'instant. L'instant d'évoquer ce voyage intérieur. Une série de leviers que je mets en place souvent inconsciemment pour finalement être prêt dans l'instant à soulever un monde qui ne serait qu'empêchement, ajournements, ennui, gravité ou pesanteur. Sans y penser à cet instant, c'est-à-dire sans barrière. L'essence ne suffit pas, il faut atteindre sans y penser à la quintessence. Celle qui n'appartient à personne et que tout un chacun retrouve dans l'intime. Parfois, justement lorsque j'y pense, je me dis : quelle exigence ! et plus encore lorsque j'y pense : quelle prétention, quelle vanité. Voilà la pensée qui ne pense qu'au risque et au danger et surtout invente mille façons toujours de s'en prémunir. Ça ne sert à rien d'aller contre non plus, de s'opposer. Il faut prendre cette pensée comme elle vient. La sagesse de la peur vaut bien la sagesse du risque, de l'audace au bout du compte. Ce qui est important c'est de ne pas perdre de vue l'unité. À quoi sert de voyager ? sans doute à la même chose que peindre, écrire, danser, rêver, et j'ai beau scruter l'horizon dans toutes les directions, je ne vois pas plus de raison que de destination précise. J'irais plus loin encore, À quoi sert de voyager ? puisqu'à chaque fois que l'on pense atteindre quelque chose, un pays comme un tableau, on n'en finit pas avec l'envie d'aller plus loin. À quoi sert de voyager alors ? peut-être à observer le cheminement du désir, apprendre à le connaître, faire un avec lui comme avec soi-même. Mon grand-père maternel était Estonien et il s'est rendu à Saint-Pétersbourg pour apprendre la peinture, parce qu'à l'époque il n'y avait rien d'aussi prestigieux en Estonie pour étudier l'art. Ce voyage intérieur commence ainsi, avec le départ d'un jeune homme que je n'ai jamais connu depuis son village vers une grande ville étrangère dans laquelle il se sent étranger. Cette sensation d'être étranger, je me suis toujours demandé pourquoi je l'éprouvais autant, étant né en France ? Je n'avais aucune raison valable de l'éprouver de manière si aiguë. Avant même de toucher un pinceau, d'imaginer devenir peintre moi-même, j'avais dans le sang ce legs de l'étrangeté d'être au monde comme un petit provincial découvre une capitale qui le subjugue. Cette étrangeté, ma mère m'en parlait, elle était peintre aussi. Elle avait les yeux gris bleus comme mon grand-père, comme moi-même, ce lien du regard en silence nous unit encore tous au-delà des séparations, des disparitions, un gris bleuté comme un ciel que j'imagine très bien au-dessus des villages d'Estonie. Un gris bleuté de la Baltique avec ça et là quelques lueurs d'orangers issues des profondeurs échappées de l'ambre. L'orange et le bleu que j'utilise souvent dans mes tableaux. L'héritage, c'est cette histoire constituée de bribes que l'on passe un temps infini à mettre bout à bout, des bribes souvent éparses, rien de vraiment ordonné, c'est une navigation aussi pour s'orienter à travers tout cela, pour s'orienter dans quelle direction ? Il y en a tant qu'on serait bien en peine d'en choisir une qui ne s'évanouisse pas soudain, remplacée par une autre tout à coup. Il y a autant de destinations possibles que l'imagination voudra bien en fournir. Peut-on faire confiance à l'imagination ? Parfois oui, parfois non. Parfois elle nous trahit aussi. Mais faut-il lui en vouloir pour autant ? Cette trahison elle-même ne fait-elle pas partie intégrante de ce voyage, de cette navigation ? Les plus célèbres navigateurs partaient autrefois en quête de destinations comme l'Inde et tombaient sur les Amériques. J'ai toujours conservé en mémoire ce genre d'anecdote. Que le but était un moteur de l'action mais qu'il était rarement sa véritable finalité, en tous cas pas de façon droite, directe, mathématique. Il fallait étudier la courbe, l'enseignement inscrit dans son cheminement sinusoïdal, ses méandres, j'allais dire sa féminité. Il fallait aussi étudier l'art de traverser les labyrinthes en lâchant les traités, les conseils, et faire sa propre expérience de l'égarement. Intuitivement je crois que j'ai toujours su qu'il se cachait un savoir perdu dans l'expression "passer du coq à l'âne" aussi bien que dans le jeu de l'oie. Deux cases en avant, quatre en arrière. Comme si cette expression comme ce jeu attiraient parfois l'attention sur la notion d'espace et de temps d'une façon bizarre. En tous cas bizarre pour moi. Lorsque j'étais frappé par cette curiosité, je m'en ouvrais à mes parents, à mes camarades et j'avais en retour des réflexions qui portaient sur le temps que je perdais à penser à ce genre de choses plutôt que de faire mes devoirs ou