27 novembre 2024

Piazzale Roma. Une large esplanade en béton. Le béton est lisse par endroits, fissuré ailleurs. Le sol est marqué de lignes jaunes, des lignes qui se croisent, des lignes qui s’effacent. À droite, une rangée de bus blancs et verts, alignés comme des blocs. Une femme descend. Elle tire une valise. Une poignée. Une roue. Un bruit de plastique contre le béton. Un homme reste sur la dernière marche, immobile. Il regarde à droite. Puis à gauche. Puis rien. Les panneaux suspendus indiquent des directions. «  Ferrovia  ». Flèche. «  Tronchetto  ». Flèche. Les panneaux sont inclinés, tordus à la base. Une pancarte lumineuse clignote. 17:12. La lumière s’allume. La lumière s’éteint. La lumière revient. Toujours 17:12. Toujours. À gauche, des distributeurs automatiques. Boissons. Snacks. Une bouteille coincée dans la machine. Un homme tape doucement sur le verre. Une, deux fois. Puis il abandonne. Une poubelle déborde. Gobelets. Papiers froissés. Sacs en plastique. Au centre, un banc métallique. Gris. Rouillé. Une femme s’assied. Son sac sur les genoux. Elle fixe le vide. À ses pieds, une valise. La fermeture éclair est à moitié ouverte. Une chaussette blanche dépasse. Le moteur d’un bus tourne. Toujours le moteur. Toujours les vibrations. Le diesel flotte dans l’air. Une canette roule sur le trottoir. Puis s’arrête. À quelques mètres, une borne rouge  : «  Taxi Aquatique  ». Un plan de la ville collé de travers. Un chien maigre passe. Renifle. S’arrête. Continue. Plus loin, une barrière jaune. Une barrière encercle un chantier. Des gravats contre un grillage. Dans les mailles, des sacs plastiques. Les sacs sont accrochés aux pointes. Le vent les agite doucement. Toujours le vent. Toujours.

Le Ponte degli Scalzi est en pierre grise, son arche unique s’élève doucement, régulière, mais les marches sont irrégulières. Certaines sont lisses, presque polies, d’autres creusées, comme si le poids des passants avait laissé sa marque au fil des ans. La lumière de l’après-midi glisse sur les bords, éclaire les petits éclats de quartz dans la pierre. À gauche, la balustrade, froide, usée par les mains. Un morceau de papier y est collé, un reste d’affiche  : *24 APRILE*, le reste a disparu, lessivé par l’humidité. Plus loin, des initiales gravées  : *Luca e Giulia, 1982.* Les lettres sont encore nettes, le temps n’a pas effacé cet amour, ou ce qu’il en reste.Des pas résonnent sur les marches. Un homme monte, une valise en cuir noir à la main, un peu usée sur les bords. Derrière lui, une femme en robe fleurie tire un sac plastique translucide. Le plastique bruisse, et à travers, on devine des pommes, une bouteille d’eau, un paquet de biscuits. En dessous, une gondole glisse. Les rames fendent l’eau dans un mouvement lent et précis. Une voix monte, celle du gondolier  : *“Attento, destra !”* Le bruit des rames se mêle à celui d’un vaporetto. Bruyant, presque agressif, ses vagues frappent les murs du canal, qui semblent tanguer sous le choc. Le pont a t’il une mémoire  ? Il n’est pas seulement un passage pour les vivants, il est aussi le souvenir des autres. Les moines déchaussés, pieds nus sur ces mêmes pierres, marchant en silence. Les soldats autrichiens, hongrois, leurs bottes claquant sur le pont en fer forgé qui existait avant celui-ci. Aujourd’hui, ce sont des chaussures modernes, des semelles en caoutchouc qui crissent ou glissent selon la marche. Une valise à roulettes descend les marches, chaque rebond produit un son sourd. Une clocharde est assise, immobile. Un foulard couvre ses cheveux. Dans ses mains, un polaroid jauni  ; on y devine une silhouette floue, presque effacée. Devant elle, un gobelet en plastique  : deux pièces. Une brille, l’autre semble terne, presque noire. Depuis le sommet, à gauche, la gare Santa Lucia se dresse comme un rectangle de pierre clair. Sa façade minimaliste contraste avec l’agitation de son parvis. Les portes vitrées reflètent la lumière du canal, et les silhouettes des passants traversent l’entrée, disparaissent dans l’ombre du hall, puis réapparaissent à la sortie. Des valises roulent sur les pavés irréguliers, produisant une cadence chaotique. Un vendeur ambulant est installé juste devant l’entrée, ses bouteilles d’eau disposées sur une table pliante. Plus loin, une rangée de taxis aquatiques tangue légèrement à leur amarrage, leurs coques claires brillent sous le soleil. À droite, le Grand Canal s’étire, bordé de façades ocre et rose. Les volets fermés donnent une impression de retenue, sauf une fenêtre ouverte. Derrière le rideau blanc qui bouge lentement, une silhouette floue apparaît, s’éloigne. Une autre gondole passe, son sillage brise la surface calme de l’eau. L’agitation est constante, mais elle semble loin, adoucie par la distance. En redescendant du pont, le bruit des pas diminue. Le quartier de Cannaregio s’ouvre devant moi  : ses rues étroites, ses murs qui semblent absorber la lumière. Au loin, une façade en briques sombres attire mon regard. Elle marque l’entrée du Ghetto. Une inscription hébraïque, à moitié effacée, surplombe une porte basse. Les lettres gravées dans la pierre paraissent anciennes, presque érodées par le temps. Plus loin, des cordes à linge relient deux immeubles aux teintes délavées. Un chat se repose sur une passerelle en bois, immobile. En bas, les bruits s’amenuisent. Une femme âgée descend lentement, sa main glisse sur la balustrade. Derrière elle, un homme avec un sac en bandoulière passe rapidement, sans la regarder. L’air semble plus épais ici, chargé d’une odeur de bois mouillé et de pierre froide. Mais la lumière du canal persiste, diffuse, presque irréelle, comme si elle s’accrochait aux murs et aux pavés.

