octobre

Carnets | octobre

Le mensonge de l’art.

Ce matin je me réveille avec la gueule de bois. Nuit agitée à élaborer des argumentaires de vente, des arborescences d'offres de formations, des plans, des listes. Cela m'avait déjà fait ça je m'en souviens lorsque, il y a maintenant presque 30 ans, j'ai commencé à jouer aux échecs. Je rêvais les parties durant la nuit et je me réveillais la tête dans le cul évidemment. Alors peut-être que toi aussi tu ne dors pas très bien en ce moment parce que tu ressasses ta journée passée ou celle à venir. Tes rêves ressemblent à de grosses lessiveuses d'où l'on t'extirpe rincé, crevé au matin. J'ai envie de dire que c'est plutôt une bonne nouvelle pour toi, c'est parce que quelque chose bouge au fond et que ton cerveau lance les dés, invente des futurs possibles durant la nuit. On dit souvent que lorsqu'on veut trouver la solution à un problème il faut s'endormir en y pensant et la solution arrive le matin. C'est vrai ! Et tu vois, ce matin, la première chose qui m'est venue à l'esprit, avant même de prendre mon café, c'est l'art. Et je me suis aperçu que je n'étais plus du tout hypnotisé par celui-ci désormais. Tu sais cet art tel que je l'ai ou que tu as toujours perçu ou tel qu'on te l'a toujours présenté et qui dans le fond (c'est dur à avaler) mais tant pis, allez, je te le dis : L'art n'est rien d'autre qu'un gros mensonge de plus. Et oui, pendant que la Californie crame, que l'Amazonie crame, que l'Afrique crame, pendant que partout le monde est en train de cramer, de se déliter, j'ai bien l'impression que tous les mensonges s'éventent en même temps et que tout est en train de s'évaporer vers le ciel bleu. La démocratie, mensonge. La république, mensonge. La politique, mensonge. Le terrorisme, mensonge. Bref, comme tout part en cacahuète, pourquoi pas l'art aussi ? Évidemment je n'invente pas le fil à couper le beurre, l'art est déjà parti en cacahuète depuis belle lurette avec la plupart des créations inventoriées avec l'étiquette « contemporaines ». Évidemment les bidules en plastoque de Jeff Koons posés au centre de la cité, c'est le pied de nez ultime à toute velléité de gravité, de sérieux dont pouvait encore s'auréoler l'art jusqu'à peu dans le fond. Alors effectivement, vu sous cet angle, comment ne pas rigoler de ceux qui gravement vont te parler d'art. Qui vont pontifier sur l'art. Tu auras alors deux solutions : leur rire au nez ou en sourire. D'un autre côté, l'art a toujours existé. L'homme ne peut s'en passer. L'art du mensonge accompagne la recherche du beau depuis toujours et ce n'est pas un hasard si les deux marchent côte à côte. Peut-être n'est-ce plus tant le beau que l'on cherche désormais mais le juste, et cette dérive du beau vers la justice est encore une errance j'en ai bien peur. Car tout de même, lorsque je regarde les statues du paléolithique, lorsque je regarde les cariatides étrusques, lorsque je sombre dans le regard obscur d'un Modigliani, quand je suis secoué tout entier par les frontières inouïes que Marc Rothko installe entre ses grands rectangles de peinture. Cette émotion n'est pas mensongère. Elle est écho, résonance face à un silence, un mystère. Est-ce pour autant le « beau », je ne sais pas. Et je ne parle même pas de « l'étoilement totémique » des œuvres chamaniques d'un Thierry Lambert qui par la symétrie nous ramène à un essentiel perdu dans le fond des temps. Le beau est devenu presque une banalité désormais. C'est d'ailleurs la seule chose que les gens disent dans mes vernissages globalement. Intérieurement je leur dis : oui si vous voulez, c'est beau mais ça ne nourrit pas. La beauté ne nourrit pas au sens propre comme au figuré. La beauté des œuvres d'art comme la beauté des femmes comme la beauté des romans, comme la beauté des mensonges, ce qui la rend belle justement c'est le mystère qui généralement les accompagne. Que ce mystère soudain vienne à s'éventer, c'est comme un soufflé qui retombe et on n'a plus qu'à être bienveillant avec la maîtresse de maison désolée tout en n'en pensant pas moins en repartant.|couper{180}

Le mensonge de l'art.

