Ce n’est rien

Ma mère disait souvent cela : une fois que j’étais au sol, complètement défoncé par papa, elle disait : « Ce n’est rien », pour que ça pénètre en moi comme dans du beurre. « Ce n’est rien, ça va aller. » Puis elle m’attrapait par un bras pour m’aider à me remettre debout. Je les ai bien sûr détestés, la rage me permettant bien plus que ma mère de rester debout. Certainement que je n’étais pas un gamin facile non plus. Avec le temps, j’ai fini par me dire qu’il convient de faire la part des choses, que l’émotion aussi nous aveugle beaucoup sur le fondement véritable de toutes ces choses. Mes parents m’aimaient à leur façon ; c’était violent, brutal, parfois complètement con, et tout cela ne leur donnait ni tort ni raison, dans le fond. Je ne pouvais rien y changer. Je ne pouvais qu’apprendre à me calmer, à ne pas rester collé à la haine, à la colère, à la rage pour avancer. Pourtant, malgré toutes les années, à chaque fois que j’entends cette expression : « Ce n’est rien », tout me revient. La même rage exactement. Cela dure quelques minutes, une heure ou deux parfois, quand je n’ai pas bien dormi, et puis ça passe. Ça passe comme tout, et je me dis, moi aussi, à la fin : « Ce n’est rien. » J’aurais pu aller au fin fond des Indes ou de l’Himalaya encore une fois de plus que cela n’aurait absolument rien changé. Parce que cette expression me raccroche à mon enfance encore, et encore, à mes parents toujours, à cette histoire à dormir debout que je raconterai peut-être un jour sur le ton qui convient, un ton acceptable. Mais « ce n’est rien, ça va aller » : il suffit de le dire pour que ce soit ainsi.

Pour continuer

Carnets | novembre 2021

Comme c’est romantique !

Comme un con j’avais acheté des fleurs au dernier moment, à l’angle de sa rue. Je dis « comme un con » parce que vous savez ce que je pense des fleurs coupées, toutes ces dégueulasseries permanentes que représente l’accumulation de meurtres comme de preuves. Bref, j’avais mon petit bouquet à la main, j’avais accéléré le pas pour parvenir à sa porte, et là elle s’ouvre, et me voyant avec mon trophée, comme si ça jaillissait de nulle part : « Comme c’est romantique ! Vous m’apportez des fleurs. » Elle savait y faire pour provoquer l’agacement ; elle était douée, naturellement. Tout se termina à quatre pattes, évidemment, comme des bêtes. Comment diable les choses auraient-elles pu se terminer autrement ?|couper{180}

poésie du quotidien

Carnets | novembre 2021

Elle et moi.

illustration : Asger Jorn "Looking for a goog tyrant" 1969 Elle voulait m’attendrir comme un boucher attendrit la viande. Je m’arcboutais des quatre fers sans bien savoir pourquoi, sinon le danger. Quand je retrouvais un peu de solidité, je plissais les yeux pour gommer le superflu, les détails distrayants. Elle voulait ma peau, c’était clair. Alors, de sang-froid, je dégrafais sa robe : elle tomba comme des milliers de voiles légers, toute cette légèreté, et le corps nu enfin, ce silex à l’odeur de feu sur lequel s’écorcher toujours, comme l’océan aux falaises de craie, s’écorcher en vain pour créer une durée. La même tendresse dans le regard, œil pour œil, dent pour dent. « Et si on arrêtait ? » dit-elle. « Si on arrêtait ce petit jeu. Si on s’aimait comme des adultes. » Nouveau piège, évidemment ; je mimai la lassitude. Nous éclatâmes de rire de concert, puis nous tordîmes le cou aux poulets du poulailler, égorgeâmes quelques lapins, et les fîmes rôtir en prenant soin que, sous le croustillant, la viande fût encore bien juteuse.|couper{180}

poésie du quotidien

Carnets | novembre 2021

Mon petit vieux

Vous avez trop d’imagination, mon petit vieux, réveillez-vous ! Il disait ça, cet homme, et il devait s’adresser à ce gamin qui n’était pas le sien, sans doute un élève. Ils étaient sur le trottoir d’en face, face à face. L’adulte, un peu courbé sur l’enfant. L’enfant, la tête dans les épaules, levant le front. Mon petit vieux… ça faisait si longtemps que je n’avais pas entendu ça. La même colère m’envahit soudain. L’envie de tout casser, de tuer tout le monde, de sauter à la gorge de ce connard d’adulte condescendant. De m’interposer entre les deux. Et puis je me suis souvenu : au bout de l’énième fois, on n’entend plus. Mon petit vieux, c’est même le déclic qui crée la lévitation tout entière. On se décorpore, on s’en branle, merde à tout.|couper{180}