31 décembre 2024

Mon habit est fait de cambouis, de boue, de baves et de buées. Il pèse. Il poisse. Il bat. Est-ce que je choisis de le porter ? Peut-être. Mais le choix, c’est quoi ? Ce n’est rien d’autre que se souvenir qu’il n’y a pas d’autre chemin. Revêtir ces oripeaux, tissés par des mains de femme, par la souffrance d’un homme. Par les perdrix, les faisans, les corbeaux. Par les cumulo-nimbus, les tornades, les ouragans, les cyclones. Et par ces petits matins clairs, aussi, où l’on regarde par la fenêtre et l’on découvre la neige sur les toits de terre cuite.

Je me souviens. Ils se penchent sur mon berceau : maîtres et maîtresses des lieux, visages mille fois plus beaux que ceux d’ici-bas. Et mille fois plus cruels. Ils posent ma tête sur mon nombril. M’extraient les yeux pour jongler un instant, comme on jongle avec deux oranges, puis les placent doucement dans le creux de mes oreilles. Alors, presque tendrement, ils dévissent mes bras, mes jambes, mes mains, mes pieds. Ils en font un tas bien ordonné sur mon nombril. Et moi, patiemment, je patiente.

J’ai traversé tant de peurs, tant de dégoûts, que je n’ai plus peur. Pas à ce moment-là.

Quand je me retourne vers l’obscurité du bureau, le dibbouk est là. Assis à ma place, comme s’il y avait toujours été. Ses longs doigts noueux, translucides presque, s’affairent à limer ses ongles. Le geste est lent, précis, méticuleux. Parfois, il lève les yeux vers moi. Juste un instant. Son regard ironique s’élève sous ses sourcils broussailleux, des sourcils si lourds qu’ils semblent ombrager toute la pièce.

Deux nouveaux bras lui poussent. Je les vois apparaître sans être surpris. Il ne faut pas s’étonner, je crois. S’étonner, c’est déjà perdre.

Et moi, je m’en fous. Voici le coup de cimballe. J’ai déjà tout perdu depuis bien longtemps.

Du vide, deux bras surgissent. Impeccables, lisses, terminés par des mains fines de pianiste, belles comme des promesses. Ces mains voltigent au-dessus des autres, celles qui continuent leur rituel absurde. Puis, soudain, l’une claque des doigts.

Le bruit est sec, net, presque solennel.

Et dans l’instant, toute la réalité en carton se déchire. Les gratte-ciel s’effondrent comme des allumettes brisées, des plaques de placo s’écroulent en poussière blanche. Un grondement sourd envahit l’air, un fracas venu des entrailles du monde. Les rues disparaissent, la ville se dissout en lambeaux, emportée par un souffle invisible. Tout ce qui tenait debout bascule, s’écrase, s’efface. Plus rien n’est solide.

Le dibbouk chantonne. Une mélopée basse et lancinante, presque imperceptible, comme une plainte d’outre-tombe qui prend racine dans un puits très ancien. Il a désormais quatre bras. Quatre bras qui dansent lentement, presque élégamment, comme s’ils tissaient un filet d’ombre dans l’air. Et le chant monte. C’est là que je comprends. Je m’en souviens. Ce chant, il m’appartient. Le son me traverse avant que je ne le reconnaisse vraiment.

J’ouvre la bouche.

Et je laisse sortir le son du puits noir.

Je disparais dans le son. C’est une sensation si délicieuse de disparaître dans un son. Comme si toutes les limites tombaient d’un coup, comme si les murs se dissolvaient et que l’horizon se dépliait à l’infini, se renouvelant sans cesse. Je monte à cru sur le dos d’un étalon noir, sauvage et indomptable, mais je ne tiens pas les rênes. Je suis emporté, mais je ne tombe pas.

Le son sort de moi, du plus profond de moi. Depuis la racine de mon trou du cul jusqu’à mes dents, en passant par mon foie, mon ventre, mes poumons. Je deviens le son. Le son explorant son propre espace. Le son devenant espace. Il n’y a plus de différence. Je suis cet espace, ouvert, immense, sans contours.

Le son s’enivre de l’espace comme du temps. Il ne touche rien, mais il emplit tout. Il n’a pas de fin. Ni de début.

Et dans cet abandon, quelque chose se resserre, un instant. Comme un tambour qui bat pour marquer la cadence. C’est la seule chose qui demeure, cette pulsation, ce rythme, cette force.