Carnets | octobre

28 octobre 2019

La plupart des gens pensent qu’il faut savoir dessiner, et que ça s’apprend. Mais souviens-toi : enfant, tu ne te souciais pas de savoir dessiner ; tu dessinais, tout simplement. Et puis, que veut dire « bien dessiner » ? Par rapport à qui, par rapport à quoi ? Si « bien dessiner » existe, cela implique aussi « mal dessiner »… Mon crayon oscille entre les deux : j’ai les chocottes, maman ! D’accord, si tu feuillettes les carnets de croquis de Léonard de Vinci et que tu rêves de dessiner comme lui, il va falloir bosser un peu. Mais pourquoi voudrais-tu dessiner comme Léonard, puisque c’est déjà fait, plié, terminé ? Il n’y a qu’un seul Léonard, et voilà. À son époque, il n’y avait ni smartphones ni appareils photo numériques pour capturer portraits ou paysages sans bavure. Aujourd’hui, c’est différent. Tu peux bien sûr prendre ça comme un défi de dessiner aussi bien que lui, mais est-ce vraiment cela qui t’apprendra à dessiner ? Je ne le crois pas. Pour moi, dessiner, c’est d’abord s’exprimer avec justesse, montrer qui l’on est. La seule chose que tu puisses faire, c’est dessiner comme tu le ressens. Et pour ça, il te faudra du temps, chaque jour, pour t’y mettre et réfléchir à ce que tu as produit. Au début, ton œil sera presque aveugle : tu ne verras pas grand-chose et tu te diras peut-être « bof, c’est pas terrible, à la corbeille… ». Erreur. Garde tout. Mets tes dessins dans une pochette, note la date et ta signature à chaque fois. Tout ce que tu fais en dessin compte, tout est précieux. Jeter tes dessins, c’est dire que tu as perdu ton temps, que ton effort n’a aucune valeur. L’estime de soi est importante (sans en abuser, bien sûr). Chéris ce que tu produis et, dans quelques années, ton œil plus aiguisé te montrera que ces premières esquisses portaient déjà la trace, les prémices d’un talent à venir. Quant à « bien dessiner », c’est souvent l’avis des autres : c’est facile de « bien dessiner » quand tes dessins ressemblent à ce que la plupart attendent d’un visage ou d’un paysage. Mais au fond, « bien dessiner » est souvent un mensonge qu’on se raconte à soi-même. Peut-être que « savoir bien dessiner » n’est qu’un faux problème, une excuse pour ne pas se lancer vraiment. Dessiner, c’est avant tout dessiner comme tu es, sans chercher à imiter qui que ce soit. Et c’est exactement ce que martèle McDonald’s quand il répète « venez comme vous êtes ».|couper{180}

réflexions sur l’art

Carnets | octobre

Au delà de l’art

Au-delà de l'art et du mensonge que nous inventons sans cesse pour approcher sa présence silencieuse, c'est tout l'être qui se tient immobile dans une attente angélique. Angélique, c'est-à-dire avec un sourire, les mains dans les poches, dans une sorte de désabusement inouï, entre les démons et les gentils qui s'empoignent sans relâche dans leur soif immense de reconnaissance. Au-delà de l'art, c'est sans doute ici que je me sens le mieux dans le fond, à fumer avec l'ange et à faire des ronds de fumée. Au-delà de l'art, tout ce brouhaha s'évanouit lentement mais sûrement et alors tinte la clochette de la rosée sur la feuille de catalpa, comme augmentée par tous les dièses et les bémols effondrés. C'est sans doute là que la paix réside, ici et là tout en même temps. C'est cette intuition qui remonte à loin et qui de temps en temps, dans une sorte de grâce parfumée, me monte au nez. Au-delà de l'art il n'y a plus d'urgence, plus de temporalité, un dessin d'enfant vaut tout autant que celui des plus grands maîtres incontestés. Au-delà de l'art, n'est-ce pas ici et là le paradis finalement ?|couper{180}

