26 novembre 2024

Je l’ai acheté un jour de grisaille, dans une librairie près de la gare de l’Est. Je ne savais pas trop pourquoi. C’était probablement à classer dans la catégorie des lubies passagères. Ce n’était pas un projet réfléchi, juste une impulsion. À cette époque, je travaillais comme receveur dans une imprimerie familiale. Les L., deux frères toujours à cran, me toléraient plus qu’ils ne m’appréciaient. Les rotatives tournaient sans fin, remplissant mes journées d’un bruit si assourdissant qu’il continuait jusque dans mes rêves.

Ce jour-là, à l’heure de ma pause, je suis entré dans un café avec ce carnet bleu et un feutre à pointe fine. Il était rare que j’entre dans un café à cette époque. Mais je me suis senti soudain plus courageux. Peut-être à cause de ce carnet et de ce feutre, neufs, inutilisés. J’avais entamé une action, et il semblait parfaitement logique de la poursuivre. Le seul refuge était cet établissement dans lequel je pénétrais.

Je me souviens de la lumière tamisée, du tintement des cuillères contre les tasses, du parfum du café. Je me suis assis dans un coin, persuadé que quelque chose allait naître. Jack London l’a fait, pourquoi pas moi, me suis-je dit.

Mais tout ce que j’ai réussi à écrire, c’était la date du jour et le mot solitude, répété dix fois dans le même paragraphe. Solitude. Solitude. Solitude. À chaque répétition, le mot devenait plus lourd, comme s’il creusait un trou dans la page.

Je me suis figé. Je sentais les conversations autour de moi, les gestes des serveurs. Personne ne faisait attention à moi, mais je me sentais exposé, presque ridicule. Ce carnet bleu, qui devait me sauver, devenait un objet inutile, un poids.

Les L. étaient toujours là. Toujours debout. Deux frères au visage fermé. Leur costume gris, un peu usé, mais propre. Les mêmes chaussures, cirées. Pas un mot de trop. Pas un geste inutile.

Ils regardaient les rotatives comme d’autres regardent une forge. On aurait dit qu’ils attendaient quelque chose. Quoi, je ne sais pas.

Les machines tournaient, tournaient. Ça ne s’arrêtait jamais vraiment. Même éteintes, elles vibraient encore, à peine. Je me disais parfois qu’elles respiraient. Je me disais aussi que ce genre de phrases iraient très bien dans le carnet bleu, si je parvenais à m’en souvenir, à les noter. Mais même quand je ne l’ouvrais pas, je savais qu’il était là. Comme un objet qu’on n’a pas encore appris à utiliser.

Les L. passaient, revenaient. Toujours le même trajet, entre les rangées. Parfois, ils levaient un œil. Parfois non. Ils savaient. Je ne sais pas quoi, mais ils savaient. Ce n’était pas une menace. C’était autre chose. Une tension, comme avant un orage.

Parfois, je me demandais si ce n’étaient pas les L. qui faisaient tourner les machines. Ou si c’étaient les machines qui leur donnaient cette immobilité, cette patience. Tout semblait lié, sans que je comprenne comment.

Les rotatives forgeaient quelque chose. Pas des affiches de cinéma, pas des livres. Autre chose. Une matière invisible, qui vibrait dans l’air. Quelque chose qu’on ne voyait pas mais qui, je le sentais, s’imprégnait de tout.

À cette époque, j’avais toujours un vague projet de voyage en tête. Une idée floue, plus un prétexte qu’un vrai plan. Je me disais que ça m’aiderait à tenir, à survivre. Cette année-là, j’allais avoir 26 ans. Je me rendais compte, avec une sorte d’aigreur, que je n’avais rien fichu de ma vie.

La seule chose qui m’avait vraiment motivé jusque-là, c’était l’idée d’avoir une copine, un appartement, et de me la couler douce. Mais tout était parti en vrille. Ma copine m’avait largué, je n’arrivais plus à payer les termes de mon logis, et j’enchaînais les missions d’intérim les plus pénibles. Le genre de boulots où on vous demande de poser vos idées à la porte. Ça tombait bien : on m’avait toujours dit que ma tête n’était pas bonne conseillère.

