24 décembre 2024

D’abord, il y avait ce mot. **Exposition**. Rien de spectaculaire à première vue, juste un mot comme un autre. Mais les mots, parfois, sont des pièges. On croit les saisir, et c’est eux qui vous attrapent. Alors, à partir de ce mot, on décide de chercher, d’explorer, de faire tourner un moteur de recherche pour déterrer tout ce qu’il a pu produire, inspirer, contaminer. Résultat : une centaine de pages. Des fragments, des éclats, des débuts et des fins tronquées. Le tout copié-collé sur un document Word. C’était un début.

Le document, lui, est soumis à une machine. Une intelligence artificielle. On lui demande d’organiser ces morceaux : numéroter, découper, agencer, tout ce que nous, humains, avons la flemme de faire. La machine obéit, docile. En quelques secondes, tout est classé, numéroté, prêt à servir. Alors, pourquoi ne pas aller plus loin ? Pourquoi ne pas demander à cette même machine d’imaginer des combinaisons, de tisser des liens ? C’est là que ça devient intéressant. On confie à la machine des tâches barbantes, elle les exécute ; ensuite, elle propose des axes, elle éclaire des pistes. Son travail est précis, mais sa logique nous échappe. Et c’est justement ce qui compte.

Exposition. Le mot revient, tourne, insiste. La machine en décline les variations, les interprétations, les sens possibles.

Exposition comme révélation : Ce qui est offert au regard, montré, parfois malgré soi.
Exposition comme vulnérabilité : Se mettre à nu, s’exposer au danger, au jugement.
Exposition comme espace : Les lieux, les frontières, les passages entre intérieur et extérieur.
Exposition comme processus : Comment expose-t-on une idée, une œuvre, ou soi-même ?
Tout cela pourrait sembler théorique, mais non. L’exercice a réveillé une vieille scène. Une conversation, en apparence anodine. Avec « F. ». Une mise en garde lancée comme ça, un soir, au détour d’un échange : « Tu ne trouves pas que tu prends des risques à t’exposer comme ça ? » Une phrase. Une réplique. À l’époque, on la balaie d’un geste, d’une pirouette. Pfff. Les risques, quelle blague. Moi, bien au-dessus de ça, confortablement assis sur le trône bancal de ma toute-puissance imaginaire.

Mais aujourd’hui, avec le recul, la scène s’éclaire différemment. On n’est plus acteur, on devient spectateur. On regarde le moment, détaché, comme un spectateur devant une pièce de théâtre. Deux personnages, deux rôles. Le premier croit émettre une vérité ; le second, dans son rôle de roi déchu, esquive sans réfléchir. Sauf qu’en réalité, ces rôles nous dépassent. Ce qu’on dit, ce qu’on fait, ce qu’on balaye d’un revers de la main, tout cela s’inscrit dans quelque chose de plus vaste, de plus opaque. F. lui-même n’était peut-être pas maître de cette phrase, qui a jailli de sa bouche comme une réplique dictée par une force extérieure. Peut-être qu’une fois dite, il en a été effaré, se demandant d’où elle venait. Mais elle était là, la réplique. Et moi, je l’ai ignorée.

Tout cela revient, bien sûr, parce qu’au fond, c’est ça, l’exposition : ce qui nous échappe. Ce qui est montré, livré, parfois contre notre gré. Les mots qu’on dit, les textes qu’on écrit, les pensées qu’on partage. Une fois exposés, ils ne nous appartiennent plus tout à fait. Ils s’évadent, trouvent leur chemin, rebondissent sur des lecteurs, sur des critiques, sur des malentendus. Et nous ? Nous restons là, figés, à regarder ce qui était à nous devenir quelque chose d’autre.

Alors, ces fragments numérotés par la machine, ces éclats d’écriture, qu’en faire ? Comment les relier ? La méthode, aussi froide et impersonnelle soit-elle, laisse émerger des motifs : des récurrences, des oppositions, des échos. On commence à voir des lignes, des structures. On pourrait croire qu’on contrôle tout cela. Mais c’est faux. On s’imagine maître de l’organisation, mais ce sont les fragments eux-mêmes qui décident. On leur donne une direction, vaguement, et ensuite ils nous échappent.