Au delà de l'art

Carnets | octobre

17 octobre 2019

Et si les dieux grecs n’étaient que des conspirateurs s’ennuyant ? Une idée qui traverse l’esprit en contemplant la légende de Pandore et d’Ulysse. Deux figures de curiosité opposée, l’une punie, l’autre exaltée. Mais que se passe-t-il lorsqu'on unit ces deux facettes ?|couper{180}

réflexions sur l’art

Carnets | octobre

Cette froideur qui vient du style

À l'anarchie des formes évanescentes, au changement permanent, j'ai cherché une rambarde, un mur, un parapet pour ne pas sombrer tout entier dedans, mais c'était nettement moins intéressant de regarder la vie comme ça, enfermé dans mon atelier à construire pierre à pierre mon grand caveau pour la postérité. On m'a dit : « Trouve ton style » et j'ai pensé art funéraire. C'est que dans le fond du fond je ne suis fait que de cette vie et de ce changement qui ne cesse de l'accoucher de vague en vague. Sur mes toiles que j'ai confondues avec des planches de surf, je suis monté nu comme un ver pour commencer un voyage sur le haut des vagues qui ne s'est achevé que récemment. Mon défaut, si l'on veut, c'est que je ne voulais pas crever avant d'avoir vu du pays. Au début j'avais mal saisi, j'ai pris des bus, des avions, et j'ai marché, marché loin, très loin, jusqu'à tomber le cul par terre de fatigue. La peinture m'a ouvert des pays que je ne connaissais pas, des paysages intérieurs. Alors j'ai peint, peint et encore peint comme un gamin qui s'extasie de la répétition jusqu'à tomber encore une fois le cul par terre. Les gens m'ont dit : « Oh mais on dirait que ce n'est pas le même peintre qui fait tous ces tableaux », les gens m'ont dit : « Oh comme c'est beau », mais ceux que j'ai le plus entendus, ce sont ceux qui n'ont rien dit. Ceux-là, j'ai tenté de deviner leur silence et en m'engouffrant ainsi j'ai compris peu à peu mon propre silence. En fait mes toiles n'étaient que mutisme alors que je les imaginais silence. Je suis encore le cul par terre de nouveau, mais quand je jette un coup d'œil en arrière je me dis : « Wouah, quel chemin ! » Je me félicite, je m'acclame, je m'honore, je m'aime. Je m'aime plus, en fait, désormais, et peut-être que tout ce chemin n'était là que pour cela et pour qu'en même temps je me mette à t'aimer mieux toi aussi.|couper{180}

