Regarder un tableau
Hier soir, nous nous sommes rendus, mon épouse et moi, à un vernissage. Il y avait là les œuvres d’un peintre ami et celles d’un photographe que je ne connaissais pas. Et ce fut une aubaine pour me retrouver dans la peau d’un quidam qui visite une exposition, exercice dont je n’abuse pas tant il déclenche chez moi des émotions souvent antagonistes. En premier lieu, j’effectue un rapide panoramique de l’ensemble des œuvres accrochées pour me fabriquer une première impression. Je tente de découvrir, lorsque celle-ci ne me saute pas aux yeux, une unité, une cohérence. Puis je m’approche pour zoomer sur chaque pièce afin de la voir dans son isolement par rapport à cette unité, si je l’ai découverte. Si je ne l’ai pas trouvée, je m’approche aussi de toute façon et là, que se passe-t-il ? Est-ce que je ne suis pas en train de juger un travail ? Est-ce que je porte une attention à l’émotion que produit ce travail sur moi ? Je me demande ce que veut dire l’artiste ou ce qu’il cherche à ne pas dire. Bref, tout un bouclier de pensées et d’émotions se constitue immédiatement aussitôt que je m’approche du tableau ou de la photographie. Et ensuite un jugement est établi, sommairement la plupart du temps, qui consiste à me dire j’aime ou je n’aime pas, puis à passer au suivant. En cela, je ne suis pas mieux loti que quiconque. Et j’aime cela. J’aime cette partie de moi qui se fédère à ce que l’on nomme « le public ». C’est-à-dire à ces notions de beau ou de laid, à ces clichés, et sans doute je m’en imbibe comme un buvard. Puis, une fois toutes les œuvres passées en revue, je vais boire un coup, je discute avec les artistes, avec les autres invités, je pioche dans les petits fours ou les chips, et la soirée passe ainsi. Enfin, c’est lorsque je me retrouve seul que je repense à tout ce que j’ai vu, à tout ce que j’ai éprouvé et pensé à ce moment-là. J’ai une excellente mémoire de tous ces petits détails, à force d’entraînement. Et là, je décortique. Que puis-je vraiment me dire au terme de cette exposition, qu’ai-je appris ? Car pour moi un bon moment se résume souvent au fait d’apprendre quelque chose. C’est d’ailleurs sans doute un de mes travers, soit dit en passant. Car si je juge n’avoir rien appris de nouveau, j’ai cette tendance à penser que j’ai perdu mon temps. Ce qui est une de mes angoisses favorites. Ce qui me pousse à écrire ce texte, car je vois bien à quel point il peut être compliqué de regarder un tableau, ce qui est paradoxal puisque toute la journée je n’arrête pas d’en regarder, de donner mon avis, de conseiller mes élèves sur tel ou tel blocage, tel ou tel déséquilibre. Comment je peux oser avoir autant de confiance en moi à ces moments-là et en manquer parfois tout autant lorsque je me rends dans une exposition. On pourra penser que je ne suis qu’un petit dictateur qui, sitôt qu’il sort de sa zone de confort et de sécurité, déraille totalement. Je pourrais facilement le penser, pour être un peu raide avec moi-même, sans complaisance. D’ailleurs il n’est pas rare que les profs se permettent ce genre de jugement à l’emporte-pièce, je ne citerai pas de noms, et des artistes aussi. Sur quelle base formule-t-on de tels jugements ? Pour rester dans une forme de bien-pensance ou de mal-pensance à la mode, la plupart du temps sans doute, pour ne pas s’isoler d’un consensus que l’on perçoit presque immédiatement et qui nous aspire malgré nous ? Cela nécessite un effort pour être indifférent à ce consensus. Pour ne pas y adhérer de façon aveugle. Pour tenter de se forger sa propre idée. Ce qui revient assez souvent, c’est le mot justesse lorsque je repense à ces tableaux, à ces photos. Ce ne sont pas des critères de beau ou de laid, ni de bien ou de mal, mais une double question : suis-je juste face à l’œuvre, suis-je aligné, bien dans mes baskets ? Cette œuvre est-elle juste de façon autonome ? Ces deux questions sont de vraies questions qui ne nécessitent pas forcément une réponse immédiate. Mais il faut parfois du temps pour que je me les pose. Et c’est au moment où elles sont enfin posées que je peux me faire une idée plus juste de tout ce que j’ai pu regarder et voir. Cela aussi implique une durée qui n’est pas non plus linéaire. Une durée circulaire qui transite par de nombreux tableaux ou photographies déjà vus, c’est-à-dire sans doute ce que nous appelons des références. Toute une collection