participer à des jeux collectifs. Passer du coq à l'âne, je n'ai jamais cessé de le faire toute ma vie par curiosité, par obstination, par dépit, et aussi pour voir, comme on dit au poker. Il y a quelque chose de désagréable pour un esprit façonné par la langue française, c'est ce que le Français nomme la sensiblerie. Et qui représente une exagération du sentiment, souvent considérée comme de la fausseté. Cette soi-disant sensiblerie, pour avoir voyagé de par le monde aussi, je l'ai retrouvée à l'état brut, intacte, dans de nombreux pays, cette gentillesse, cette absence de crainte à manifester l'émotion, le sentiment, et souvent dans des pays que nous considérons comme violents, dangereux, pour ne citer que l'Iran ou l'Afghanistan, le Pakistan, violents ou barbares... alors que si l'on connaît un tant soit peu l'histoire, ils furent à la pointe durant longtemps de l'intelligence humaine, en matière de science, de technique, de littérature, d'art. Ce voyage intérieur évoque donc toutes ces pensées, tous ces rêves, toutes ces interrogations traversées dans l'instant de la peinture, dans le mouvement de la peinture, dans le dialogue entre le tableau et le peintre, ce sont à chaque fois des conversations silencieuses, c'est-à-dire qui ne s'appuient ni sur les mots ni sur les pensées pour échanger. Non pas que mes tableaux relatent quoi que ce soit, je crois que c'est l'ensemble de tous ces tableaux qui montrerait l'unité vraiment de mon propos quant à ce voyage intérieur. Ce travail continuera à s'affiner dans sa proposition, certainement à la fois quant à la notion d'espace dans lequel le faire exister et aussi quant à la sélection des œuvres. Le but étant de m'approcher au plus près de la clarté que je perçois à travers lui. Je suis aussi de mon époque, celle où l'attention ne dure qu'un déjeuner de soleil, où l'attention par un phénomène de zapping est attirée de tous côtés. Mon travail évoque ceci également, non pas en pointant du doigt ce phénomène comme néfaste, mais en essayant d'en tirer des leçons, des enseignements. Si l'attention devient vulnérable à ce point, c'est peut-être qu'elle n'est plus si utile qu'on l'avait imaginée utile jusque-là. C'est qu'il faut faire appel à autre chose pour s'orienter dans le monde. Le danger est toujours présent et le sera sans doute toujours en ce qui concerne le détournement d'attention vers un profit. Sans doute parce que la notion de profit et d'attention sont directement reliées. En tant que peintre, mon but ne peut être que le partage de mon travail de peintre, et si je dois parler de profit et d'attention, c'est pour vous attirer vers quelque chose d'intime que nous partageons tous, quelque chose de simple qui serait le plaisir de voyager, de découvrir, le plaisir de vivre, sans trop de tapage, disons-le, une célébration. La peinture, c'est mon pays, pour reprendre la phrase de Gilles Vigneault, ce voyage c'est aussi un voyage dans la peinture par elle-même, si je peux dire, étant donné la nécessité d'absence et d'oubli que j'ai peu à peu découverte afin de disparaître pour la laisser s'exprimer.|couper{180}
Carnets | septembre 2021
L’exagération
Une légère tendance à l'exagération m'entraine parfois à utiliser certains mots à tort et à travers m'a t'on déclaré solennellement il y a peu. Je me sens donc obligé de revenir sur celui de catastrophe dont j'aurais abusé parait 'il. C'est évidemment exagéré pour une exposition de peinture. C'est placer l'importance n'importe comment. Est-ce dont une tragédie qui se joue ici et dont le cinquième acte apporterait la sanction finale , le fameux dénouement ? Tout dépend encore une fois de l'idée que l'on s'en fait par rapport au point de vue que l'on veut adopter. Gilles Deleuze y est pour beaucoup quant à l'abus. Plus finement encore, mon interprétation personnelle sur ce que déclare Gilles Deleuze sur la peinture et notamment sur les peintres de la catastrophe. Lorsque Paul Cézanne détruit 3 fois minimum sa toile avant de commencer à songer à peindre vraiment, on ne peut plus vraiment parler de catastrophe. On parle de déviance, d'acharnement, de ténacité. Et si on ne parlait pas de Cézanne le mot bêtise nous viendrait plus facilement en tête. Ou le mot poésie en pensant à Tarkovski et à ce type qui dévaste une foret pour se frayer un chemin vers une inaccessible étoile. Ou à Cervantes et son Don Quichotte. La tragédie n'est plus à la mode. La grecque. On ne comptait déjà plus le nombre de spectateurs endormis durant la représentation de Britannicus en Avignon avant Covid, ça ne s'est surement pas amélioré depuis. D'ailleurs qui lit encore Jean Racine lorsqu'il n'y