Rentrer chez soi, revenir en arrière. Loin de l’ordinaire progression d’un point A vers un point B, il s’agit ici d’un mouvement inverse, une trajectoire qui défie la linéarité du temps et de l’espace. Mais qu’est-ce que ce "chez soi" ? Est-il un lieu, un souvenir, une sensation ? Et comment y retourne-t-on sans s’égarer dans des illusions ou des fictions personnelles ?
Le concept du retour pose une question essentielle : où se situe ce point d’ancrage que nous appelons chez soi ? Ce n’est pas tant un "je" ou un "moi" qu’un espace investi de mémoire et de perception. Un immeuble, une maison, une rue peuvent fonctionner comme métaphores, des balises posées dans la brume du temps. Pourtant, cette certitude vacille : ce que nous appelons chez soi est-il tangible ou n’est-il qu’un mirage, un souvenir qui se dissout dès qu’on tente de l’atteindre ?
Le retour, plutôt qu’un trajet rectiligne, prend la forme d’une spirale, une boucle où début et fin se confondent. Cette confusion, cette indistinction entre origine et destination, est une énigme persistante, un symbole dont le sens échappe toujours un peu. Ainsi, revisiter un lieu de l’enfance, c’est en réalité superposer des strates temporelles, un va-et-vient incessant entre ce qui était et ce qui est devenu.
C’est précisément ce qu’offre l’exploration moderne des lieux via Google Earth. D’un clic, on retrouve une rue familière, un immeuble, un coin de trottoir autrefois anodin. Pourtant, quelque chose cloche : le marchand de couleurs a disparu, remplacé par un salon de beauté. Cette absence agit comme une révélation. Elle dévoile un paradoxe : c’est en constatant ces manques, ces ruptures dans la continuité, que le passé redevient tangible. La mémoire ne repose pas tant sur ce qui est encore là, mais sur ce qui a disparu.
Rien n’est anodin dans la mémoire de l’enfance. L’attention involontaire portée à un détail - une devanture, un visage, un parfum - peut contenir en germe toute une cartographie intime. L’image d’un sourire, celui de Magali, brune aux yeux en amande, suffit à réveiller une joie ancienne, diffuse. Elle surgit comme l’eau d’une vanne de trottoir, jaillissant en spirale, incontrôlable et limpide.
Les objets et les lieux deviennent alors des indices, des fragments de soi disséminés dans l’espace. L’entrepôt près des abattoirs de Vaugirard, visité enfant avec un grand-père volailleux, est un de ces lieux-clés. Désordre absolu, accumulation absurde de flippers, mannequins de cire, distributeurs de friandises et vélos désarticulés. Ce capharnaüm n’était pas une simple négligence mais un refus de l’ordre, une résistance invisible à la rationalité imposée. Un entêtement secret que l’on retrouve chez ceux qui, sans le savoir, transmettent une défiance aux générations suivantes.
Entre cette obsession du retour et la quête d’un ancrage, un combat intérieur se joue : celui de l’ordre et du chaos. L’ordre imposé, celui qui classe, range, discipline. Le chaos fécond, celui qui permet l’association libre, la mémoire en mouvement. Sur un mur de cet entrepôt du passé, une affichette énonce une maxime paradoxale : Une place pour chaque chose et chaque chose à sa place. Elle provoque le rire autant que la mélancolie. Car cette phrase, en décalage avec le désordre ambiant, révèle une autre lutte : celle d’une génération ayant connu la guerre et son besoin de structurer le monde face à l’abîme du désordre.
La mémoire des lieux, la spirale des souvenirs, l’obsession du détail perdu et retrouvé : tout cela compose le motif du retour. Mais au fond, qu’est-ce que rentrer chez soi ? Ce n’est peut-être pas retrouver un point fixe mais accepter la mouvance, s’accorder au dialogue entre ce qui fut et ce qui demeure. Accepter aussi que le chez-soi n’est pas toujours un lieu, mais une langue, une musique intérieure qui nous accompagne et nous façonne.
Dans cet exercice de retour, l’écriture se fait passage. Elle transforme les vestiges du passé en matière vivante, digérant les strates du souvenir pour en restituer la poésie et l’énigme. Revenir chez soi, c’est peut-être avant tout prêter attention. Observer, écouter. Et à travers cette attention, entendre enfin ce qui, depuis toujours, tente de nous parler. Illustration Paul Klee , La spirale du temps