Peindre sans ponctuation
Distances prises, Pierre Alechinsky 1960
Suite à un commentaire de la part d’un lecteur concernant l’absence de ponctuation dans la plupart de mes textes, je me suis mis à réfléchir, sans doute parce que j’ai botté en touche un peu trop facilement à mon goût. Et encore, je me suis retenu. J’aurais pu aller faire quelques recherches sur Google afin de retracer le plus brièvement possible une « histoire de la ponctuation » au travers des âges, ce qui m’aurait permis en premier lieu de conforter une bonne fois pour toutes les intuitions qui m’auront traversé depuis les classes maternelles et primaires sans que jamais je n’ose m’exprimer sur celles-ci. Car ayant l’oreille fine et passant la plupart de mon temps à écouter tous les bruits de la nature, ou de l’être, se confondant en une seule et même entité, j’ai remarqué que celle-ci ne s’octroie jamais la moindre pause. Dans le fond, la mélodie continue imperturbablement à se jouer, même si, de temps à autre, l’ouïe du commun des mortels puisse s’imaginer qu’elle disparaît. Comme en toute chose que nos sens nous représentent, il y a toujours deux aspects au moins que l’on pourrait nommer le visible et l’invisible. Or la pause, comme le blanc ou le vide entre deux choses distinctes, ne m’a toujours paru n’être qu’apparence et artifice. J’imagine qu’au tout début de l’écriture, étant donné que les supports étaient précieux, pour des besoins d’économie ou d’écologie déjà, l’écrivain évitait de laisser du blanc entre les mots et ne ponctuait pas. D’ailleurs, le mot en lui-même n’est qu’un vestige de ces temps oubliés où chaque lettre se relie à l’autre pour évoquer un son compréhensible distinctif, reconnaissable. Comme si connaître ne suffisait pas. Je crois que si je me penchais sérieusement sur la langue hébraïque et que j’analysais avec force d’exemples, issus comme il se doit de sources sûres, nul doute que je découvrirais que les mots de celle-ci contiennent des voyelles cachées que le lecteur doit deviner suivant le contexte dans lequel chaque mot est placé. Chez les Grecs anciens, je vous fiche mon billet qu’on serait stupéfait de découvrir, sur les manuscrits originaux, une continuité de lettres toutes reliées les unes aux autres et dont il faudrait faire un effort pour distinguer chaque mot. C’est pour des besoins oraux, pour se narrer les histoires les plus fameuses, que les conteurs, copains comme cochons avec les copistes, dont les plus joyeux drilles furent probablement gaéliques ou irlandais, ont éprouvé le besoin de placer du blanc entre les mots, entre les idées, entre les sensations et les émotions. Pour les mêmes raisons triviales la plupart du temps : accroître la durée de la narration afin que les péquins aient la sensation nette d’en avoir pour leurs écus. Donc, durant une grande partie de son histoire, avant cela, l’humanité en général ne se souciait que peu ou pas du tout de la ponctuation, et j’imagine qu’elle ne s’en portait pas plus mal qu’aujourd’hui. Cette observation n’est rien à côté d’un paradoxe que l’on peut apercevoir au Moyen Âge concernant l’évolution de la ponctuation au regard de la pauvreté de la production littéraire de cette époque. Comme si on avait voulu étirer les caractères pour remplir les parchemins ; la fabrication du papier étant désormais à peu près maîtrisée, on se retrouvait avec des stocks, du surplus qu’il fallait bien écouler. Peu de production et beaucoup de parchemins : voilà une raison aussi valable qu’une autre pour inventer les règles de la ponctuation. Une autre raison sans doute plus sérieuse et plus dangereuse était que le sens soit partagé par le plus grand nombre, de façon à ne laisser que peu de doutes, notamment en matière d’écrits religieux. Imaginez, il aurait fait beau voir que tout un chacun interprète l’Évangile à sa guise. Avec la ponctuation disparaît le doute qui, comme on le sait depuis Mathusalem, et plus récemment saint Antoine de Padoue, est le signe que le démon nous tirlipote la matière grise. Du coup, fort de ces toutes premières intuitions dont je vous ai parlé, je n’ai jamais jugé vraiment intéressant de me pencher de trop sur la ponctuation, surtout en raison de ma résistance vis-à-vis de toutes les innombrables manières que l’Éducation nationale ne lésine pas à utiliser pour nous bourrer le mou et faire de chacun de nous des moutons. Et puis cette mélodie que je ne cesse d’entendre depuis toujours, je ne vois pas de raison valable ou personnelle de m’amuser à la trahir ; tout au contraire, j’ai toujours