Cette froideur qui vient du style

Carnets | octobre

11 octobre 2019

Ses yeux, grands ouverts sous la morphine, étaient d’une beauté saisissante et je lui ai murmuré « tu peux y aller maintenant », la main de mon père posée sur la sienne parce que je le lui avais ordonné, lui si souvent absent dans sa propre présence ; c’est alors, dans ce silence dense, que m’est revenue sa phrase de toujours, nette, sans fioritures : « Tu prends tout par-dessus la jambe. » Longtemps, ce « tout » m’a paru désigner le même détail ridicule et encombrant, ce petit sexe qui pend ; j’y avais réduit mon désir, mon esprit, mes ambitions, jusqu’à la caricature, sans comprendre l’absurdité du cadre ; bien plus tard, j’ai compris que cela pouvait tout aussi bien désigner le tissu d’un pantalon, un pan de short, un simple passage par-dessus le genou, et que ce redressement trivial aurait peut-être changé ma trajectoire ; mais nous avions scellé, elle et moi, un pacte tacite où le sexe occupait le centre, un je-m’en-foutisme à deux voix ; je revois les retours d’aube après les nuits à traîner pour rien, elle à la cuisine, cigarette au filtre doré, le rire nerveux avant la flèche : « Mon putain de garçon ! » ; je devinais, derrière l’injure tendre, un fantasme de liberté pour elle-même, et l’aveu plus tard d’un désir de fille, avec ces histoires d’avortements manqués dont elle parlait en haussant les épaules ; « à quelques centimètres près, tu n’étais qu’une crotte », disait-elle, non pour m’écraser, mais pour dire sa rage d’être enfermée dans un rôle qu’on lui avait assigné ; elle aurait pu être une artiste, je ne l’énonce pas en fils dévoué mais en témoin : dans le buffet, un carnet à spirale couvert de fusains, portraits retournés, gestes sûrs interrompus ; un soir, je l’ai surprise à mesurer la lumière sur le mur avec sa main, index tendu, comme on cadre avant la toile ; un matin, la valise était à moitié pleine sous le lit, les horaires des cars pour Paris pliés en deux sur la table, puis la valise a disparu et nous sommes restés ; j’ai longtemps pensé qu’elle aurait dû suivre son instinct de fauve et nous laisser là, pour se sauver elle-même, et je lui en ai voulu de ne pas avoir eu cette force ; à Créteil, dans la chambre blanche, j’ai fait ce que je pouvais : imposer le geste à mon père, tenir la scène jusqu’au bout, donner la permission de partir ; quand ce fut fait, je l’ai emmené dehors avant qu’il s’effondre, et, devant le restaurant marocain de Limeil-Brévannes, j’ai lâché la phrase la plus idiote et la plus juste de la journée : « Et si on allait se faire un couscous ? Ça nous remonterait le moral » ; il a pleuré pour de bon, enfin, et j’ai pensé, peut-être à haute voix, que toute ma vie s’était écrite sur ce malentendu : prendre les choses comme elles viennent, les porter « par-dessus la jambe », pas par désinvolture mais pour survivre ; il pleurait encore quand nous avons tourné sur le parking désert, et je n’ai rien ajouté.|couper{180}

Autofiction et Introspection écriture fragmentaire Esthétique et Expérience Sensorielle
une mère et son enfant abîmé

Carnets | octobre

Par dessus la jambe

