1
Le pinceau frôle la toile, un frottement ténu sur la surface. La main suit le manche, l’épaule accompagne. Le corps tout entier se suspend à ce geste, seul au centre de l’atelier. L’espace s’élargit : un plan plus large. Le silence de la nuit encercle la pièce, le quartier dort. Dehors, une légère brise soulève les rideaux, pousse un filet d’air à l’intérieur, effleure la peau. Plus loin, derrière les murs des maisons voisines, les souffles réguliers des dormeurs s’accordent au battement d’une ville assoupie. On recule encore, au-delà des toits : l’horizon se colore déjà d’une teinte indécise.
Quelque part, au-delà des rues vides, un coq chantera bientôt. Son cri s’élèvera, filera au-dessus des pavillons, traversera la campagne encore engourdie, rejoindra les premières annonces de la gare, les voyageurs pour Lyon sont invités à embarquer…. Un cocorico, un appel au départ, un entrelacement de sons qui se dissolvent dans l’air du matin. Plus loin encore, derrière ce tissu de voix et d’échos, la ville entière s’ébroue. La rumeur enfle, une clameur indistincte se lève, emportant avec elle les corps et les pensées. Tout recommence. Et pourtant, depuis l’atelier, depuis la toile encore vierge, il semble que rien n’ait bougé.
2
Le temps ne passe pas. Les aiguilles de l’horloge restent figées, immobiles. Mon regard s’y accroche, s’y perd, incapable de s’en détacher. Une lassitude monte, un agacement diffus, et soudain, sans transition, le hall immense de la gare de San Sebastián s’impose à moi. Vide. Abandonné. L’air y est lourd, irrespirable. Je perçois à nouveau cette chaleur épaisse qui colle aux vêtements, l’odeur de la rivière toute proche qui s’élève en vagues nauséabondes, et avec elle, une vague de dégoût.
Je me lève. Marche au hasard. Sors.
Dehors, la ville est suspendue dans une torpeur étrange. Peu de lumière. Les quais se devinent plus qu’ils ne se voient, et sur un banc, deux silhouettes recroquevillées, englouties dans le sommeil, leurs corps épousant le bois fatigué. J’avance un peu plus loin. Un pont surgit dans l’ombre, masse informe qui barre l’horizon. Rien ne bouge. L’odeur persiste, insistante, poisseuse.
Alors, en reculant encore, c’est tout le paysage qui s’étale, se déploie sous cette chape de chaleur. Tout est figé, suffocant, et pourtant en mouvement lent, invisible. Un souffle de vent ne parvient qu’à agiter les détritus amassés aux pieds des murs. La nuit pèse sur l’Espagne entière. Chaque rue, chaque façade exhale cette moiteur fétide, comme un pays en putréfaction.
Mais tout ça, je vais devoir le supporter encore. Jusqu’au matin. Jusqu’au train.
Alors, seulement alors, peut-être que le monde s’élargira de nouveau. Peut-être que l’inconnu avalera l’odeur et la nuit, m’offrant un autre espace. Peut-être que le Portugal m’attend.
3
Le bouquin de Camus repose, posé sous le pied de cette table ronde bancale, comme un rempart fragile contre l’effondrement. À côté, la Remington, souvenir des Puces de Clignancourt, et un paquet de feuillets épars composent ce décor intime. Dans ce microcosme, je m’appuie sur L’Étranger pour marteler le clavier, chaque frappe résonnant comme un cri contre l’inéluctable désordre.
Le linoléum beige, balayé et lavé à la hâte, porte encore les traces d’un usage trop long, témoignage silencieux de jours usés. Au bout, l’évier et ce minuscule coin cuisine s’enchaînent, rapprochés de la fenêtre toujours ouverte. Hiver comme été, elle invite le monde extérieur à s’infiltrer : le grondement de la rue, les murmures de la ville qui se fondent peu à peu dans un murmure indistinct.
Peu à peu, la scène s’élargit. Les odeurs entêtantes du marché de Château Rouge envahissent la chambre le dimanche, se mêlant au vacarme urbain. C’est de la vie brute qui s’invite ici, un flux incessant qui emplit l’espace, se propage comme une distraction universelle, qu’on ne peut circonscrire ni dans le quartier, ni dans Paris, ni même dans le pays tout entier. Peut-être le monde est-il lui-même en proie à cette distraction perpétuelle, sans frontières ni répit.
Et moi, perdu dans ce contraste entre l’intime et l’immense, je cogne sur le clavier de ma Remington, avalant la vie comme un poison subtil, petit à petit, à l’image de Mithridate – ce roi qui, terrifié à l’idée d’être empoisonné, se préservait en ingérant un peu de poison chaque jour.
4.
Je regardais leurs mains, leurs doigts, le ballet mécanique de leurs gestes autour de la bille. Chaque pichenette suivait une trajectoire précise, savamment dosée. Mais très vite, le jeu m’ennuya. Comme toujours. Alors mon regard chercha ailleurs.
Les platanes dressaient leurs troncs massifs au bord de la cour, et sur leurs écorces s’étiraient des cartographies étranges, fissures et reliefs qu’on aurait pu croire tracés pour signifier quelque chose. J’essayai de les décrypter. Mais là encore, l’ennui s’infiltra, insidieux.
Je me rabattis sur les gendarmes, petites armées rouges en procession le long du vieux mur de l’école communale. À peine les avais-je repérés qu’ils s’évanouirent. Absorbés par une indifférence qui semblait ne rien épargner, un monstre insatiable qui digérait tout ce qu’il croisait.
Au-delà du mur, un champ de patates. On disait qu’il grouillait de doryphores. Peut-être qu’eux retiendraient enfin mon attention. Peut-être que leur mouvement anarchique empêcherait l’ennui de s’enraciner, que quelque chose d’inédit, de nouveau, surgirait enfin.
Mais non.
La cloche retentit. L’institutrice frappa des mains. Et d’un seul mouvement, tous accoururent. Sans un mot. Sans résistance. Deux par deux, dociles. Déjà conquis par l’ordre.
Je relevai la tête, scrutai au-delà des murs de l’école, imaginai les autres cours des environs. Puis d’autres encore, bien plus loin. Les mêmes gestes. À la même heure. Partout. De l’autre côté de l’océan, dans des écoles anonymes des Amériques. Plus loin encore, en Chine, ou ailleurs, dans un pays dont j’ignorais tout.
Un seul mouvement global, indifférencié. Une synchronisation parfaite. Une soumission sans discussion possible. Un immense rouage bien huilé.
Comme un somnambule, je me joignis aux rangs. De retour en classe, une étrange sensation me traversa. Un soulagement. Subtil, insidieux. D’abord répugnant, comme un renoncement. Mais en moi naissait déjà l’envie de ne pas y résister.
Et c’est alors, à cet instant précis, que tout s’éclaira. Comme si cette abdication ouvrait enfin une brèche. Une compréhension nouvelle.
Le cosmos entier, d’un coup, me devint lisible.
Son expérimentation lecture premier paragraphe avec en fond Musique de Arvo Pârt/ Fratres