est pas obligé pour échapper à un zéro pointé ? J'ai été tenté d'utiliser le mot désastre, mais on ne le rencontre plus guère dans la langue vernaculaire d'aujourd'hui. Presque personne ne se soucie des astres, sauf entre deux pubs, lorsqu'il s'agit d'atteindre la planète mars ou d'expédier en orbite une brochette de milliardaires attardés. Et encore... J'aurais du dire accident j'aurais tout de suite été contemporain pour de vrai. D'ailleurs c'est ce mot là précisément que j'utilise en cours. Soyez attentifs aux accidents je dis. Soyez attentifs aux catastrophes, j'aurais l'air de quoi ? Bref revenons au titre : cette exagération maladive, ce réflexe prioritaire, ce préambule à toute pensée raisonnable. On n'exagère plus autant qu'avant. Et c'est bien dommage. Reste encore quelques traces dans les péninsules, Italienne, ou ibérique, peut-être en Russie, mais discrètement. Et me voilà presque aussitôt atteint de nostalgie à force d'exagérer sur l'exagération. Je peux renifler les odeurs de linge frais qui montent depuis les rues accompagnées de celles de pates à pizza croustillantes tirant la bourre au peppéroni, puis se mélangeant encore à des effluves de paëlla et de pirojkis. Ainsi l'exagération est t'elle une sorte de croisée des chemins , un carrefour olfactif en tout premier lieu et contre toute attente. Je ne sais pas si l'expression "avoir du flair" ou "avoir du nez" ne vient pas de l'exagération finalement. Peut-être qu'autrefois certains individus ayant à la fois la casquette de timbré local et de devin levaient t'il le nez au vent et se mettaient à exagérer abondamment peut-être même en bavant légèrement, pour prévenir leurs congénères affairés à leurs affaires des catastrophes à venir. Avoir l'exagération dans le sang ce n'est pas rien. C'est renouer intimement avec la tragédie du monde et son cortège de catastrophes en tous genres qui, si discrète se ferait t'elle désormais n'en est pas moins réelle. D'ailleurs quand je pense à l'exagération je pense facilement aux volcans, à des écoulements de lave, à la fois bouillants, lents, tranquilles, inexorables, une impatience montée par un cadre de Saumur qui ne perd jamais de vue son axe. On parle plus volontiers donc de scandale ou d'accidents, voire de drame. Exit la tragédie et son exagération, exit la magie. Et je ne suis pas bien loin de croire dur comme fer qu'au point de vue olfactif nous sommes parvenus au zéro absolu. Peut-être en va t'il aussi du gout et de bien d'autres choses encore. C'est la monnaie rendue scrupuleusement par l'absence d'exagération comme transe, comme outil pour rejoindre le sacré. Ce que l'on connait de l'exagération aujourd'hui ne se situe guère qu'en politique, c'est dire à quel point le terme s'est dévoyé. Encore que... écoutez bien les discours des politiques, cette insistance sur la prononciation, ce silence entre les mots, ces intonations parfois bizarres, ce " JEEAAAAN MOUUUULIN" de Malraux, hein .... bah ce sont les reliefs d'un banquet extraordinaire qu'on n'imagine pas. La déclamation est une branche de l'exagération, que l'on retrouve encore parfois en poésie, encore que la mode du minimalisme oblige à ne plus en faire des tartines de ce coté là. Sans oublier les nouvelles théories sur le jeu de l'acteur. On nous empêche d'exagérer voilà ! C'est une censure qui s'est mise en place progressivement sans loi ni décret. Rien dans le journal officiel. Et à mon avis tout à du commencer en même temps que les congés payés, les fameuses vacances. C'est toujours à ce moment là qu'on passe les réformes les plus importantes si vous avez remarqué. Il auront pris le temps, de décennie en décennie. Qui donc ? Mais les avides de pouvoir, les affamés de l'ordre, les obsédés de la gestion tout azimuts. Et comme ils sont malins, ils ont cantonné l'exagération dans un périmètre facilement contrôlable. Les actualités télévisées, les "talk Show" le jeu des milles francs de feu Lucien Jeunesse, le feu d'artifice du 14 juillet et le Tour de France, sans oublier les grands messes du football. Autant de petits camps retranchés mais totalement administrables. Donc oui c'est vrai j'ai une légère tendance à l'exagération mais comprenez bien que cela fait partie d'un processus global de résistance au même titre que de s'emparer du pinceau et de barbouiller du papier ou de la toile. Certains disent encore je pense donc je suis, je les plains. Ils devraient essayer j'exagère donc je vibre j'élève ma fréquence ! ça ne rapporte pas plus, soyons clairs ! mais c'est plus fun comme on disait encore y a pas si longtemps.|couper{180}
Carnets | septembre 2021
Tirer parti des catastrophes.