Cette expression qu'affectionne particulièrement ma mère lorsqu'elle me parle du fond des brumes excite encore comme une lueur qui trace sa voie depuis l'événement de la fin vers je ne sais quoi, les protons de ma cervelle. Il y a un érotisme avéré dans le ton emprunté, même sous l'emprise de la rage, de la colère, chez elle à m'affubler de petits noms d'oiseau et pour couronner le voyage à chaque fois : « Tu prends tout par-dessus la jambe ! » Et que peut-il bien y avoir lorsque je baisse les yeux sur cette idée du « tout » sinon ce petit sexe qui pendouille, première étape majeure de l'injonction larvée. Durant de nombreuses années, mon cerveau, mon désir, toutes mes maigres ambitions somme toute se placèrent dans ce petit morceau de viande « par-dessus la jambe », simplement en raison d'une nullité magistrale en matière de logique. Car si j'avais compris alors que par-dessus la jambe je pouvais aussi sentir l'étoffe d'un short, d'un bermuda, d'un pantalon, je n'imagine même pas à quel point ma vie aurait pu prendre une direction tout à fait différente. Mais non, dans une complicité malsaine selon la morale commune, nous décidâmes, maman et moi, de placer le sexe au centre du « je-m'en-foutisme » profond dont nous étions les malheureuses victimes finalement. D'ailleurs cela me revient par bouffées : à chaque fois que je revenais au matin de périples nocturnes et ce souvent bredouille, ne tentait-elle pas encore de consolider la prédominance de mes attributs mâles dans mon crâne abruti, par une autre expression qui prendra une place de choix dans mes annales : « Mon putain de garçon. » Ainsi donc je prenais tout par-dessus la jambe comme elle pouvait sans doute fantasmer la liberté des filles, si possible de joie, et secrètement je devinais qu'il aurait mieux valu dans l'esprit maternel que je ne sois pas du sexe dont m'affublait le genre alors. Des années plus tard, elle s'ouvrit à moi de sombres histoires d'aiguilles à tricoter et de son désir de fille. Et puis en riant et en tirant sur sa cigarette à bout doré : « Tu sais, à quelques centimètres près tu n'étais qu'une crotte. » Bien que cela fût blessant, je comprenais que cette dernière expression qu'elle me lançait au visage comme dans une bataille de polochons n'était pas une volonté de m'humilier moi mais elle finalement dans son insupportable condition de mère de famille coincée, étriquée, prisonnière de celle-ci. Elle aurait pu, selon son désir profond, devenir peut-être une grande artiste ma mère. Techniquement elle avait de quoi lorsque je regarde les quelques toiles qui me restent d'elle. Non, ce qui lui manquait c'était de se débarrasser de sa mémoire complètement pour devenir enfin elle-même. Elle aurait dû suivre son instinct de fauve et nous laisser crever derrière elle en nous oubliant comme on oublie une erreur de parcours tout simplement, et je crois lui en avoir toujours plus ou moins voulu de ne pas avoir cette force, cette rage, cette volonté tout simplement. Les derniers moments que je passai à son chevet à l'hôpital de Créteil, mon père m'accompagnait et il était presque totalement éteint, incapable de rien, les yeux embués, vautré dans son égoïsme comme d'habitude. Je lui intimai l'ordre de prendre la main de maman et ensemble nous lui avons donné la permission de s'en aller. Elle avait les yeux grands ouverts, la morphine leur conférait une beauté à couper le souffle. « Tu peux y aller vraiment maintenant » ai-je soufflé à son oreille et puis, comme mon père allait finir par s'effondrer totalement, je l'emmenai hors de la chambre, hors de l'hôpital, hors de Créteil. Arrivé devant le marocain de Limeil, je le regardai et dis : « Et si on allait se taper un bon couscous, ça nous requinquerait non ? » Il pleura vraiment cette fois et me considéra et j'eus l'impression que lui aussi me déclarait : « Décidément tu prends vraiment tout par-dessus la jambe ! » Mais non, en fait il continua à pleurer et gara la voiture. C'était un jour creux, il y avait plein de places libres, c'était un coup de chance.|couper{180}