La séparation avait été une déflagration. J’en étais venu à penser qu’elle avait détruit ma vie. Ou, pour être honnête, ce que j’appelais ainsi. Une vie qui n’était rien de plus qu’un refuge, un petit cocon bancal où je pouvais me cacher du reste.

J’avais une passion : la photographie argentique. Je photographiais la ville sous toutes les coutures. Les murs écaillés, les reflets dans les flaques, les gens qui ne regardent jamais l’objectif. Quelques mois plus tôt, j’avais même travaillé pour un architecte. Prises de vue de maquettes, développement de tirages. C’était minutieux, presque méditatif. Peut-être même trop, parce que je ne pouvais pas m’empêcher de m’y perdre, comme si ces maquettes étaient plus réelles que la ville elle-même.
J’avais donc ce projet de voyage. L’Iran, peut-être l’Afghanistan. L’idée me fascinait, moins pour les paysages que pour une image plus vaste, plus floue, celle d’un Orient qui hantait mes lectures.

À cette époque, je passais mes jours libres à la bibliothèque du Centre Pompidou. Je lisais Nerval, René Guénon, et bien d’autres dont j’ai oublié les noms. Des ouvrages qui parlaient de l’Orient comme d’un lieu intérieur autant qu’un espace géographique. Un miroir du monde, mais inversé. Il y avait cette phrase, je crois, dans Voyage en Orient : "L’Orient, ce n’est pas seulement une direction géographique, c’est une direction de l’âme." Elle me restait en tête, revenait à chaque fois que j’ouvrais un nouveau livre ou que je feuilletais un atlas en rêvant à des cartes poussiéreuses et des trajets improbables.

Mais en attendant de partir, je travaillais. La nuit, je jouais les vigiles dans une boîte informatique de la place Vendôme. Mes collègues étaient de jeunes étudiants iraniens. Nous échangions sur tout : les subtilités de la grammaire française, des fragments de poèmes, et cette mélancolie douce qu’ils appelaient gham-e-ghorbat, le chagrin de l’exil.

Ils me récitaient Hafez. "Le chemin est long, le désert infini, et je suis seul," disait l’un d’eux, avant de sourire. Les mots flottaient dans l’air tiède de l’immeuble, au milieu des bruits feutrés des serveurs et des ventilateurs. Parfois, ils tentaient de traduire les vers. "En français, c’est difficile," disaient-ils. Je hochais la tête. C’était difficile dans toutes les langues, je crois.

Ces nuits avaient une atmosphère étrange. Suspendue. Comme si nous vivions dans un entre-deux : entre veille et sommeil, entre travail et rêverie, entre Paris et ce pays lointain qu’ils décrivaient d’une voix lente et grave.

Le carnet bleu, que je gardais toujours dans ma poche, ne s’ouvrait pas souvent. Mais parfois, je me surprenais à noter un mot ou une phrase. Des fragments de ces conversations, ou peut-être des pensées que leurs voix faisaient naître. Des mots comme désert, exil, étoiles. Ils n’avaient pas de suite. Pas encore.

Le froid s’est intensifié. Je me suis mis devant l’ordinateur de bonne heure, et le temps a filé. Il est déjà la mi-journée, et à part écrire, je n’ai rien fait. Peut-être est-il temps de clore ce billet, de le laisser reposer, et de reprendre ma journée — ou ce qu’il en reste.