Je crois que le travail de réflexion a commencé à partir du mois de juin 2020, la réflexion sur cette exposition, « Voyage intérieur ». C'est-à-dire le mûrissement de cette idée, l'accumulation de données, le tri, les sélections, bref tout ce qui est nécessaire pour mener à bien une exposition qui, dans mon esprit, devait ressembler un peu à une rétrospective de mon travail sur 3 ou 4 années autour de ce thème. Dans mon esprit j'avais la surface, l'espace pour déployer ce travail puisque le Centre Culturel possède un vaste hall et plusieurs salles de réunions utilisées pour l'exposition annuelle « Vues d'artistes » que j'ai eu l'honneur de conduire à la fin du mois d'août de cette même année. Dans mon esprit et tacitement je pensais pouvoir bénéficier de tout cet espace. Mais voilà, finalement ce n'est pas du tout le cas. En arrivant hier matin avec ma voiture pleine, quelle déception d'apprendre que je ne pourrais pas utiliser les salles de réunion, celles-ci étant fermées au public en dehors de l'événement « Vues d'artistes ». Catastrophe ! Tout mon plan d'exposition tombe à l'eau. La première réaction bien sûr est la panique, puis la colère, la déception. Comment refaire tout le plan de l'exposition en supprimant tellement de toiles en quelques heures à peine ? Pour les grands formats c'est assez simple, mais pour les formats moyens, les plus petits nécessaires à la compréhension de ce Voyage, il faudra les laisser emballés dans les sacs. De plus, difficulté supplémentaire, les cimaises que l'on me prête sont en nombre réduit et ne possèdent qu'un seul crochet, il n'y a pas de rabe. Je réfléchis à toute vitesse mais j'avoue que j'ai plutôt l'impression de mouliner à vide. C'est l'impasse. Heureusement Éric, membre de l'équipe du Centre Culturel, m'accompagne pour accrocher les grands formats, il est le seul habilité à pouvoir manœuvrer la très grande échelle pour atteindre les hauteurs et régler les éclairages. Une histoire d'assurance. Nous commençons donc tout de suite car il ne peut m'allouer que quelques heures, débordé par d'autres tâches à mener à bien parallèlement. En cette rentrée si particulière, le centre est en effervescence. Mon idée est d'aérer, de laisser de l'espace entre les tableaux pour qu'ils ne s'écrasent pas les uns les autres. Les grands formats sont accrochés à midi et le résultat est satisfaisant. Même si je ne peux pas respecter mon plan, ça fonctionne tout de même. Il ne me reste qu'un couloir pour accrocher le reste de ma sélection. Pas de spots, juste un plafonnier. Pas beaucoup de recul donc pour regarder les tableaux. Ce seront donc des moyens et petits formats. Soumis à la contrainte de ne pouvoir installer qu'une seule œuvre par cimaise, je renonce aux 20x20 dont j'avais préparé tout un sac et qui correspondait à une partie importante expliquant mon cheminement dans les gammes de couleurs. Le format le plus petit possible sera donc du 40x40 et le plus grand du 60x80. Je me mets au travail un peu comme un somnambule tant mon esprit est encore attaché à l'idée que je suis en train de vivre une catastrophe. J'en fais part aux différents interlocuteurs que je croise dans le vaste hall en allant fumer de temps à autre pour me calmer… Notamment Véronique la directrice adjointe puis Noël, le directeur à qui j'expose mes doléances. Puis je m'aperçois que c'est ridicule finalement, les choses étant ainsi et ne pouvant être changées, je ne peux donc m'en prendre qu'à moi-même. Pourquoi ai-je considéré comme acquis que j'avais tout cet espace imaginé, pourquoi est-ce que je n'ai pas pris le soin de demander plus de précisions lorsqu'on m'a proposé cette exposition personnelle… Je passe encore ainsi une dizaine de minutes à bien m'auto-flageller. Mais évidemment ça ne sert à rien et l'heure tourne, il faut livrer cette exposition aujourd'hui. Il faut que je me calme ! Finalement c'est une sélection plus resserrée à opérer dans l'immédiat. Quels tableaux sont les plus importants pour moi, non par la taille, par leur esthétique, par leur sujet, mais par rapport à ce parcours. Enfin j'ai trouvé un fil sur lequel tirer. Du coup il suffit de choisir ce tableau particulier qui est souvent logé en tête ou en fin dans une série. Je déballe mes sacs et sélectionne ainsi un seul tableau par série puis remballe le reste encore avec un peu de tristesse et d'amertume. Je devrais plutôt être content car cette expérience, je le sais déjà, est enrichissante. Avec l'expérience on finit par sortir plus vite de l'imaginaire morbide que distille la catastrophe de prime abord. N'est-ce pas encore une occasion de valider ce que je dis à mes élèves, ce que je