
Piazzale Roma. Une large esplanade en béton. Le béton est lisse par endroits, fissuré ailleurs. Le sol est marqué de lignes jaunes, des lignes qui se croisent, des lignes qui s’effacent. À droite, une rangée de bus blancs et verts, alignés comme des blocs. Une femme descend. Elle tire une valise. Une poignée. Une roue. Un bruit de plastique contre le béton. Un homme reste sur la dernière marche, immobile. Il regarde à droite. Puis à gauche. Puis rien. Les panneaux suspendus indiquent des directions. « Ferrovia ». Flèche. « Tronchetto ». Flèche. Les panneaux sont inclinés, tordus à la base. Une pancarte lumineuse clignote. 17:12. La lumière s’allume. La lumière s’éteint. La lumière revient. Toujours 17:12. Toujours. À gauche, des distributeurs automatiques. Boissons. Snacks. Une bouteille coincée dans la machine. Un homme tape doucement sur le verre. Une, deux fois. Puis il abandonne. Une poubelle déborde. Gobelets. Papiers froissés. Sacs en plastique. Au centre, un banc métallique. Gris. Rouillé. Une femme s’assied. Son sac sur les genoux. Elle fixe le vide. À ses pieds, une valise. La fermeture éclair est à moitié ouverte. Une chaussette blanche dépasse. Le moteur d’un bus tourne. Toujours le moteur. Toujours les vibrations. Le diesel flotte dans l’air. Une canette roule sur le trottoir. Puis s’arrête. À quelques mètres, une borne rouge : « Taxi Aquatique ». Un plan de la ville collé de travers. Un chien maigre passe. Renifle. S’arrête. Continue. Plus loin, une barrière jaune. Une barrière encercle un chantier. Des gravats contre un grillage. Dans les mailles, des sacs plastiques. Les sacs sont accrochés aux pointes. Le vent les agite doucement. Toujours le vent. Toujours.
Le Ponte degli Scalzi est en pierre grise, son arche unique s’élève doucement, régulière, mais les marches sont irrégulières. Certaines sont lisses, presque polies, d’autres creusées, comme si le poids des passants avait laissé sa marque au fil des ans. La lumière de l’après-midi glisse sur les bords, éclaire les petits éclats de quartz dans la pierre. À gauche, la balustrade, froide, usée par les mains. Un morceau de papier y est collé, un reste d’affiche : *24 APRILE*, le reste a disparu, lessivé par l’humidité. Plus loin, des initiales gravées : *Luca e Giulia, 1982.* Les lettres sont encore nettes, le temps n’a pas effacé cet amour, ou ce qu’il en reste.Des pas résonnent sur les marches. Un homme monte, une valise en cuir noir à la main, un peu usée sur les bords. Derrière lui, une femme en robe fleurie tire un sac plastique translucide. Le plastique bruisse, et à travers, on devine des pommes, une bouteille d’eau, un paquet de biscuits. En dessous, une gondole glisse. Les rames fendent l’eau dans un mouvement lent et précis. Une voix monte, celle du gondolier : *“Attento, destra !”* Le bruit des rames se mêle à celui d’un vaporetto. Bruyant, presque agressif, ses vagues frappent les murs du canal, qui semblent tanguer sous le choc. Le pont a t’il une mémoire ? Il n’est pas seulement un passage pour les vivants, il est aussi le souvenir des autres. Les moines déchaussés, pieds nus sur ces mêmes pierres, marchant en silence. Les soldats autrichiens, hongrois, leurs bottes claquant sur le pont en fer forgé qui existait avant celui-ci. Aujourd’hui, ce sont des chaussures modernes, des semelles en caoutchouc qui crissent ou glissent selon la marche. Une valise à roulettes descend les marches, chaque rebond produit un son sourd. Une clocharde est assise, immobile. Un foulard couvre ses cheveux. Dans ses mains, un polaroid jauni ; on y devine une silhouette floue, presque effacée. Devant elle, un gobelet en plastique : deux pièces. Une brille, l’autre semble terne, presque noire. Depuis le sommet, à gauche, la gare Santa Lucia se dresse comme un rectangle de pierre clair. Sa façade minimaliste contraste avec l’agitation de son parvis. Les portes vitrées reflètent la lumière du canal, et les silhouettes des passants traversent l’entrée, disparaissent dans l’ombre du hall, puis réapparaissent à la sortie. Des valises roulent sur les pavés irréguliers, produisant une cadence chaotique. Un vendeur ambulant est installé juste devant l’entrée, ses bouteilles d’eau disposées sur une table pliante. Plus loin, une rangée de taxis aquatiques tangue légèrement à