de références sur laquelle on s’appuie pour associer une catégorie à un travail. Ce que je réfute à tout bout de champ lorsqu’il s’agit de mon propre travail, car cela m’agace qu’on me dise tiens on dirait Modigliani, ou encore Mark Rothko, ou je ne sais qui. Nous ne sommes donc jamais à une contradiction près. Regarder un tableau, ça veut dire quoi exactement alors ? Qu’est-ce que l’on regarde vraiment ? Est-ce que l’on effectue un inventaire de nos propres connaissances en matière de peinture ? Est-ce que l’on ne fait que penser ce surgissement afin d’ensuite pouvoir parler de cette vision, ne serait-ce qu’à soi-même ? Ou bien tout cela n’est-il qu’une sorte de pansement pour tenter de combler le vide dans lequel nous sommes aspirés sitôt qu’une œuvre exposée en tant qu’œuvre surgit ? Une autre chose à laquelle je pense souvent, c’est le cadre dans lequel le tableau est exposé. Est-ce que le même tableau sous les tréteaux d’un vide-grenier a le même impact que dans une galerie ? Bien sûr que non. La triste vérité est celle-ci : bien sûr que non. Ce qui explique en grande partie pourquoi je vais rarement à des vernissages, visiter des expositions, et pourquoi aussi j’ai renoncé aux vide-greniers. Et aussi pourquoi j’ai déserté les chapelles et l’Église en général. Et, de plus, pourquoi je me sens si bien dans mes ateliers avec les enfants. Parce que je n’ai absolument pas peur, tout comme eux d’ailleurs, de pousser des cris, des gloussements et des grognements de plaisir lorsque je vois un tableau réalisé par l’un d’entre eux, et même, parfois, j’effectue un petit pas de danse et je frappe dans les mains juste avant d’effectuer un salto avant ou arrière pour leur plus grande joie.
Pour continuer
Carnets | novembre 2021
Comme c’est romantique !
Comme un con j’avais acheté des fleurs au dernier moment, à l’angle de sa rue. Je dis « comme un con » parce que vous savez ce que je pense des fleurs coupées, toutes ces dégueulasseries permanentes que représente l’accumulation de meurtres comme de preuves. Bref, j’avais mon petit bouquet à la main, j’avais accéléré le pas pour parvenir à sa porte, et là elle s’ouvre, et me voyant avec mon trophée, comme si ça jaillissait de nulle part : « Comme c’est romantique ! Vous m’apportez des fleurs. » Elle savait y faire pour provoquer l’agacement ; elle était douée, naturellement. Tout se termina à quatre pattes, évidemment, comme des bêtes. Comment diable les choses auraient-elles pu se terminer autrement ?|couper{180}
Carnets | novembre 2021
Elle et moi.
illustration : Asger Jorn "Looking for a goog tyrant" 1969 Elle voulait m’attendrir comme un boucher attendrit la viande. Je m’arcboutais des quatre fers sans bien savoir pourquoi, sinon le danger. Quand je retrouvais un peu de solidité, je plissais les yeux pour gommer le superflu, les détails distrayants. Elle voulait ma peau, c’était clair. Alors, de sang-froid, je dégrafais sa robe : elle tomba comme des milliers de voiles légers, toute cette légèreté, et le corps nu enfin, ce silex à l’odeur de feu sur lequel s’écorcher toujours, comme l’océan aux falaises de craie, s’écorcher en vain pour créer une durée. La même tendresse dans le regard, œil pour œil, dent pour dent. « Et si on arrêtait ? » dit-elle. « Si on arrêtait ce petit jeu. Si on s’aimait comme des adultes. » Nouveau piège, évidemment ; je mimai la lassitude. Nous éclatâmes de rire de concert, puis nous tordîmes le cou aux poulets du poulailler, égorgeâmes quelques lapins, et les fîmes rôtir en prenant soin que, sous le croustillant, la viande fût encore bien juteuse.|couper{180}
Carnets | novembre 2021
Mon petit vieux
Vous avez trop d’imagination, mon petit vieux, réveillez-vous ! Il disait ça, cet homme, et il devait s’adresser à ce gamin qui n’était pas le sien, sans doute un élève. Ils étaient sur le trottoir d’en face, face à face. L’adulte, un peu courbé sur l’enfant. L’enfant, la tête dans les épaules, levant le front. Mon petit vieux… ça faisait si longtemps que je n’avais pas entendu ça. La même colère m’envahit soudain. L’envie de tout casser, de tuer tout le monde, de sauter à la gorge de ce connard d’adulte condescendant. De m’interposer entre les deux. Et puis je me suis souvenu : au bout de l’énième fois, on n’entend plus. Mon petit vieux, c’est même le déclic qui crée la lévitation tout entière. On se décorpore, on s’en branle, merde à tout.|couper{180}