essayé de la suivre du mieux qu’il m’était possible de le faire. Aujourd’hui, on veut mettre du sens partout, des raisons, de l’intelligence. De cela aussi je n’ai jamais cessé de me méfier. Tout d’abord parce que c’est assez fatiguant, mais cela ne serait rien si la raison n’était pas à peu près toujours à côté de la plaque concernant la réalité de ce monde, celle que toute ponctuation, justement, tente de dissimuler en nous égarant dans la logique. Il y a plus d’un point commun entre cette histoire de ponctuation dans l’écrit et ce que me dit mon épouse lorsqu’elle ouvre la porte de l’atelier et me livre son avis sur la plupart de mes tableaux : « On étouffe, c’est trop chargé, mets plus d’air. » Évidemment, je respecte son avis comme je respecte l’avis de ce lecteur me livrant sa gêne concernant ma carence en virgules et en points. Ce qui ne me fait pas dévier d’un iota sur ma façon de peindre. Car je suis têtu et je n’y peux rien. C’est plus que têtu, je crois : c’est fidèle. Voilà, je reste fidèle à mes intuitions de départ aussi longtemps que l’on ne me prouvera pas qu’elles sont totalement erronées. Et j’ai toutes mes chances de ne pas être contredit car, au demeurant, tout le monde s’en tape le coquillard royalement de mes intuitions. La vie ne fait pas de pause, sauf dans le monde des apparences ; alors pourquoi j’essaierais de faire autrement, sinon pour paraître ce que je sens bien ne pas être ? Et puis je vois bien où tout ça risque de nous mener surtout : de plus en plus d’espace entre les idées, entre les émotions, les mots, une sorte d’expansion du langage, comme de l’humanisme, parallèle à celle de l’univers, qui finira par la nuit noire et sans étoile à terme, ou dans un mutisme profond, comme on voudra. Et « on », je ne sais pas toujours qui c’est ; on dit que c’est un con, je doute aussi pas mal de ça.
Pour continuer
Carnets | novembre 2021
Comme c’est romantique !
Comme un con j’avais acheté des fleurs au dernier moment, à l’angle de sa rue. Je dis « comme un con » parce que vous savez ce que je pense des fleurs coupées, toutes ces dégueulasseries permanentes que représente l’accumulation de meurtres comme de preuves. Bref, j’avais mon petit bouquet à la main, j’avais accéléré le pas pour parvenir à sa porte, et là elle s’ouvre, et me voyant avec mon trophée, comme si ça jaillissait de nulle part : « Comme c’est romantique ! Vous m’apportez des fleurs. » Elle savait y faire pour provoquer l’agacement ; elle était douée, naturellement. Tout se termina à quatre pattes, évidemment, comme des bêtes. Comment diable les choses auraient-elles pu se terminer autrement ?|couper{180}
Carnets | novembre 2021
Elle et moi.
illustration : Asger Jorn "Looking for a goog tyrant" 1969 Elle voulait m’attendrir comme un boucher attendrit la viande. Je m’arcboutais des quatre fers sans bien savoir pourquoi, sinon le danger. Quand je retrouvais un peu de solidité, je plissais les yeux pour gommer le superflu, les détails distrayants. Elle voulait ma peau, c’était clair. Alors, de sang-froid, je dégrafais sa robe : elle tomba comme des milliers de voiles légers, toute cette légèreté, et le corps nu enfin, ce silex à l’odeur de feu sur lequel s’écorcher toujours, comme l’océan aux falaises de craie, s’écorcher en vain pour créer une durée. La même tendresse dans le regard, œil pour œil, dent pour dent. « Et si on arrêtait ? » dit-elle. « Si on arrêtait ce petit jeu. Si on s’aimait comme des adultes. » Nouveau piège, évidemment ; je mimai la lassitude. Nous éclatâmes de rire de concert, puis nous tordîmes le cou aux poulets du poulailler, égorgeâmes quelques lapins, et les fîmes rôtir en prenant soin que, sous le croustillant, la viande fût encore bien juteuse.|couper{180}
Carnets | novembre 2021
Mon petit vieux
Vous avez trop d’imagination, mon petit vieux, réveillez-vous ! Il disait ça, cet homme, et il devait s’adresser à ce gamin qui n’était pas le sien, sans doute un élève. Ils étaient sur le trottoir d’en face, face à face. L’adulte, un peu courbé sur l’enfant. L’enfant, la tête dans les épaules, levant le front. Mon petit vieux… ça faisait si longtemps que je n’avais pas entendu ça. La même colère m’envahit soudain. L’envie de tout casser, de tuer tout le monde, de sauter à la gorge de ce connard d’adulte condescendant. De m’interposer entre les deux. Et puis je me suis souvenu : au bout de l’énième fois, on n’entend plus. Mon petit vieux, c’est même le déclic qui crée la lévitation tout entière. On se décorpore, on s’en branle, merde à tout.|couper{180}