leur amarrage, leurs coques claires brillent sous le soleil. À droite, le Grand Canal s’étire, bordé de façades ocre et rose. Les volets fermés donnent une impression de retenue, sauf une fenêtre ouverte. Derrière le rideau blanc qui bouge lentement, une silhouette floue apparaît, s’éloigne. Une autre gondole passe, son sillage brise la surface calme de l’eau. L’agitation est constante, mais elle semble loin, adoucie par la distance. En redescendant du pont, le bruit des pas diminue. Le quartier de Cannaregio s’ouvre devant moi : ses rues étroites, ses murs qui semblent absorber la lumière. Au loin, une façade en briques sombres attire mon regard. Elle marque l’entrée du Ghetto. Une inscription hébraïque, à moitié effacée, surplombe une porte basse. Les lettres gravées dans la pierre paraissent anciennes, presque érodées par le temps. Plus loin, des cordes à linge relient deux immeubles aux teintes délavées. Un chat se repose sur une passerelle en bois, immobile. En bas, les bruits s’amenuisent. Une femme âgée descend lentement, sa main glisse sur la balustrade. Derrière elle, un homme avec un sac en bandoulière passe rapidement, sans la regarder. L’air semble plus épais ici, chargé d’une odeur de bois mouillé et de pierre froide. Mais la lumière du canal persiste, diffuse, presque irréelle, comme si elle s’accrochait aux murs et aux pavés.
Les rues s’étrécissent. Les murs montent plus haut, enfermant la lumière. Le Ghetto commence, mais il n’y a pas de seuil, juste une transition imperceptible. Les briques sombres, les fenêtres étroites, les volets parfois clos, parfois à demi ouverts. L’air devient plus frais, plus dense. Les pas sur les pavés résonnent différemment : un écho léger, presque intime.Je ne m’arrête pas, pas tout de suite. La place du Ghetto Nuovo s’ouvre devant moi, large et claire, mais ses contours sont encadrés par ces immeubles si hauts qu’ils semblent vouloir contenir le ciel. Les fenêtres s’empilent, irrégulières. Certaines sont murées ; d’autres, ouvertes sur l’ombre d’une pièce. Une corde à linge traverse l’espace, tendue entre deux façades : des draps blancs flottent doucement, en silence. Au centre de la place, un puits. Fermé par une grille rouillée, il semble inutilisé depuis longtemps. Mais je m’approche. Je regarde les pierres qui l’entourent, creusées par les pas de ceux qui ont dû venir puiser ici. Le vent agite les feuilles d’un arbre solitaire, juste assez pour qu’un frisson traverse l’air. Un banc, vide. Son bois est usé, presque noir, les accoudoirs déformés par le temps. Une inscription gravée : un nom peut-être, ou un mot, mais je ne peux pas le lire. Les bruits diminuent ici. Les langues mêlées du pont disparaissent. Pas de gondoles, pas de moteurs. Juste un froissement léger, celui du linge au-dessus de moi. Plus loin, des oiseaux. Un chat passe, son ombre glisse entre deux portes. Sur un mur, une plaque en bronze. Les noms y sont alignés, gravés avec une précision froide. Des dates, aussi : elles s’arrêtent brusquement. Je ne lis pas tout, mais je reste là, devant, un instant. Le métal capte la lumière, en silence. Plus loin, une ruelle serpente. Étroite, ombragée, presque fermée. Je m’y engage, mes pas ralentissent. La lumière devient douce, diffuse. Je sens quelque chose changer, mais je ne sais pas quoi. Chaque coin du Ghetto semble porter une mémoire. Pas une histoire, mais une accumulation. Les briques, les pavés, les grilles. Les fenêtres minuscules, comme des yeux fatigués. Le linge suspendu, les odeurs de pierre mouillée. Ce n’est pas lourd, mais présent. Je continue à marcher. Je me perds sans effort, tournant à chaque nouvelle intersection, comme si j’attendais qu’un chemin se dessine seul. Une porte basse attire mon regard ; elle est fermée, mais le bois semble avoir été touché mille fois. Les traces sont là : griffures, fissures, caresses peut-être. Puis, un puits encore. Je m’arrête devant. Je ne sais pas pourquoi. Je regarde l’eau en dessous, ou ce qu’il reste d’elle. Le vent s’arrête. Le linge ne bouge plus. Je fouille dans ma poche, en sors ma montre. Les aiguilles avancent lentement, mais il est déjà l’heure.Je lève les yeux une dernière fois. Les façades me paraissent moins hautes. Les rues moins sombres. Il est temps de revenir vers le bus, de reprendre le voyage.