me dis depuis toujours en peinture : tirer parti des accidents, des maladresses, des catastrophes. Alors quoi ? Et bien je ne l'ai pas volé, on me propose là tout de suite d'appliquer. Et voyez-vous, c'est là, exactement, que la paix se trouve et que la bonne humeur revient. Peu importe que cette exposition soit réussie ou pas, dans le fond, ce que je viens de vérifier sur la vie et moi-même a déjà en quelque sorte toutes les apparences d'un bon point, d'une récompense. Et puis à bien y réfléchir, n'avais-je pas encore beaucoup trop de tableaux dans le coffre de mon véhicule ? Et cette profusion ne noyait-elle pas quelque chose ? Le voyage intérieur continue donc jusque là, et c'est tout en même temps une leçon de peinture qu'une leçon de vie.|couper{180}
Carnets | septembre 2021
Sisemine teekond
Et maintenant l'idée surgit, tout d'abord ridicule évidemment comme souvent. J'ai fait une liste de titres pour mes tableaux, mais le français ne rend pas compte de l'étrangeté de ce voyage. Le français tellement épris de précision et de nuance, le français qui veut tout penser tout savoir... J'ai donc pensé à l'estonien. Déjà parce que je ne parle pas l'estonien. Et que j'imagine ne pas être le seul lorsqu'inscrits sur des cartels les titres apparaitront ainsi dans une phonétique singulière aux visiteurs. Ce voyage intérieur se transforme en Sisemine Teekond d'après le traducteur de Google. Et puis ce n'est pas si ridicule que ça dans le fond , je dois bien cela à mon grand-père parti de là-bas, à ma grand-mère et à ma mère. A toutes ces ombres vacillantes dans les longs jours d'été proches de Thulé où parait-t 'il on récoltait deux fois. Une façon saugrenue de régler des dettes en monnaie de singe j'ai d'abord pensé comme pour me dédouaner en me disant : "tu veux encore une fois de plus faire ton intéressant ?" Une part de moi est estonienne bien que je sois français. C'est ainsi. Maintenant la question se pose... dois je laisser le mot français près du mot estonien sur les cartels ? A mon avis oui ne serait-ce que pour me souvenir de la traduction si par hasard un visiteur me demande ce que ça veut dire. Ou bien justement ça ne veut rien dire du tout c'est simplement dans un but administratif, pour les assurances que l'on doit donner des titres, des dimensions, une technique... J'imagine déjà la tête de la secrétaire de la compagnie d'assurance qui va écrire Sisemond teekond et tous les autres titres en se relisant plusieurs fois pour être sure de ne pas faire d'erreur... Blague à part, en découvrant ces mots je les prononce à haute voix et l'écho que me renvoient les murs de l'atelier me sont familiers sans que je ne comprenne ni pourquoi ni comment. Cela ressemble à de l'italien parfois. Je ne parle pas plus l'italien pourtant. Mais mes premières amours provenaient de Sicile, de Naples, comme si déjà les sonorités avaient touché ce cœur si difficile à écouter sans distraction. Peut-être que si j'avais mieux écouté j'aurais poussé la barque jusqu'à Tallin et au delà, je n'en sais rien...|couper{180}
Carnets | septembre 2021
L’admiration perdue
Arrive un moment où je surprends mon reflet dans la glace et ne me reconnais pas. Cette inadvertance effrayante puis salutaire. Un soulagement comme lorsqu'on se réveille d'un rêve absurde, un soulagement qui dure quelques secondes avant de replonger dans un autre rêve tout aussi absurde. Mais ce court laps de temps est amplement suffisant, une fois son étrangeté dissipée, pour laisser place à une paix incongrue. Une paix qui, elle aussi, surgit par inadvertance. C'est dans cet entre-deux que je me suis souvenu du Livre du rire et de l'oubli de Kundera. C'est drôle parce que ça a l'air de tomber comme un cheveu sur la soupe. Mais je ne suis plus à une incongruité près. Et tout de suite après, j'ai repensé à toutes mes admirations anciennes et je me suis demandé ce que j'avais bien pu en faire, où donc elles étaient passées. C'est comme ces histoires d'amour achevées. Lorsqu'on les vit, on n'imagine pas qu'elles s'achèvent, qu'on puisse les oublier, que l'on puisse oublier jusqu'au prénom de l'être aimé. N'est-ce pas effrayant cela aussi ? Et apaisant tout en même temps. Admirer et oublier, ainsi vont les choses tranquillement. Et je ne vois aucune raison désormais pour s'en plaindre vraiment, aucune récrimination particulière, il ne reste au bout du compte que la solitude et cette étrange paix une fois le sas de la peur traversé. C'est que finalement cette peur est la dernière cartouche que l'on tente d'amorcer pour se rassembler dans une solidité, dans une volonté qui, soudain démasquées, ne recèlent ni plus ni moins de