Je n’ai jamais dit.

Je n’ai jamais dit : « Je ne t’aime plus. » Cela m’a toujours paru idiot, et faux surtout. J’ai plutôt dit : « Tu m’ennuies, tu me mets à bout, tu m’emmerdes », des choses de ce genre, pas vraiment sympathiques, mais qui me semblent plus justes, plus spontanément justes, sans réfléchir. Parce qu’au-delà de cet apparent manque de respect, je t’aime depuis toujours, je ne peux faire autrement ; autrement ce ne serait pas toi, ce ne serait pas moi. Je pourrais m’excuser, dire que c’est à cause de la pudeur : ça ne raviverait pas les cendres des illusions perdues. Je n’ai jamais dit : « Je ne t’aime plus », non par manque de courage ni par peur de te blesser, comme tu n’as pas, toi, hésité à le dire pour te blesser. Il fallait que tu le dises pour te libérer de quelque chose d’insupportable, je l’ai compris. Celui que tu aimes est toujours au-delà de celui que tu aimais, et peu importe qu’il soit au-dessus ou au-dessous : il n’y a pas de points cardinaux dans mon amour pour toi. Je ne peux que me souvenir de cette fenêtre ouverte comme la porte d’une cage et de l’oiseau qui s’envole vers un ciel incolore. Ce n’est pas à moi de dire si cette idée est bonne ou mauvaise, tu sais. D’ailleurs, tu l’as compris après toutes ces années, et sans doute même avant : je ne dis que des choses sans importance véritable pour ne jamais parler de l’essentiel. Je n’ai jamais cru dans l’essentiel, usé par tant de bouches, usé comme ces amours que l’on se jure, comme des promesses intenables. Et si je jure, ce n’est pas ainsi. J’ai toujours préféré la grossièreté au mensonge. Parce que celle-ci me libère, me fait rire ou sourire du mensonge justement. J’allais dire : la grossièreté se rit de la vulgarité ; tu vois, je n’ai pas changé. Je n’ai jamais dit : « Je ne t’aime plus », parce que je préfère l’idée d’une cage réelle à toutes les illusions de liberté.

Pour continuer

Carnets | novembre 2021

Comme c’est romantique !

Comme un con j’avais acheté des fleurs au dernier moment, à l’angle de sa rue. Je dis « comme un con » parce que vous savez ce que je pense des fleurs coupées, toutes ces dégueulasseries permanentes que représente l’accumulation de meurtres comme de preuves. Bref, j’avais mon petit bouquet à la main, j’avais accéléré le pas pour parvenir à sa porte, et là elle s’ouvre, et me voyant avec mon trophée, comme si ça jaillissait de nulle part : « Comme c’est romantique ! Vous m’apportez des fleurs. » Elle savait y faire pour provoquer l’agacement ; elle était douée, naturellement. Tout se termina à quatre pattes, évidemment, comme des bêtes. Comment diable les choses auraient-elles pu se terminer autrement ?|couper{180}

poésie du quotidien

Carnets | novembre 2021

Elle et moi.

illustration : Asger Jorn "Looking for a goog tyrant" 1969 Elle voulait m’attendrir comme un boucher attendrit la viande. Je m’arcboutais des quatre fers sans bien savoir pourquoi, sinon le danger. Quand je retrouvais un peu de solidité, je plissais les yeux pour gommer le superflu, les détails distrayants. Elle voulait ma peau, c’était clair. Alors, de sang-froid, je dégrafais sa robe : elle tomba comme des milliers de voiles légers, toute cette légèreté, et le corps nu enfin, ce silex à l’odeur de feu sur lequel s’écorcher toujours, comme l’océan aux falaises de craie, s’écorcher en vain pour créer une durée. La même tendresse dans le regard, œil pour œil, dent pour dent. « Et si on arrêtait ? » dit-elle. « Si on arrêtait ce petit jeu. Si on s’aimait comme des adultes. » Nouveau piège, évidemment ; je mimai la lassitude. Nous éclatâmes de rire de concert, puis nous tordîmes le cou aux poulets du poulailler, égorgeâmes quelques lapins, et les fîmes rôtir en prenant soin que, sous le croustillant, la viande fût encore bien juteuse.|couper{180}

poésie du quotidien

Carnets | novembre 2021

Mon petit vieux

Vous avez trop d’imagination, mon petit vieux, réveillez-vous ! Il disait ça, cet homme, et il devait s’adresser à ce gamin qui n’était pas le sien, sans doute un élève. Ils étaient sur le trottoir d’en face, face à face. L’adulte, un peu courbé sur l’enfant. L’enfant, la tête dans les épaules, levant le front. Mon petit vieux… ça faisait si longtemps que je n’avais pas entendu ça. La même colère m’envahit soudain. L’envie de tout casser, de tuer tout le monde, de sauter à la gorge de ce connard d’adulte condescendant. De m’interposer entre les deux. Et puis je me suis souvenu : au bout de l’énième fois, on n’entend plus. Mon petit vieux, c’est même le déclic qui crée la lévitation tout entière. On se décorpore, on s’en branle, merde à tout.|couper{180}