Par dessus la jambe

Carnets | octobre

Récapituler

Dans cette récapitulation qui a démarré voici maintenant une année par l'entremise de ce blog, je revisite les lieux et les êtres que j'ai croisés dans cette vie, à seule fin, je crois, de nous pardonner à tous, tous les personnages de cette existence que j'ai traversée, de dénouer tous les nœuds énergétiques que les malentendus, les non-dits, les traumatismes auront formés. C'est un travail chamanique véritable sans tambour ni trompette, mais réalisé tout de même au rythme régulier des battements de cœur de ces nuits d'insomnie que je ne cesse plus désormais de traverser. Dans le creux de la nuit, installé à ma table, le tapotement des touches du clavier sert peut-être d'incantation, d'invocation, et le voyage alors peut à chaque fois recommencer, me conduisant à revisiter le monde d'en bas, le monde du milieu et, de temps en temps aussi, le monde d'en haut. C'est un entraînement et une navigation à la fois dans laquelle, à l'aide de la catégorie et de l'étiquette, seuls outils de classement qui sont à ma disposition pour me repérer dans le labyrinthe formé par tous ces textes, je me laisse conduire plus que je ne conduis quoi que ce soit en réalité. Au fond de moi, une confiance aveugle en ce quelque chose que représente l'écriture ressemble à la fois au fil d'Ariane et à la nostalgie d'avoir été un jour le petit poucet semant sur sa route, dans la forêt, la nuit, de petits cailloux afin de retrouver son chemin en cas d'égarement majeur. Ce n'est pas une analyse, ce n'est sans doute pas vraiment un roman autobiographique, c'est autre chose, appelons cela un mystère, au même titre que jadis Thot, Seth ou Hermès – peu importe son nom véritable – fédérait les curieux dans son cadre égyptien. Il y a dans l'acte d'écrire une position incertaine du narrateur, qui parfois peut sembler se confondre avec celle de l'auteur, mais que l'auteur en aucun cas ne peut ignorer complètement. Il doit en même temps retrouver la spontanéité des moments traversés tout en conservant un œil impartial, une forme d'ubiquité pour ne pas se laisser prendre par l'émotion parfois violente qui renaît de la visite des territoires fantomatiques. On pourrait aussi parler de sacrifice, car quelque chose de précieux est ainsi jeté en pâture sur l'autel créé par l'écriture. De toutes parts, des fantômes surgissent autour de celui-ci pour s'abreuver de vie et d'énergie qui leur redonnerait une solidité, une existence. Le sang coule à nouveau dans leurs veines. Et voici qu'au hasard de la ligne, de la respiration et du clavier, je retrouve par exemple cette expression familière de ma mère lorsque, déjà enfant, je fuguais et qu'elle me reprochait alors, quand j'arrivais entre deux gendarmes, de s'être fait un « sang d'encre » à cause de moi. Je lui dois peut-être alors bien cela, comme à tant d'autres, de rédiger ces lignes, de laisser couler de mon insomnie ce sang d'encre aujourd'hui, afin de retrouver un sang neuf – si tant est que ce soit possible – et qu'il soit alors au service de la collectivité, comme un cadeau que l'on laisserait en partant, en remerciement, tout simplement. La mort, l'idée obsédante de celle-ci ne m'a jamais lâché depuis que j'ai compris que je ne serais jamais ici qu'un passager entre deux portes. L'idée de la mort, c'est l'idée de la porte encore close et que je ne cesse de vouloir ouvrir, confusément animé à la fois par la crainte, l'espoir et la curiosité. Je persévère depuis le début, ce mot étrange qui contient à la fois l'idée de sévérité d'un père et en même temps qui m'incite à percer plus loin pour voir. Dans la tradition chamanique aussi, il est question de portes menant vers divers mondes, diverses dimensions de notre être ou de l'univers, des dimensions dont on ne parlera jamais dans le monde qui nous entoure, que nous faisons tout pour rendre « rassurant ». Rassurant en raison de cette perception que nous avons tous de l'incomplétude de notre vision, rassurant car nous avons posé des totems, des tabous pour éloigner les morts, les fantômes, les esprits du centre névralgique de notre quotidien. Sans doute plongerions-nous à nouveau dans ces croyances ancestrales, le monde en sa globalité en serait-il alors profondément modifié à nouveau, sans doute aussi le système consumériste ou capitaliste dans lequel nous devons prendre toutes les assurances que l'on nous impose ou nous vend ne parviendrait-il plus à