mystère, de signification qu'un réflexe animal. Sans doute est-ce pour cette raison que je n'arrive pas à me rendormir. Il faut absolument que je me lève, que j'aille à la cuisine pour lancer un café, tout en tournant en rond comme une toupie en attendant l'écoulement complet. Une transe pour sortir du sommeil, pour prolonger la sensation d'étrangeté, pour observer aussi cette peur et cette paix entremêlées. C'est comme un fil sur lequel je tire ainsi et qui me dévoile des pans entiers d'une réalité que je ne vois pas durant la veille ordinaire. À cet instant, et à condition que je n'éprouve aucune douleur articulaire, je ne suis rien d'autre qu'une conscience se rendant compte de son rôle d'estafette. Le gros de la troupe est dans les limbes, dans une inconscience magistrale dont la suite infinie des opérations traitées est proprement pharamineuse. Je n'ai qu'à coller mon oreille contre les murs pour entendre tout le cliquetis, une usine qui jamais ne dort. Ce qui à mon sens nécessite ce morceau de sucre dont je ne peux me passer, ce demi-sucre nécessaire pour atténuer toutes les amertumes et donner un léger coup de fouet chimique aux synapses comme aux neurones. Enfin, la première gorgée avalée, la question revient comme un refrain : qu'est-ce que j'ai fichu de toutes ces admirations d'autrefois ? Où sont-elles passées ? Et avec cela cette tristesse soudaine qui ressurgit comme un caniche qui saute mécaniquement pour saluer son maître. La tristesse et la peur voilà ce qui enferme dans une identité, voilà à quoi on ne cesse jamais de faire appel comme pour accumuler des preuves à charge dans un procès qui ne s'achève pas vraiment non plus. Mais je suis moi, j'ai peur, je suis triste donc je suis ! J'adorais lire aussi Panaït Istrati. Sans plus savoir dans mon souvenir dans quel lieu s'effectuait la lecture. Je ne me souviens que de l'horizontalité du corps, je devais donc être dans un lit, étendu dans une chambre ou bien sur l'herbe d'une pelouse quelque part, mais je ne me souviens plus non plus où et quand. Je ne me souviens presque plus déjà des titres, des rebondissements de l'histoire, de la trame toute entière... Il n'y a plus que ces deux mots Kyra Kyralina et puis quelque chose de diffus tout autour, une atmosphère, une ambiance. L'odeur de tabac froid et du café qui coule encore quelque part. Et encore de la peur et encore de la tristesse qui réunit toutes ces bribes dans une familiarité devenue suspecte. Je peux citer pourtant tous ces écrivains, sans réfléchir beaucoup. Comme si tout ce que j'ai lu d'eux était depuis lors comme engrammé dans leur nom seulement. Toutes ces atmosphères, toutes ces ambiances de lecture et les synesthésies s'y associant mystérieusement mais de façon anarchique, sans logique véritable. Borges et son Aleph, ce voyageur en quête du pays des immortels, et sa déception surtout en l'atteignant. En découvrant l'ineptie apparente dans laquelle un ennui formidable plonge ses habitants. Il est là aussi question d'un renoncement à toute forme d'admiration entraînant une chute interminable dans cet ennui. Mais ce n'est encore que moi qui ai compris cela, qui l'ai interprété. Peut-être n'est-ce même pas de l'ennui. C'est un oubli permanent et une absence totale de question. Ceci expliquant cela. Jeune, je ne pouvais me passer un seul instant d'admirer quelque chose. Admirer me rassemblait durant un temps avant qu'irrémédiablement je ne me dissolve. Ce n'était pas le sujet d'admirationle plus important, comprenez-vous ? C'était l'admiration en tant que remède à une sorte d'oubli quasi congénital. Je n'arrive plus à me rendormir, je crois que j'y ai renoncé progressivement en soupesant le pour et le contre. Grâce à l'insomnie, comprenez-vous, j'ai l'impression de résister à l'érosion tout en sachant que c'est peine perdue d'avance. J'écris en ne cessant de me souvenir que dans 1000 ans tout le monde aura oublié Cervantes, Homère, Dante et moi-même. Ce qui, une fois l'appréhension toute entière traversée comme une nuit, apporte aussi un sacré, un mystérieux soulagement.|couper{180}
Carnets | septembre 2021
Le fragile et le fort
Tu dis c'est fort ou c'est fragile sans connaitre. Tu le dis par reflexe, par habitude, poussé par les on-dit. Tu devrais te taire. Et vivre le silence fracassant qui suit à son début. Qui brise toutes les murailles par sa fréquence assourdissante. Et te laisse là éventré, ébloui, tout en même temps. Enfin prêt à rebattre toutes les cartes et les redistribuer La dernière étape est de repousser la pensée pour laisser le souffle aller. Sans même y penser.|couper{180}
Carnets | septembre 2021
C’était quoi déjà ce poème ?
