
Je l’ai acheté un jour de grisaille, dans une librairie près de la gare de l’Est. Je ne savais pas trop pourquoi. C’était probablement à classer dans la catégorie des lubies passagères. Ce n’était pas un projet réfléchi, juste une impulsion. À cette époque, je travaillais comme receveur dans une imprimerie familiale. Les L., deux frères toujours à cran, me toléraient plus qu’ils ne m’appréciaient. Les rotatives tournaient sans fin, remplissant mes journées d’un bruit si assourdissant qu’il continuait jusque dans mes rêves.
Ce jour-là, à l’heure de ma pause, je suis entré dans un café avec ce carnet bleu et un feutre à pointe fine. Il était rare que j’entre dans un café à cette époque. Mais je me suis senti soudain plus courageux. Peut-être à cause de ce carnet et de ce feutre, neufs, inutilisés. J’avais entamé une action, et il semblait parfaitement logique de la poursuivre. Le seul refuge était cet établissement dans lequel je pénétrais.
Je me souviens de la lumière tamisée, du tintement des cuillères contre les tasses, du parfum du café. Je me suis assis dans un coin, persuadé que quelque chose allait naître. Jack London l’a fait, pourquoi pas moi, me suis-je dit.
Mais tout ce que j’ai réussi à écrire, c’était la date du jour et le mot solitude, répété dix fois dans le même paragraphe. Solitude. Solitude. Solitude. À chaque répétition, le mot devenait plus lourd, comme s’il creusait un trou dans la page.
Je me suis figé. Je sentais les conversations autour de moi, les gestes des serveurs. Personne ne faisait attention à moi, mais je me sentais exposé, presque ridicule. Ce carnet bleu, qui devait me sauver, devenait un objet inutile, un poids.
Les L. étaient toujours là. Toujours debout. Deux frères au visage fermé. Leur costume gris, un peu usé, mais propre. Les mêmes chaussures, cirées. Pas un mot de trop. Pas un geste inutile.
Ils regardaient les rotatives comme d’autres regardent une forge. On aurait dit qu’ils attendaient quelque chose. Quoi, je ne sais pas.
Les machines tournaient, tournaient. Ça ne s’arrêtait jamais vraiment. Même éteintes, elles vibraient encore, à peine. Je me disais parfois qu’elles respiraient. Je me disais aussi que ce genre de phrases iraient très bien dans le carnet bleu, si je parvenais à m’en souvenir, à les noter. Mais même quand je ne l’ouvrais pas, je savais qu’il était là. Comme un objet qu’on n’a pas encore appris à utiliser.
Les L. passaient, revenaient. Toujours le même trajet, entre les rangées. Parfois, ils levaient un œil. Parfois non. Ils savaient. Je ne sais pas quoi, mais ils savaient. Ce n’était pas une menace. C’était autre chose. Une tension, comme avant un orage.
Parfois, je me demandais si ce n’étaient pas les L. qui faisaient tourner les machines. Ou si c’étaient les machines qui leur donnaient cette immobilité, cette patience. Tout semblait lié, sans que je comprenne comment.
Les rotatives forgeaient quelque chose. Pas des affiches de cinéma, pas des livres. Autre chose. Une matière invisible, qui vibrait dans l’air. Quelque chose qu’on ne voyait pas mais qui, je le sentais, s’imprégnait de tout.
À cette époque, j’avais toujours un vague projet de voyage en tête. Une idée floue, plus un prétexte qu’un vrai plan. Je me disais que ça m’aiderait à tenir, à survivre. Cette année-là, j’allais avoir 26 ans. Je me rendais compte, avec une sorte d’aigreur, que je n’avais rien fichu de ma vie.
La seule chose qui m’avait vraiment motivé jusque-là, c’était l’idée d’avoir une copine, un appartement, et de me la couler douce. Mais tout était parti en vrille. Ma copine m’avait largué, je n’arrivais plus à payer les termes de mon logis, et j’enchaînais les missions d’intérim les plus pénibles. Le genre de boulots où on vous demande de poser vos idées à la porte. Ça tombait bien : on m’avait toujours dit que ma tête n’était pas bonne conseillère.
La séparation avait été une déflagration. J’en étais venu à penser qu’elle avait détruit ma vie. Ou, pour être honnête, ce que j’appelais ainsi. Une vie qui n’était rien de plus qu’un refuge, un petit cocon bancal où je pouvais me cacher du reste.
J’avais une passion : la photographie argentique. Je photographiais la ville sous toutes les coutures. Les murs écaillés, les reflets dans les flaques, les gens qui ne regardent jamais l’objectif. Quelques mois plus tôt, j’avais même travaillé pour un architecte. Prises de vue de maquettes, développement de tirages. C’était minutieux, presque méditatif. Peut-être même trop, parce que je ne pouvais pas m’empêcher de m’y perdre, comme si ces maquettes étaient plus réelles que la ville elle-même.
J’avais donc ce projet de voyage. L’Iran, peut-être l’Afghanistan. L’idée me fascinait, moins pour les paysages que pour une image plus vaste, plus floue, celle d’un Orient qui hantait mes lectures.
À cette époque, je passais mes jours libres à la bibliothèque du Centre Pompidou. Je lisais Nerval, René Guénon, et bien d’autres dont j’ai oublié les noms. Des ouvrages qui parlaient de l’Orient comme d’un lieu intérieur autant qu’un espace géographique. Un miroir du monde, mais inversé. Il y avait cette phrase, je crois, dans Voyage en Orient : "L’Orient, ce n’est pas seulement une direction géographique, c’est une direction de l’âme." Elle me restait en tête, revenait à chaque fois que j’ouvrais un nouveau livre ou que je feuilletais un atlas en rêvant à des cartes poussiéreuses et des trajets improbables.
Mais en attendant de partir, je travaillais. La nuit, je jouais les vigiles dans une boîte informatique de la place Vendôme. Mes collègues étaient de jeunes étudiants iraniens. Nous échangions sur tout : les subtilités de la grammaire française, des fragments de poèmes, et cette mélancolie douce qu’ils appelaient gham-e-ghorbat, le chagrin de l’exil.
Ils me récitaient Hafez. "Le chemin est long, le désert infini, et je suis seul," disait l’un d’eux, avant de sourire. Les mots flottaient dans l’air tiède de l’immeuble, au milieu des bruits feutrés des serveurs et des ventilateurs. Parfois, ils tentaient de traduire les vers. "En français, c’est difficile," disaient-ils. Je hochais la tête. C’était difficile dans toutes les langues, je crois.
Ces nuits avaient une atmosphère étrange. Suspendue. Comme si nous vivions dans un entre-deux : entre veille et sommeil, entre travail et rêverie, entre Paris et ce pays lointain qu’ils décrivaient d’une voix lente et grave.
Le carnet bleu, que je gardais toujours dans ma poche, ne s’ouvrait pas souvent. Mais parfois, je me surprenais à noter un mot ou une phrase. Des fragments de ces conversations, ou peut-être des pensées que leurs voix faisaient naître. Des mots comme désert, exil, étoiles. Ils n’avaient pas de suite. Pas encore.
Le froid s’est intensifié. Je me suis mis devant l’ordinateur de bonne heure, et le temps a filé. Il est déjà la mi-journée, et à part écrire, je n’ai rien fait. Peut-être est-il temps de clore ce billet, de le laisser reposer, et de reprendre ma journée — ou ce qu’il en reste.