Les rues s’étrécissent. Les murs montent plus haut, enfermant la lumière. Le Ghetto commence, mais il n’y a pas de seuil, juste une transition imperceptible. Les briques sombres, les fenêtres étroites, les volets parfois clos, parfois à demi ouverts. L’air devient plus frais, plus dense. Les pas sur les pavés résonnent différemment  : un écho léger, presque intime.Je ne m’arrête pas, pas tout de suite. La place du Ghetto Nuovo s’ouvre devant moi, large et claire, mais ses contours sont encadrés par ces immeubles si hauts qu’ils semblent vouloir contenir le ciel. Les fenêtres s’empilent, irrégulières. Certaines sont murées  ; d’autres, ouvertes sur l’ombre d’une pièce. Une corde à linge traverse l’espace, tendue entre deux façades  : des draps blancs flottent doucement, en silence. Au centre de la place, un puits. Fermé par une grille rouillée, il semble inutilisé depuis longtemps. Mais je m’approche. Je regarde les pierres qui l’entourent, creusées par les pas de ceux qui ont dû venir puiser ici. Le vent agite les feuilles d’un arbre solitaire, juste assez pour qu’un frisson traverse l’air. Un banc, vide. Son bois est usé, presque noir, les accoudoirs déformés par le temps. Une inscription gravée  : un nom peut-être, ou un mot, mais je ne peux pas le lire. Les bruits diminuent ici. Les langues mêlées du pont disparaissent. Pas de gondoles, pas de moteurs. Juste un froissement léger, celui du linge au-dessus de moi. Plus loin, des oiseaux. Un chat passe, son ombre glisse entre deux portes. Sur un mur, une plaque en bronze. Les noms y sont alignés, gravés avec une précision froide. Des dates, aussi  : elles s’arrêtent brusquement. Je ne lis pas tout, mais je reste là, devant, un instant. Le métal capte la lumière, en silence. Plus loin, une ruelle serpente. Étroite, ombragée, presque fermée. Je m’y engage, mes pas ralentissent. La lumière devient douce, diffuse. Je sens quelque chose changer, mais je ne sais pas quoi. Chaque coin du Ghetto semble porter une mémoire. Pas une histoire, mais une accumulation. Les briques, les pavés, les grilles. Les fenêtres minuscules, comme des yeux fatigués. Le linge suspendu, les odeurs de pierre mouillée. Ce n’est pas lourd, mais présent. Je continue à marcher. Je me perds sans effort, tournant à chaque nouvelle intersection, comme si j’attendais qu’un chemin se dessine seul. Une porte basse attire mon regard  ; elle est fermée, mais le bois semble avoir été touché mille fois. Les traces sont là  : griffures, fissures, caresses peut-être. Puis, un puits encore. Je m’arrête devant. Je ne sais pas pourquoi. Je regarde l’eau en dessous, ou ce qu’il reste d’elle. Le vent s’arrête. Le linge ne bouge plus. Je fouille dans ma poche, en sors ma montre. Les aiguilles avancent lentement, mais il est déjà l’heure.Je lève les yeux une dernière fois. Les façades me paraissent moins hautes. Les rues moins sombres. Il est temps de revenir vers le bus, de reprendre le voyage.

