Dans cette récapitulation qui a démarré voici maintenant une année par l’entremise de ce blog, je revisite les lieux et les êtres que j’ai croisés dans cette vie, à seule fin, je crois, de nous pardonner à tous, tous les personnages de cette existence que j’ai traversée, de dénouer tous les nœuds énergétiques que les malentendus, les non-dits, les traumatismes auront formés.
C’est un travail chamanique véritable sans tambour ni trompette, mais réalisé tout de même au rythme régulier des battements de cœur de ces nuits d’insomnie que je ne cesse plus désormais de traverser. Dans le creux de la nuit, installé à ma table, le tapotement des touches du clavier sert peut-être d’incantation, d’invocation, et le voyage alors peut à chaque fois recommencer, me conduisant à revisiter le monde d’en bas, le monde du milieu et, de temps en temps aussi, le monde d’en haut.
C’est un entraînement et une navigation à la fois dans laquelle, à l’aide de la catégorie et de l’étiquette, seuls outils de classement qui sont à ma disposition pour me repérer dans le labyrinthe formé par tous ces textes, je me laisse conduire plus que je ne conduis quoi que ce soit en réalité.
Au fond de moi, une confiance aveugle en ce quelque chose que représente l’écriture ressemble à la fois au fil d’Ariane et à la nostalgie d’avoir été un jour le petit poucet semant sur sa route, dans la forêt, la nuit, de petits cailloux afin de retrouver son chemin en cas d’égarement majeur.
Ce n’est pas une analyse, ce n’est sans doute pas vraiment un roman autobiographique, c’est autre chose, appelons cela un mystère, au même titre que jadis Thot, Seth ou Hermès – peu importe son nom véritable – fédérait les curieux dans son cadre égyptien.
Il y a dans l’acte d’écrire une position incertaine du narrateur, qui parfois peut sembler se confondre avec celle de l’auteur, mais que l’auteur en aucun cas ne peut ignorer complètement. Il doit en même temps retrouver la spontanéité des moments traversés tout en conservant un œil impartial, une forme d’ubiquité pour ne pas se laisser prendre par l’émotion parfois violente qui renaît de la visite des territoires fantomatiques. On pourrait aussi parler de sacrifice, car quelque chose de précieux est ainsi jeté en pâture sur l’autel créé par l’écriture.
De toutes parts, des fantômes surgissent autour de celui-ci pour s’abreuver de vie et d’énergie qui leur redonnerait une solidité, une existence. Le sang coule à nouveau dans leurs veines. Et voici qu’au hasard de la ligne, de la respiration et du clavier, je retrouve par exemple cette expression familière de ma mère lorsque, déjà enfant, je fuguais et qu’elle me reprochait alors, quand j’arrivais entre deux gendarmes, de s’être fait un « sang d’encre » à cause de moi.
Je lui dois peut-être alors bien cela, comme à tant d’autres, de rédiger ces lignes, de laisser couler de mon insomnie ce sang d’encre aujourd’hui, afin de retrouver un sang neuf – si tant est que ce soit possible – et qu’il soit alors au service de la collectivité, comme un cadeau que l’on laisserait en partant, en remerciement, tout simplement.
La mort, l’idée obsédante de celle-ci ne m’a jamais lâché depuis que j’ai compris que je ne serais jamais ici qu’un passager entre deux portes. L’idée de la mort, c’est l’idée de la porte encore close et que je ne cesse de vouloir ouvrir, confusément animé à la fois par la crainte, l’espoir et la curiosité. Je persévère depuis le début, ce mot étrange qui contient à la fois l’idée de sévérité d’un père et en même temps qui m’incite à percer plus loin pour voir.
Dans la tradition chamanique aussi, il est question de portes menant vers divers mondes, diverses dimensions de notre être ou de l’univers, des dimensions dont on ne parlera jamais dans le monde qui nous entoure, que nous faisons tout pour rendre « rassurant ».
Rassurant en raison de cette perception que nous avons tous de l’incomplétude de notre vision, rassurant car nous avons posé des totems, des tabous pour éloigner les morts, les fantômes, les esprits du centre névralgique de notre quotidien.
Sans doute plongerions-nous à nouveau dans ces croyances ancestrales, le monde en sa globalité en serait-il alors profondément modifié à nouveau, sans doute aussi le système consumériste ou capitaliste dans lequel nous devons prendre toutes les assurances que l’on nous impose ou nous vend ne parviendrait-il plus à survivre, tant on le trouverait décalé de la réalité dont je te parle doucement ici, cette réalité qui accepte que les esprits sont là, qu’ils l’ont toujours été et qu’ils seront toujours là bien après l’extinction de l’espèce humaine.