survivre, tant on le trouverait décalé de la réalité dont je te parle doucement ici, cette réalité qui accepte que les esprits sont là, qu'ils l'ont toujours été et qu'ils seront toujours là bien après l'extinction de l'espèce humaine. Simplement, ils sont situés dans des dimensions la plupart du temps inaccessibles à nos cinq sens, et ce n'est certes pas un hasard que la découverte de la mécanique quantique soit née au 20e siècle, ce siècle si effroyable par ses génocides, ses guerres, et qu'en même temps on puisse assister à la renaissance sur tous les continents d'un esprit populaire tourné à nouveau vers la tradition chamanique. L'avenir de notre espèce dépendra sans doute de notre manière de nous considérer par rapport à la nature en acceptant de n'en être pas le centre. Nous sommes connectés, que nous le voulions ou non, avec l'ensemble de l'univers puisque nous en faisons partie intégrante, et l'ignorance ou l'égoïsme nous ont plongés dans une amnésie au profit d'une poignée de personnes qui ont décidé d'employer leur passage sur terre pour jouir du pouvoir sur les autres de toutes les manières possibles, et ce sans vergogne, sans éthique véritable. Dans mon parcours, un personnage comme un double s'est peu à peu imposé sans même que je ne m'en rende compte au début. La toute première fois que j'ai le souvenir de l'avoir vu se manifester, la profonde solitude dans laquelle je me trouvais enfant et mon besoin d'amitié me l'auront fait confondre avec un ami. Mais en fait, de prime abord, c'était ce qu'on appelle communément « un sale type », une sorte de vision en négatif le caractérisait principalement et il polluait mon univers dans sa totalité, m'incitant très tôt à quitter celui-ci pour le rejoindre dans sa solitude qui, je le sentais, formait un parfait écho à la mienne. Une fois – et ce fut la première et la dernière en même temps – je m'en ouvris à mes parents en leur racontant que j'avais croisé la nuit encore mon copain imaginaire, celui qui ne cessait de revenir dans mes rêves nocturnes et mes rêveries diurnes. Et alors on ne me prit évidemment pas au sérieux, ce n'était qu'une lubie enfantine, un fantasme sans réelle importance, et je crois que l'ami imaginaire et moi avons été profondément blessés par le refus ainsi essuyé de la part des « grandes personnes » de notre existence liée inextricablement. Dans le fond, ce déni des adultes nous aura permis d'exister encore plus farouchement, nous opposant à eux, et notre créativité alors fut sans bornes. Il s'en suivit bien des malentendus, bien des drames mineurs et majeurs par la suite, provoqués par notre volonté farouche à tous les deux de nous préserver dans ce monde que nous avons considéré comme « inversé » et où les « gentils » ne seraient que des trompe-l'œil, portant des masques, n'usant que du mensonge, où l'amour se manifesterait par la double contrainte constante de la gifle et du sourire. À la mort de mon père, il y a de cela quelques années désormais, j'éprouvais un grand vide car le mur qu'il aura représenté dans mon existence, sur lequel, comme un rabbin, je ne cessais de me cogner le crâne pour prier en même temps que je l'insultais copieusement – ce mur donc – disparut comme par enchantement, à se demander même s'il avait jamais existé vraiment. Alors, peu à peu, je compris confusément que son rôle, c'était moi qui le lui avais attribué dans mon théâtre personnel, et que ce rôle, il avait bien voulu lui aussi l'endosser. Mais ma compréhension était encore incomplète, trop égocentrique, je sentais bien que cela ne collait pas dans le sens où mon père et moi devenions dans cette version des choses des victimes. En creusant plus loin, je ne peux plus m'empêcher de voir bien plus loin que le bout de mon nez. Plus loin même que notre rencontre sur cette terre. Nous sommes des amis dans le vrai sens de ce terme qui avons décidé de nous incarner dans ces rôles à seule fin de nous faire progresser mutuellement sur un nouveau plan, chacun de nous, ou tous les deux, comme on voudra bien le comprendre. La seule raison à tout cela, tout ce grabuge, j'en suis persuadé dans mon for intérieur, est une histoire d'amour qui n'en finit pas de devenir consciente de plus en plus d'elle-même au travers de toutes nos existences, de nos victoires comme de nos défaites, toutes générations humaines confondues. Dans le fond, je ne trouve guère de meilleure définition que celle-ci pour évoquer la poésie.|couper{180}