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Carnets | novembre 2024

30 novembre 2024

Dans la langue des usuriers, des maquignons et autres salopards : enculeurs de mouches, coupeux de cheveux en quatre, de poils de cul en six mensualités avec intérêt, celle des banques en général, et celle dont je suis un numéro lambda, la mienne qui ne sera jamais mienne mais qui "exige" que je recouvrasse tous les quinze jours ce que j'ai, non sans peine, douleurs, découvert. Cette langue des clebs tordus, enragés, obsédés d'enterrer des os, et qui surtout les laissent pourrir avec grande minutie, afin de se mettre à japer, à aboyer, à exhiber par courrier timbré un chien de leur chienne au pauvre client qui a bien du mal à joindre les deux bouts devant comme gros Jean. Dans cette hypnose collective, tôt chopée sur les bancs de l'école, où l'on apprendra avec force bons points, images, coups de règle carrée que deux plus deux font quatre et que nos ancêtres n'étaient pas noirs mais francs comme des ânes qui reculent ; dans cette hypnose qui tient chaud — comme la merde tient chaud qu'on ne veuille plus en sortir — nous dormons à poings fermés une trop grande part de notre vie, et mourrons comme nous sommes nés, avec collé sur le front un certificat, des dates, contrat sociétal qui prend sa source empoisonnée d'une mairie à l'autre sans qu'on ne signe jamais rien de vive voix ni d'encre indélébile. On peut saluer le coup de génie de Rome qui, de l'esclavage antique au moderne, nous prend pour des jambons avec trois mots dont on aurait peine à faire coller la définition des dictionnaires à ce que l'on voit tous les jours dans nos rues, dans nos campagnes. La désespérance totale qui en résulte à la fin, ne croyons pas qu'elle est fictive, qu'elle ne sert à rien, elle fait partie de l'ensemble, c'est même certainement l'objectif. Que nous ajoutions nous-mêmes, de façon indépendante et résolue, une énième couche de merde supplémentaire à tant d'autres, pour nous y enfouir encore plus profondément, ne plus broncher, attendre enfin que tout ça passe. L'envie qui vient n'est pas de changer le monde, mais d'assister à sa chute de manière consciente, dire : d'accord, je vais mourir, et toutes les solutions qu'on voudra nous inventer n'y changeront rien. De devenir de plus en plus lucide et calme pour se rassembler, soi, individuellement d'abord, avant de se jeter dans l'élan vers le pire.|couper{180}

Carnets | novembre 2024

29 novembre 2024

Autoportrait, Egon Schiele Je regarde une main. Je ne sais pas si c’est ma main. Peut-être que c’est la tienne. Peut-être que c’est celle d’un singe. Ou d’un mort. Ou d’un grand-père. Toutes les mains se ressemblent. Au bout du compte, elles se ressemblent toutes. Elles bougent toutes seules. Elles frappent. Elles attrapent. Elles s’agitent. Souvent pour rien. Comme un arbre agite ses branches. Comme l’herbe se redresse sous le pas des gosses. Une main n’a pas de mémoire. Ou si. Elle se souvient. Peut-être de poignées de porte. Du poids des courses. De coins de table. De corridors. D’un billot. D’un tranchoir. De lèvres qu’on effleure, de bouches qu’on baillonne. Du taffetas qui glisse sous les doigts. Elle transporte tout. Elle absorbe tout. Feu et eau. Des gestes qu’elle n’a pas faits. Des gestes qu’elle n’a pas finis. Des gestes qui n’existent pas encore. Une main est un tiroir qui s’ouvre tout seul, sans qu’on sache ce qu’il contient. Et parfois, il claque. Une main se ferme comme une porte sur elle-même. Ma main a décidé. Une fois. En pleine cérémonie. C’est eux qui ont commencé. Ils m’ont dit de monter. Ma main a fermé les doigts. Un poing dur, mais pas un poing violent. Un poing qui tient. Qui ne lâche rien. Puis elle a levé un doigt. Le majeur. Un doigt d’honneur. Oh Oh Oh comme c'était bizarre. Elle a insulté tout ce qui était autour, tout ce qui regardait, tout ce qui jugeait. Je n’avais rien à dire. J'aurais voulu dire "non", par convenance, mais ma bouche s’est remplie de silence. Ma main avance encore. Elle avance vers le fleuve. Elle touche l’eau. Elle traverse. Elle flotte. Elle bouge encore. Sans moi. Une main qui flotte sans corps, comme un corps qui flotte sans vie, une carcasse, ça sert à quoi ? Une main détachée se souvient, mais pas de moi. Elle pourrait paraître indifférente. N’être qu’une grume roulant sur elle-même par pur amusement. Mais non. Quand j’y pense, ma main se souvient d’autres mains. D’autres gestes. D’autres corps. D’autres peaux. Quand ils mettront ma main et tout le reste en terre, qu’elle rejoindra la racine, j’aimerais être une feuille. Une feuille et en même temps une racine. Une feuille. Qui tombe. Qui vole. Qui s’éloigne. Une racine qui s’en va dans la profondeur de la terre, dans l’inconnu, à la recherche d’une autre racine—quelle connerie l'expression tête chercheuse quand j'y pense. Ma main claque des doigts. Comme le lapin blanc ou un vieux néon. Tout s’éteint. Tout se rallume. Je suis là. Pas tout à fait. Peut-être bien que oui peut-être bien que non. Un oiseau passe, mais il ne s’envole pas. Il reste suspendu dans un vent qui ne souffle plus.|couper{180}