Simplement, ils sont situés dans des dimensions la plupart du temps inaccessibles à nos cinq sens, et ce n’est certes pas un hasard que la découverte de la mécanique quantique soit née au 20e siècle, ce siècle si effroyable par ses génocides, ses guerres, et qu’en même temps on puisse assister à la renaissance sur tous les continents d’un esprit populaire tourné à nouveau vers la tradition chamanique.
L’avenir de notre espèce dépendra sans doute de notre manière de nous considérer par rapport à la nature en acceptant de n’en être pas le centre. Nous sommes connectés, que nous le voulions ou non, avec l’ensemble de l’univers puisque nous en faisons partie intégrante, et l’ignorance ou l’égoïsme nous ont plongés dans une amnésie au profit d’une poignée de personnes qui ont décidé d’employer leur passage sur terre pour jouir du pouvoir sur les autres de toutes les manières possibles, et ce sans vergogne, sans éthique véritable.
Dans mon parcours, un personnage comme un double s’est peu à peu imposé sans même que je ne m’en rende compte au début.
La toute première fois que j’ai le souvenir de l’avoir vu se manifester, la profonde solitude dans laquelle je me trouvais enfant et mon besoin d’amitié me l’auront fait confondre avec un ami.
Mais en fait, de prime abord, c’était ce qu’on appelle communément « un sale type », une sorte de vision en négatif le caractérisait principalement et il polluait mon univers dans sa totalité, m’incitant très tôt à quitter celui-ci pour le rejoindre dans sa solitude qui, je le sentais, formait un parfait écho à la mienne.
Une fois – et ce fut la première et la dernière en même temps – je m’en ouvris à mes parents en leur racontant que j’avais croisé la nuit encore mon copain imaginaire, celui qui ne cessait de revenir dans mes rêves nocturnes et mes rêveries diurnes. Et alors on ne me prit évidemment pas au sérieux, ce n’était qu’une lubie enfantine, un fantasme sans réelle importance, et je crois que l’ami imaginaire et moi avons été profondément blessés par le refus ainsi essuyé de la part des « grandes personnes » de notre existence liée inextricablement. Dans le fond, ce déni des adultes nous aura permis d’exister encore plus farouchement, nous opposant à eux, et notre créativité alors fut sans bornes.
Il s’en suivit bien des malentendus, bien des drames mineurs et majeurs par la suite, provoqués par notre volonté farouche à tous les deux de nous préserver dans ce monde que nous avons considéré comme « inversé » et où les « gentils » ne seraient que des trompe-l’œil, portant des masques, n’usant que du mensonge, où l’amour se manifesterait par la double contrainte constante de la gifle et du sourire.
À la mort de mon père, il y a de cela quelques années désormais, j’éprouvais un grand vide car le mur qu’il aura représenté dans mon existence, sur lequel, comme un rabbin, je ne cessais de me cogner le crâne pour prier en même temps que je l’insultais copieusement – ce mur donc – disparut comme par enchantement, à se demander même s’il avait jamais existé vraiment.
Alors, peu à peu, je compris confusément que son rôle, c’était moi qui le lui avais attribué dans mon théâtre personnel, et que ce rôle, il avait bien voulu lui aussi l’endosser. Mais ma compréhension était encore incomplète, trop égocentrique, je sentais bien que cela ne collait pas dans le sens où mon père et moi devenions dans cette version des choses des victimes.
En creusant plus loin, je ne peux plus m’empêcher de voir bien plus loin que le bout de mon nez. Plus loin même que notre rencontre sur cette terre. Nous sommes des amis dans le vrai sens de ce terme qui avons décidé de nous incarner dans ces rôles à seule fin de nous faire progresser mutuellement sur un nouveau plan, chacun de nous, ou tous les deux, comme on voudra bien le comprendre.
La seule raison à tout cela, tout ce grabuge, j’en suis persuadé dans mon for intérieur, est une histoire d’amour qui n’en finit pas de devenir consciente de plus en plus d’elle-même au travers de toutes nos existences, de nos victoires comme de nos défaites, toutes générations humaines confondues. Dans le fond, je ne trouve guère de meilleure définition que celle-ci pour évoquer la poésie.