L’esbrouffe

Je ressors ce mot dont je ne me suis pas servi depuis belle lurette : l’esbrouffe, qui provient de l’argot ou du patois et qui implique une certaine force, a contrario de l’entourloupette qui, elle, nécessite un brin d’intelligence minimum. Le vol à l’esbrouffe était bien connu, surtout chez les Allemands (voir Macé dans la chanson de Vidocq, si vous voulez des références plus précises). Faire de l’esbrouffe, c’est aussi faire du tapage, pendant qu’un complice vide les poches des victimes dont l’attention est ainsi détournée. Ce n’est pas bien honnête. Mais comme je ne sais pas ce qu’est l’honnêteté, je suppute que j’ai utilisé l’esbrouffe beaucoup à la seule fin, non pas de détrousser qui que ce soit, mais plutôt d’en avoir le cœur net. Parce qu’il y a l’honnêteté partagée par le plus grand nombre et puis celle que l’on se doit à soi-même. Et comme j’étais débiteur vis-à-vis de cette dernière depuis des lustres (ce qui, dans mon esprit, dépasse probablement belle lurette), ce n’est pas un hasard si le mot esbrouffe a surgi du bol de café noir pour me pénétrer dans les narines sous forme de vapeur. J’ai toujours pratiqué l’esbrouffe comme un exercice physique, la marche à pied ou l’épluchage de légumes. Disons que c’est un legs, un héritage, je n’ai absolument rien inventé : tout était là déjà bien avant que je ne pousse mon premier vagissement. Dans ce qu’il me reste de mémoire, mon grand-père paternel, un fort des Halles, faisait de l’esbrouffe pour un oui pour un non, ce sur quoi il était immédiatement suivi par son épouse, ma grand-mère, qui ne lésinait pas sur la précision des mots pour qu’ils soient les plus percutants possibles ; et enfin, mon père a tout récupéré pour me le resservir à toutes les sauces, en mettant, si je peux dire, plus que la main à la pâte. Ce qui est bizarre dans une famille de bouchers. Enfin voilà, mon tour, un jour, est arrivé d’empoigner tout ce fatras et, comme j’étais jeune, sans le moindre discernement, j’ai cru que ça m’appartenait, que tout ne venait que de moi, que j’étais l’esbrouffe incarnée, si l’on veut. Ça m’est presque complètement passé depuis le temps, bien sûr. Mais une ou deux fois par an, j’ai des rechutes. Comme si je ne voulais pas lâcher tout à fait prise. Comme si j’allais me retrouver parfaitement seul d’un coup, et totalement à poil, sans m’appuyer sur cette capacité à pratiquer le coup d’État, la provoque, l’outrance. Pour me soigner, parce que c’est une maladie aussi insidieuse que celles appelées vénériennes — parfois, on ne peut mesurer les conséquences des débordements que longtemps après, une fois que c’est trop tard généralement —, j’essaie d’écrire ou de peindre. Ça me calme beaucoup pendant que je le fais. Après, évidemment, je ne devrais sans doute pas montrer tout ce que je produis ainsi : ça risque de choquer pas mal de gens, les proches surtout, ou encore certains employeurs curieux, ou encore des ex à qui je ne donne jamais de nouvelles. Mais bon, comme il y a de fortes chances que ces gens, en général, ne sachent pas plus qui je suis que moi-même, quelle importance. Bien au contraire, toutes les observations, les critiques, les plaintes ne me serviront qu’à mieux cerner peut-être l’esbrouffe générale ; ce qui, par les temps qui courent, n’est pas rien.

Pour continuer

Carnets | novembre 2021

Comme c’est romantique !

Comme un con j’avais acheté des fleurs au dernier moment, à l’angle de sa rue. Je dis « comme un con » parce que vous savez ce que je pense des fleurs coupées, toutes ces dégueulasseries permanentes que représente l’accumulation de meurtres comme de preuves. Bref, j’avais mon petit bouquet à la main, j’avais accéléré le pas pour parvenir à sa porte, et là elle s’ouvre, et me voyant avec mon trophée, comme si ça jaillissait de nulle part : « Comme c’est romantique ! Vous m’apportez des fleurs. » Elle savait y faire pour provoquer l’agacement ; elle était douée, naturellement. Tout se termina à quatre pattes, évidemment, comme des bêtes. Comment diable les choses auraient-elles pu se terminer autrement ?|couper{180}

poésie du quotidien

Carnets | novembre 2021

Elle et moi.

illustration : Asger Jorn "Looking for a goog tyrant" 1969 Elle voulait m’attendrir comme un boucher attendrit la viande. Je m’arcboutais des quatre fers sans bien savoir pourquoi, sinon le danger. Quand je retrouvais un peu de solidité, je plissais les yeux pour gommer le superflu, les détails distrayants. Elle voulait ma peau, c’était clair. Alors, de sang-froid, je dégrafais sa robe : elle tomba comme des milliers de voiles légers, toute cette légèreté, et le corps nu enfin, ce silex à l’odeur de feu sur lequel s’écorcher toujours, comme l’océan aux falaises de craie, s’écorcher en vain pour créer une durée. La même tendresse dans le regard, œil pour œil, dent pour dent. « Et si on arrêtait ? » dit-elle. « Si on arrêtait ce petit jeu. Si on s’aimait comme des adultes. » Nouveau piège, évidemment ; je mimai la lassitude. Nous éclatâmes de rire de concert, puis nous tordîmes le cou aux poulets du poulailler, égorgeâmes quelques lapins, et les fîmes rôtir en prenant soin que, sous le croustillant, la viande fût encore bien juteuse.|couper{180}

poésie du quotidien

Carnets | novembre 2021

Mon petit vieux

Vous avez trop d’imagination, mon petit vieux, réveillez-vous ! Il disait ça, cet homme, et il devait s’adresser à ce gamin qui n’était pas le sien, sans doute un élève. Ils étaient sur le trottoir d’en face, face à face. L’adulte, un peu courbé sur l’enfant. L’enfant, la tête dans les épaules, levant le front. Mon petit vieux… ça faisait si longtemps que je n’avais pas entendu ça. La même colère m’envahit soudain. L’envie de tout casser, de tuer tout le monde, de sauter à la gorge de ce connard d’adulte condescendant. De m’interposer entre les deux. Et puis je me suis souvenu : au bout de l’énième fois, on n’entend plus. Mon petit vieux, c’est même le déclic qui crée la lévitation tout entière. On se décorpore, on s’en branle, merde à tout.|couper{180}