Pour continuer

Carnets | novembre 2024

30 novembre 2024

Dans la langue des usuriers, des maquignons et autres salopards : enculeurs de mouches, coupeux de cheveux en quatre, de poils de cul en six mensualités avec intérêt, celle des banques en général, et celle dont je suis un numéro lambda, la mienne qui ne sera jamais mienne mais qui "exige" que je recouvrasse tous les quinze jours ce que j'ai, non sans peine, douleurs, découvert. Cette langue des clebs tordus, enragés, obsédés d'enterrer des os, et qui surtout les laissent pourrir avec grande minutie, afin de se mettre à japer, à aboyer, à exhiber par courrier timbré un chien de leur chienne au pauvre client qui a bien du mal à joindre les deux bouts devant comme gros Jean. Dans cette hypnose collective, tôt chopée sur les bancs de l'école, où l'on apprendra avec force bons points, images, coups de règle carrée que deux plus deux font quatre et que nos ancêtres n'étaient pas noirs mais francs comme des ânes qui reculent ; dans cette hypnose qui tient chaud — comme la merde tient chaud qu'on ne veuille plus en sortir — nous dormons à poings fermés une trop grande part de notre vie, et mourrons comme nous sommes nés, avec collé sur le front un certificat, des dates, contrat sociétal qui prend sa source empoisonnée d'une mairie à l'autre sans qu'on ne signe jamais rien de vive voix ni d'encre indélébile. On peut saluer le coup de génie de Rome qui, de l'esclavage antique au moderne, nous prend pour des jambons avec trois mots dont on aurait peine à faire coller la définition des dictionnaires à ce que l'on voit tous les jours dans nos rues, dans nos campagnes. La désespérance totale qui en résulte à la fin, ne croyons pas qu'elle est fictive, qu'elle ne sert à rien, elle fait partie de l'ensemble, c'est même certainement l'objectif. Que nous ajoutions nous-mêmes, de façon indépendante et résolue, une énième couche de merde supplémentaire à tant d'autres, pour nous y enfouir encore plus profondément, ne plus broncher, attendre enfin que tout ça passe. L'envie qui vient n'est pas de changer le monde, mais d'assister à sa chute de manière consciente, dire : d'accord, je vais mourir, et toutes les solutions qu'on voudra nous inventer n'y changeront rien. De devenir de plus en plus lucide et calme pour se rassembler, soi, individuellement d'abord, avant de se jeter dans l'élan vers le pire.|couper{180}

Carnets | novembre 2024

29 novembre 2024

Autoportrait, Egon Schiele Je regarde une main. Je ne sais pas si c’est ma main. Peut-être que c’est la tienne. Peut-être que c’est celle d’un singe. Ou d’un mort. Ou d’un grand-père. Toutes les mains se ressemblent. Au bout du compte, elles se ressemblent toutes. Elles bougent toutes seules. Elles frappent. Elles attrapent. Elles s’agitent. Souvent pour rien. Comme un arbre agite ses branches. Comme l’herbe se redresse sous le pas des gosses. Une main n’a pas de mémoire. Ou si. Elle se souvient. Peut-être de poignées de porte. Du poids des courses. De coins de table. De corridors. D’un billot. D’un tranchoir. De lèvres qu’on effleure, de bouches qu’on baillonne. Du taffetas qui glisse sous les doigts. Elle transporte tout. Elle absorbe tout. Feu et eau. Des gestes qu’elle n’a pas faits. Des gestes qu’elle n’a pas finis. Des gestes qui n’existent pas encore. Une main est un tiroir qui s’ouvre tout seul, sans qu’on sache ce qu’il contient. Et parfois, il claque. Une main se ferme comme une porte sur elle-même. Ma main a décidé. Une fois. En pleine cérémonie. C’est eux qui ont commencé. Ils m’ont dit de monter. Ma main a fermé les doigts. Un poing dur, mais pas un poing violent. Un poing qui tient. Qui ne lâche rien. Puis elle a levé un doigt. Le majeur. Un doigt d’honneur. Oh Oh Oh comme c'était bizarre. Elle a insulté tout ce qui était autour, tout ce qui regardait, tout ce qui jugeait. Je n’avais rien à dire. J'aurais voulu dire "non", par convenance, mais ma bouche s’est remplie de silence. Ma main avance encore. Elle avance vers le fleuve. Elle touche l’eau. Elle traverse. Elle flotte. Elle bouge encore. Sans moi. Une main qui flotte sans corps, comme un corps qui flotte sans vie, une carcasse, ça sert à quoi ? Une main détachée se souvient, mais pas de moi. Elle pourrait paraître indifférente. N’être qu’une grume roulant sur elle-même par pur amusement. Mais non. Quand j’y pense, ma main se souvient d’autres mains. D’autres gestes. D’autres corps. D’autres peaux. Quand ils mettront ma main et tout le reste en terre, qu’elle rejoindra la racine, j’aimerais être une feuille. Une feuille et en même temps une racine. Une feuille. Qui tombe. Qui vole. Qui s’éloigne. Une racine qui s’en va dans la profondeur de la terre, dans l’inconnu, à la recherche d’une autre racine—quelle connerie l'expression tête chercheuse quand j'y pense. Ma main claque des doigts. Comme le lapin blanc ou un vieux néon. Tout s’éteint. Tout se rallume. Je suis là. Pas tout à fait. Peut-être bien que oui peut-être bien que non. Un oiseau passe, mais il ne s’envole pas. Il reste suspendu dans un vent qui ne souffle plus.|couper{180}