Carnets | novembre 2024

28 novembre 2024

Le Sabbat des sorcières ou Le Grand Bouc, (l'une des "Peintures noires" de Goya ), (détail) Récemment, j’ai repensé à cette idée du double. Une obsession, peut-être. Une manière de nommer quelque chose qui m’accompagne depuis toujours. Un murmure, une ombre, une absence qui pèse plus lourd que les présences. Je me suis demandé si cela venait de l’enfance, cette habitude d’imaginer des compagnons silencieux. Ou si c’était autre chose, quelque chose de plus vieux, un écho d’histoires qu’on ne m’a pas racontées mais que j’ai devinées. Quand j’écris, il est là. Pas tout le temps, mais assez pour que je sache qu’il existe. Le double, je l’appelle parfois. D’autres fois, je le repousse. Mais il revient toujours. Socrate l’appelait daemon. Maupassant l’a nommé horla. Moi, je ne sais pas comment l’appeler. Alors j’écris sur lui. Socrate parlait d’un daemon. Pas un dieu, pas un démon, juste une voix. Une intuition. Quelque chose qui guide sans jamais dicter. J’aime cette idée, mais je ne suis pas sûre qu’elle s’applique à moi. Mon double ne guide pas. Il observe. Il attend. Parfois, il murmure. Pas pour éclairer, mais pour souligner ce que je préfère ignorer. « Tu savais », dit-il. Il dit cela souvent. Et il a raison. Mais je déteste quand il le dit. Je crois que je l’ai rencontré très tôt. Dans les rêves. Dans les silences des après-midi d’été, quand l’air est si immobile qu’on entend les ombres bouger. Je le voyais parfois, ou je pensais le voir. Un reflet dans une vitre. Une silhouette qui n’était pas tout à fait moi. Et pourtant, c’était moi. Ce genre de choses, on les oublie. Jusqu’à ce qu’on les écrive. Dans les histoires de dibbouks, l’esprit errant s’attache à un vivant. Il ne s’invite pas. Il s’impose. J’aime cette idée. Pas parce qu’elle me rassure, mais parce qu’elle m’explique quelque chose. Le double n’est pas toujours choisi. Il est là parce qu’il doit l’être. Parce qu’on ne peut pas tout porter seul. Alors on lui donne une place. Une voix. Même si c’est une voix qui dérange. Je pense souvent que mes textes sont des espaces pour lui. Pas pour le chasser, mais pour le contenir. Pour qu’il ne déborde pas. Maupassant, lui, n’a pas su contenir le horla. Le Horla, c’est une autre histoire. Pas une voix. Une force. Une invasion. Quelque chose qui prend, qui ronge, qui dévore. Ce n’est pas mon double. Mais je comprends ce que Maupassant a vu. Ce débordement, cette folie. À une époque, j’aurais pu le sentir moi aussi. Mais j’ai appris à maintenir la barrière. Ou peut-être est-ce l’âge. Peut-être qu’avec le temps, on apprend à marcher avec son ombre sans qu’elle nous étouffe. Chez Dostoïevski, le double est plus proche de moi. Goliadkine voit un autre lui-même, un rival, un voleur d’identité. Il ne sait plus qui il est. Il lutte pour une place qui lui échappe. J’ai parfois ressenti cela, mais différemment. Mon double n’est pas un voleur. Il ne me remplace pas. Il me dédouble. Il met en lumière des angles que je ne veux pas voir. Mais il ne prend jamais tout. C’est peut-être ça, la différence. Lui, il reste à côté, dans l’ombre. Je n’écris pas pour m’en débarrasser. Je n’écris pas pour lui non plus. Je crois que j’écris pour garder l’équilibre. Entre ce que je suis et ce qu’il est. Entre ce qui murmure et ce qui crie. Contre mauvaise fortune, faire bon cœur. Peut-être. Mais il faut aussi faire bon cœur à son double. Même quand il est gris. Même quand il est maussade. Parce qu’il est là. Parce qu’il reste.|couper{180}

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