Je perds la mémoire, je ne sais plus en quelle année je me suis installé là, il me faudrait faire cet effort, recouper les choses, retrouver des points de repère, réinventer une fois de plus toute l'histoire. J'étais dans cette ville tellement triste aux façades abîmées. Je marchais des pentes et des gouffres à ne plus finir. J'adorais m'asseoir à la terrasse de ce petit café, un peu en retrait de la cohorte des touristes, de là j'apercevais le grand pont enjambant le Douro. Il y avait peu de bruit, pas d'effusion, juste la paix ravivée de temps à autre par l'irruption d'un klaxon dans le lointain. Je savourais cette paix. Les hommes qui étaient installés à la table d'à côté aussi, ça se lisait sur les traits de leurs visages, ils étaient silencieux et de temps en temps attrapaient leur verre de bière pour en boire une gorgée, ils se regardaient peu, car leurs regards étaient posés sur le fleuve. C'est ce jour-là, je crois, que j'ai écrit ce poème sur mon petit carnet. Je l'ai perdu évidemment, le carnet et tous les poèmes à l'intérieur. Cela me plaît de songer à cette perte tout à coup. J'ai la sensation d'avoir des trésors encore intacts, enfouis tout au fond, et qu'il faut laisser ainsi, sans y toucher. Mais tout de même je suis curieux. C'était quoi déjà ce poème ? Cela parlait, je crois, des caravelles, de Vasco de Gama, de tous les conquérants partis conquérir quelque chose à l'extérieur d'eux-mêmes, et de cette terre ici. Partis poussés par je ne sais quel rêve, quelle chimère qui consumera et dévastera un monde par-delà les mers. Ils sont revenus. Ils sont là tout à côté. Et ils n'ont pas l'air d'être plus avancés que ça. Ils posent leurs regards sur le fleuve sans parler. Et moi je me dépêche de me souvenir encore une fois de tout cela parce que j'ai peur de l'oublier.|couper{180}
Carnets | septembre 2021
La séduction en peinture
Peindre avec une intention de séduire c’est courant. Le problème c’est qu’on ne sait ce qui séduit vraiment… En tous cas personnellement je n’en sais rien. Un tableau peut tout à coup me séduire et je vois bien que ça s’arrête là, surtout mes propres tableaux. Du coup je les retourne contre le mur. Je ne veux plus les voir une fois ce constat établi. Mais ce constat est tout à fait personnel. Il faut que lorsque je retourne une toile à nouveau que celle-ci me parle d’autre chose… et si elle ne me dit rien, si elle ne me propose que son silence je sais alors que peut-être il se passe vraiment quelque chose d’important. C’est souvent un paradoxe pour moi qui suis un incorrigible bavard. Il me semble nécessaire d’attendre et de réitérer toute l’opération plusieurs fois pour parvenir à saisir que quelque chose, sans doute en dehors de moi, se passe. Tout le doute du peintre à mon sens se constitue sérieusement sur cet unique point.|couper{180}
Carnets | septembre 2021
La fulgurance.
Elle ne se trouve certainement pas sous le sabot du premier cheval venu. Elle me demande du temps, des heures, des jours, parfois même des années. Tout ce que l’on ne montre jamais vraiment dans un tableau. Je suis sorti de cela, du côté épatant de la fulgurance. Car elle épate trop et égare à la fois et les autres et moi-même. Lorsqu’elle surgit – car elle surgit toujours –, je la comprends mieux. Elle est féminine elle trépigne, une impatience. Elle demande à être rassurée tout en attisant le risque. Le paradoxe de la fulgurance, il faut aussi se pencher dessus. L’épouser, la couvrir d’une certaine façon, pour le meilleur et pour le pire. C’est assez proche de l’abandon, sans l’être tout à fait. C’est se souvenir, dans l’instant, de quelque chose qui n’a jamais bougé. D’une immobilité que l’on dévoile à la vitesse d’un trait, d’un carreau d’arbalète, d’une touche de couleur qui doit être là et nulle part ailleurs ; que l’on ne remet plus en question, avec laquelle il faut de toute façon composer. C’est comme un « je t’aime », un « je te hais ». Tous ces prétextes dont on use pour fatiguer quelque chose qui tombe enfin à genoux, pour laisser passer la clarté. La fulgurance n’est pas un but ; elle surgit lorsqu’on n’attend plus rien, lorsque la mort, l’anéantissement, est là, à égalité avec la vie, la plénitude de vivre. La fulgurance, c’est l’éclat argenté d’un poisson qui file entre les herbes folles du rivage et qui nous ravit. La fulgurance, c’est cette amante qui se dérobe durant des années et dont l’attente est l’hameçon qui pénètre la chair ; on s’habitue à la douleur, car elle nous laisse entrevoir le plaisir. Et puis, rien de tout cela, rien de tout ce que l’on peut penser, n’est assez juste pour l’évoquer. La fulgurance, c’est la vie ; on ne la voit pas, car nous croyons à la durée, au temps qui nous aveugle comme une nuit. La fulgurance, ce n’est rien d’autre que l’éternité.|couper{180}