Carnets | novembre 2024

28 novembre 2024

Le Sabbat des sorcières ou Le Grand Bouc, (l'une des "Peintures noires" de Goya ), (détail) Récemment, j’ai repensé à cette idée du double. Une obsession, peut-être. Une manière de nommer quelque chose qui m’accompagne depuis toujours. Un murmure, une ombre, une absence qui pèse plus lourd que les présences. Je me suis demandé si cela venait de l’enfance, cette habitude d’imaginer des compagnons silencieux. Ou si c’était autre chose, quelque chose de plus vieux, un écho d’histoires qu’on ne m’a pas racontées mais que j’ai devinées. Quand j’écris, il est là. Pas tout le temps, mais assez pour que je sache qu’il existe. Le double, je l’appelle parfois. D’autres fois, je le repousse. Mais il revient toujours. Socrate l’appelait daemon. Maupassant l’a nommé horla. Moi, je ne sais pas comment l’appeler. Alors j’écris sur lui. Socrate parlait d’un daemon. Pas un dieu, pas un démon, juste une voix. Une intuition. Quelque chose qui guide sans jamais dicter. J’aime cette idée, mais je ne suis pas sûre qu’elle s’applique à moi. Mon double ne guide pas. Il observe. Il attend. Parfois, il murmure. Pas pour éclairer, mais pour souligner ce que je préfère ignorer. « Tu savais », dit-il. Il dit cela souvent. Et il a raison. Mais je déteste quand il le dit. Je crois que je l’ai rencontré très tôt. Dans les rêves. Dans les silences des après-midi d’été, quand l’air est si immobile qu’on entend les ombres bouger. Je le voyais parfois, ou je pensais le voir. Un reflet dans une vitre. Une silhouette qui n’était pas tout à fait moi. Et pourtant, c’était moi. Ce genre de choses, on les oublie. Jusqu’à ce qu’on les écrive. Dans les histoires de dibbouks, l’esprit errant s’attache à un vivant. Il ne s’invite pas. Il s’impose. J’aime cette idée. Pas parce qu’elle me rassure, mais parce qu’elle m’explique quelque chose. Le double n’est pas toujours choisi. Il est là parce qu’il doit l’être. Parce qu’on ne peut pas tout porter seul. Alors on lui donne une place. Une voix. Même si c’est une voix qui dérange. Je pense souvent que mes textes sont des espaces pour lui. Pas pour le chasser, mais pour le contenir. Pour qu’il ne déborde pas. Maupassant, lui, n’a pas su contenir le horla. Le Horla, c’est une autre histoire. Pas une voix. Une force. Une invasion. Quelque chose qui prend, qui ronge, qui dévore. Ce n’est pas mon double. Mais je comprends ce que Maupassant a vu. Ce débordement, cette folie. À une époque, j’aurais pu le sentir moi aussi. Mais j’ai appris à maintenir la barrière. Ou peut-être est-ce l’âge. Peut-être qu’avec le temps, on apprend à marcher avec son ombre sans qu’elle nous étouffe. Chez Dostoïevski, le double est plus proche de moi. Goliadkine voit un autre lui-même, un rival, un voleur d’identité. Il ne sait plus qui il est. Il lutte pour une place qui lui échappe. J’ai parfois ressenti cela, mais différemment. Mon double n’est pas un voleur. Il ne me remplace pas. Il me dédouble. Il met en lumière des angles que je ne veux pas voir. Mais il ne prend jamais tout. C’est peut-être ça, la différence. Lui, il reste à côté, dans l’ombre. Je n’écris pas pour m’en débarrasser. Je n’écris pas pour lui non plus. Je crois que j’écris pour garder l’équilibre. Entre ce que je suis et ce qu’il est. Entre ce qui murmure et ce qui crie. Contre mauvaise fortune, faire bon cœur. Peut-être. Mais il faut aussi faire bon cœur à son double. Même quand il est gris. Même quand il est maussade. Parce qu’il est là. Parce qu’il reste.|couper{180}

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