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Carnets | octobre

La conscience de la conscience.

Notre cerveau, d'après les dernières informations dont je dispose, est une bien étrange entité. Il est froid, il n'éprouve aucune émotion, aucune douleur, et sa constitution est extraordinairement complexe, si bien qu'on ne sait toujours pas rivaliser avec celui-ci, notamment pour le modéliser, pour créer des cerveaux, doter les machines de ceux-ci, ou même s'en approcher. Lors de son développement, le cerveau de l'enfant, dans le ventre de la mère, produit à une vitesse sidérante un nombre de cellules chaque seconde. En revanche le cerveau préfrontal ne serait pas achevé avant l'âge de trente ans. On ne sait pas grand-chose comme je te le dis et surtout on ne sait pas si le cerveau et l'esprit ne sont qu'une seule et même chose, on n'en sait absolument rien. On a beau faire de jolis films d'imagerie médicale de quelqu'un qui serait en train de penser, ça n'explique pas du tout si c'est le cerveau qui pense ou s'il entre en interaction avec autre chose, qu'on peut appeler l'esprit, en latin spiritus, qui anime. Possible que le cerveau ne soit qu'une interface, un périphérique tout simplement ou une antenne pourquoi pas. Il existe en lui un centre de commandes (qu'on ne voit pas) pour chaque organe. Ainsi nous avons la possibilité de respirer durant 75 % de notre existence grâce à ce centre de commande qui prend en charge, que nous le voulions ou pas, cette fonction vitale. Il suffirait que je t'en parle pour que tu te mettes à prêter attention à ta respiration et c'est là un mystère encore : nous avons cette possibilité en tant qu'être humain d'être conscient du fait de respirer, et nous pouvons même contrôler notre respiration, ce que ne peut pas faire un animal. Le primate notamment est incapable de contrôler sa respiration. Depuis Galien et ses dissections de cerveau de singe, environ 200 différences ont été relevées entre un cerveau de singe et un cerveau humain. On ne saurait donc vraiment dire que l'homme descend naturellement du singe, il s'est passé quelque chose entre les deux assurément. En revanche il existe un centre de commande sur lequel nous n'avons pas la main, celui du cœur. En cas de détérioration grave de celui-ci, lorsqu'il est clair que tout va se terminer, quelques millisecondes avant l'arrêt cardiaque définitif, c'est bel et bien du cerveau que provient le signal de couper la machinerie. 16 millions de cellules dans un cerveau de singe, 75 millions de cellules dans un cerveau humain. Bon, des fois on se demande à quoi ça nous sert vu le résultat. Si on mettait bout à bout l'ensemble des nerfs, des canaux du cerveau, on obtiendrait une distance égale à deux fois le tour de la terre. Entouré par une glue pas très ragoûtante, le cerveau ne se laisse pas explorer aisément. Avec ses 5 étages, il ressemble à une forteresse imprenable. Qu'est-ce qui fait une telle différence entre un cerveau de primate et un cerveau humain, pourquoi le chaînon manquant reste-t-il introuvable ? On peut évoquer tout un tas de théories y compris une intervention génétique extraterrestre pourquoi pas, et celle-ci ne serait pas la plus loufoque de toutes. Quant à l'esprit, à la conscience, nul ne saurait expliquer ce que sont ces deux entités mais, peut-être une piste intéressante par la poésie liée à l'astrophysique. En effet, si l'on observe la quantité inimaginable de cellules, de neurones et les connexions innombrables de chaque neurone avec les autres, si on fait le compte nous ne sommes pas loin du nombre d'étoiles, de corps célestes que nous sommes en mesure de compter dans l'univers connu... De plus on découvre désormais que tout est plus ou moins baignant dans l'énergie noire ou la matière noire. Comme c'est étrange, nous avons aussi la même énigme dans notre cerveau, on appelle cela le corps noir... Il faut remonter à l'alchimie sans doute pour effleurer quelques idées déjà pensées bien en amont de nos soi-disant découvertes scientifiques. Je ne vais pas en dire bien plus sur ce sujet car cela mériterait un livre entier, mais cet esprit qui nous anime est familier de Paracelse notamment, mais de bien d'autres. L'esprit primordial, ou le Grand Esprit des Amérindiens, ou encore Dieu, nous pouvons l'appeler par de multiples noms. Cela signifie juste que nous sentons bel et bien sa présence sans toutefois pouvoir définir scientifiquement ce que c'est. Il en va un peu de même pour la conscience. Aujourd'hui nous vivons une époque formidable où les neurosciences, les neuroscientifiques sont à la mode. Cependant aucun ne peut non plus vraiment dire ce qu'est la conscience. Est-ce un phénomène électrique produit par le cerveau ou autre chose ? On ne peut pas encore le dire mais je penche bien sûr pour autre chose qu'une ampoule qui s'allume et s'éteint. 20 watts je crois, c'est la puissance dont le cerveau a besoin pour faire fonctionner toute la machinerie. Encore bien étrange qu'une si faible puissance puisse tant produire... De plus l'électricité dont il a besoin, il la produit lui-même, on commence tout juste à se pencher là-dessus aussi. Il serait peut-être bon de se tourner alors vers le Tibet qui pratique la méditation pleine conscience depuis belle lurette pour en savoir plus sur la conscience, sur l'esprit et le cerveau. Non, ça ne sera pas scientifique comme on a l'habitude de le concevoir, la belle affaire ! Pour avoir conscience de la conscience, il est nécessaire d'avoir du recul comme de la considération, ce mot formidable qui veut dire voir toutes les étoiles en même temps.|couper{180}

La conscience de la conscience.