Carnets | septembre 2021
Avoir la foi
J'ai toujours trouvé cette expression bizarre " Avoir la foi" ou "posséder la foi". C'est étrange le pouvoir des mots. C'est souvent inconscient. Quelque chose cloche, on ne sait pas vraiment quoi tant qu'on ne s'arrête pas dessus vraiment. Avoir la foi ce serait donc posséder un pouvoir en quelque sorte qui te permettrait de tout traverser sans gravité vraiment parce que tu serais certain qu'au bout t'attend quelque chose. Pour certains un paradis peuplé de vierges, d'anges, de magnifiques paysages, d'êtres chers que l'on retrouve... Pour d'autre la gloire, la richesse, la réussite, Pour d'autres encore la sérénité, la joie, l'amour absolu... Autant de concepts qui sont finalement limités à l'imagination humaine lorsqu'on y réfléchit, et surtout à bon nombre de frustrations que l'on s'engage à supporter dans l'espoir que cet investissement rapporte des intérêts. Avoir la foi dans ces conditions ne ressemble t'il pas à un placement en bourse ? Pour en revenir à cette exposition que je prépare puis je parler de foi vraiment ? Est ce que j'ai cette foi là, est ce que je la possède vraiment ? Parfois j'observe à quel point je suis tenté par le fait de pouvoir l'obtenir. De pouvoir être assuré, rassuré. Mais je résiste à cette tentation bien sur et je laisse toujours le doute reprendre le dessus. Le doute et le diable si l'on veut qui comme chacun le sait se loge dans les détails. En ce moment je suis obsédé littéralement par la notion de détail. Je scrute chaque toile à la recherche du défaut, du petit poc, d'un embu qui ressortirait comme une mèche rebelle. En fait je cherche le fameux bâton pour me faire battre. Qu'est ce que ça veut dire exposer un tableau sur lequel on verrait un défaut ? Qu'est ce que je me dit ? Qu'est ce que je pense que les gens diront alors ? Ce n'est pas sérieux, ce n'est pas professionnel, ce n'est pas suffisamment "clean" pour que ce soit un produit "vendable". Comme quoi on n'est tout de même tenu par quelques règles de base. Sans lesquelles on imaginerait "perdre la face". On peut aussi penser au respect envers le public. Présenter des choses impeccables pour ne pas le heurter. Autant de détails sur lesquels mon regard s'accroche dans le doute parce que justement je me refuse à posséder la foi. Parce que ce qui compte le plus c'est d'être tout simplement ce que je suis, sans masquer quoique ce soit. C'est dangereux si le but est de faire du chiffre d'affaire. Mais c'est aussi extrêmement libérateur de se dire : Bon j'ai vu toutes les imperfections, j'ai passé en revue tous les défauts et maintenant qu'est ce que je vais faire de tout cela ? Les planquer ? Ou bien justement m'en servir pour dire qui je suis ? Et tant pis au final pour tout ce que l'on pourra dire j'aurais vraiment fait le job. Le cheminement intellectuel ne débouche généralement que sur des impasses concernant les croyances. Sans doute parce que la croyance est la base à partir de laquelle nous pensons. Au bout du compte on tourne en rond dans le doute et c'est une sorte de confort équivalent à celui qu'offre la foi. Ni l'un ni l'autre ou bien les deux en même temps ? On ne peut le penser en amont ni vivre l'intuition du moment avant de s'y trouver confronté. Il faut juste être là. Etre vraiment là au moment où je me retrouve seul face aux murs blancs avec mes tableaux déballés Il faut que les murs blancs soient exactement comme une peinture que je réalise au hasard et sans penser à rien. Que j'accroche mes toiles comme je pose des touches en aveugle. Puis enfin prendre du recul et comprendre ce que j'ai fait. Comprendre ce n'est pas construire un discours encore. C'est surtout du domaine de l'émotion. Est ce que ça me touche ? La foi si elle existe ne peut advenir que de la même façon que la grâce. En acceptant totalement l'ennui comme le corridor à traverser sans y penser, sans espérer rien de défini, sans tirer le moindre plan sur la comète. C'est par l'ennui et une certaine fatigue, en s'engouffrant tout entier dans le vide que le miracle advient. Mais tu vois bien que je puisse le dire, l'écrire et que cela se soit répété mille fois dans ma vie, je ne peux toujours pas dire que j'ai la foi. Je ne possède rien d'autre que l'instant dans lequel je suis. Techniques mixtes Patrick Blanchon Collection privée.|couper{180}