L’empêchement
Il suffit que je me dise : me voici en vacances pour que, tout à coup, tout se déglingue. C’est, avec l’expérience, l’une des raisons pour lesquelles je maintiens mes cours, en général, la première semaine. Soit je tombe malade, soit je déprime. Le plus souvent les deux ensemble. J’ai beau chercher à me souvenir, il faut que je remonte vraiment très loin pour ne pas retrouver le même processus. Et lorsque, tout à coup, je me retrouve face à la vacance, sept jours où je suis totalement libre de faire ou de ne rien faire, patatra, je vois les jours filer, tétanisé, sans rien foutre. À peine quelques dessins sur la tablette et quelques textes, le tout extrait au forceps. Il y a cette sorte d’empêchement magistral qui, sitôt qu’il trouve une faille, envahit tout. Une sorte d’« à quoi bon » qui provient à la fois de l’excès et du manque de confiance. Confiance en quoi, je n’en sais rien. Dans la vie en général, probablement. Je veux dire que c’est une lutte permanente, hors des périodes de vacance justement, pour trouver un sens à tout cela, sachant pertinemment qu’il s’agit d’une fiction, n’en démordant que lorsque soudain le désœuvrement me rattrape. Et dès que la mâchoire se desserre s’engouffre toute la grisaille du monde comme une entité maligne qui n’attendrait que ce moment propice, celui du repos, de l’inattention. C’est au bord d’être surnaturel. C’est-à-dire que tout ce que j’ai pu apprendre, conquérir pour m’assurer une quelconque solidité s’effrite d’un seul coup sitôt que la vacance surgit. Ce genre de vacance, surtout, où le seul projet que je ne cesse de formuler est de profiter des vacances pour peindre, pour remettre un peu d’ordre dans l’atelier, dans mes textes. Quelque chose de l’ordre de la malignité déjoue tranquillement tout ça sans que je ne puisse broncher. En vrai, je crois que je donne carte blanche à cette stupeur qui m’envahit tranquillement. C’est quasi imperceptible au début, sauf le léger vertige qui s’empare de moi au premier jour, et ça se termine en se cognant la tête contre les murs. Ce n’est sans doute rien d’autre qu’une mise en scène, une pièce de théâtre intime qui profite de l’opportunité pour se rejouer sitôt qu’elle peut et avec mon accord, évidemment. Car en même temps, je suis tout à la fois l’acteur, le metteur en scène et mon seul public. Mon épouse, qui est loin d’être bête, ne me dit plus rien lorsque cela se produit. Elle reste dans les rails de son emploi du temps et nous nous retrouvons à certains moments clés de la journée sans qu’elle ne me demande quoi que ce soit sur ce que je fais. Elle a dû finir par saisir l’importance que je confère à l’empêchement comme substance vitale. Par contre, ajoute-t-elle, cet été nous allons en Grèce, c’est prévu, et nous irons voir les Météores et tous les lieux que tu as prévu d’aller voir, tu t’en souviens. Elle me le rappelle régulièrement pour pas que je l’oublie. Et en y pensant je peux me projeter vers l’été, me dire le bleu et les blancs de ces vacances à venir. Celles-ci ne m’inquiètent pas, étonnamment, je n’y prévois aucun empêchement.
Pour continuer
Carnets | novembre 2021
Comme c’est romantique !
Comme un con j’avais acheté des fleurs au dernier moment, à l’angle de sa rue. Je dis « comme un con » parce que vous savez ce que je pense des fleurs coupées, toutes ces dégueulasseries permanentes que représente l’accumulation de meurtres comme de preuves. Bref, j’avais mon petit bouquet à la main, j’avais accéléré le pas pour parvenir à sa porte, et là elle s’ouvre, et me voyant avec mon trophée, comme si ça jaillissait de nulle part : « Comme c’est romantique ! Vous m’apportez des fleurs. » Elle savait y faire pour provoquer l’agacement ; elle était douée, naturellement. Tout se termina à quatre pattes, évidemment, comme des bêtes. Comment diable les choses auraient-elles pu se terminer autrement ?|couper{180}
Carnets | novembre 2021
Elle et moi.
illustration : Asger Jorn "Looking for a goog tyrant" 1969 Elle voulait m’attendrir comme un boucher attendrit la viande. Je m’arcboutais des quatre fers sans bien savoir pourquoi, sinon le danger. Quand je retrouvais un peu de solidité, je plissais les yeux pour gommer le superflu, les détails distrayants. Elle voulait ma peau, c’était clair. Alors, de sang-froid, je dégrafais sa robe : elle tomba comme des milliers de voiles légers, toute cette légèreté, et le corps nu enfin, ce silex à l’odeur de feu sur lequel s’écorcher toujours, comme l’océan aux falaises de craie, s’écorcher en vain pour créer une durée. La même tendresse dans le regard, œil pour œil, dent pour dent. « Et si on arrêtait ? » dit-elle. « Si on arrêtait ce petit jeu. Si on s’aimait comme des adultes. » Nouveau piège, évidemment ; je mimai la lassitude. Nous éclatâmes de rire de concert, puis nous tordîmes le cou aux poulets du poulailler, égorgeâmes quelques lapins, et les fîmes rôtir en prenant soin que, sous le croustillant, la viande fût encore bien juteuse.|couper{180}
Carnets | novembre 2021
Mon petit vieux
Vous avez trop d’imagination, mon petit vieux, réveillez-vous ! Il disait ça, cet homme, et il devait s’adresser à ce gamin qui n’était pas le sien, sans doute un élève. Ils étaient sur le trottoir d’en face, face à face. L’adulte, un peu courbé sur l’enfant. L’enfant, la tête dans les épaules, levant le front. Mon petit vieux… ça faisait si longtemps que je n’avais pas entendu ça. La même colère m’envahit soudain. L’envie de tout casser, de tuer tout le monde, de sauter à la gorge de ce connard d’adulte condescendant. De m’interposer entre les deux. Et puis je me suis souvenu : au bout de l’énième fois, on n’entend plus. Mon petit vieux, c’est même le déclic qui crée la lévitation tout entière. On se décorpore, on s’en branle, merde à tout.|couper{180}