Et c’est peut-être là tout l’enjeu de l’écriture. Accepter cette perte de contrôle. Accepter qu’en s’exposant, on se livre à l’inconnu. Tout comme ces fragments exposés à la machine. Tout comme cette conversation avec F. Tout comme cette réflexion qui, à l’instant, m’échappe encore une fois, et je perds le fil.

ça m’a échappé.
C’est très bien que ça m’échappe.
Je ne vais pas m’en plaindre, au contraire.
Puisque ça m’échappe ça peut se transformer, rien ne se perd rien ne se crée tout se transforme.

ça pourrait se transformer en du Duras :

"L’exposition. Oui, le mot. Toujours le même. Exposition, c’est ce que ça veut dire : être là, dehors. Être vu. Même quand on ne veut pas. Quand on veut rester. À l’intérieur. Ça traverse, malgré tout. C’est dans l’air. La machine organise, c’est son rôle, sa fonction, mais elle ne sent pas. Pas comme nous. Nous, on sait. Que l’exposition blesse. Et que l’exposition crée aussi. On le sait. Même si on n’en parle pas."

ça pourrait se transformer en du Perec :
"On commence par un mot. Exposition.
Ce mot se répète.
On l’imprime, on le classe, on l’ordonne. Mais on s’aperçoit qu’il n’a pas qu’un seul sens.
Il en a quatre, cinq, dix peut-être.
Et si l’on multipliait les sens à l’infini ?
Exposer, c’est montrer. Ou se montrer. Montrer, c’est risquer. Risquer, c’est perdre. Mais perdre, c’est gagner. Non ?"

Ou encore si ça passe par Annie Ernaux :
"J’ai toujours écrit pour m’exposer. Même quand je disais que non, que ce n’était pas pour ça. L’exposition, c’était la peur et le désir en même temps. La peur qu’on me voie, qu’on me juge. Le désir qu’on me voie, qu’on me comprenne. Quand F. m’a dit cette phrase – « Tu prends des risques à t’exposer » – c’était une phrase comme une autre, banale, mais elle est restée. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce qu’elle disait quelque chose que je savais déjà mais que je ne voulais pas entendre. Aujourd’hui encore, je l’entends."

On peut aussi essayer de passer la patate chaude à Laurent Mauvignier :
"Et puis il y a F., un soir, qui dit ça, comme ça, sur un ton presque neutre, presque rien, une phrase lâchée au milieu d’un autre sujet, comme une flèche qu’on ne voit pas venir mais qui frappe quand même, et il dit : « Tu prends des risques à t’exposer comme ça. » Et je me vois, à ce moment-là, sourire – oui, sourire –, comme si c’était rien, rien du tout, un conseil qu’on balaye parce qu’on n’a pas envie de s’arrêter, pas envie d’écouter, pas envie de sentir ce qu’il y a derrière, la vérité peut-être, ou la peur qu’il a pour moi, ou la peur que j’ai pour moi mais que je ne veux pas admettre."

il ne faudrait pas oublier non plus Nathalie Sarraute :
"« Exposition… » Voilà, c’est dit. Le mot revient, s’installe, s’étale. Il ne devrait pas peser autant, mais il pèse. Trop lourd, ce mot, il déborde. Et pourtant on le garde. On veut le comprendre. On veut le disséquer. Comme si c’était possible. Mais non, il reste là, opaque, glissant, insaisissable. Et puis F. qui parle, qui dit ça, une phrase, une question, comme un coup, pas violent, pas brutal, non, mais là, juste là où ça fait mal. Et tout de suite, cette pirouette, cette façon d’éviter, de détourner, d’échapper… Pourquoi ? Pourquoi cette peur de répondre ?"

Et, pour finir, en tout bien tout honneur par "F" lui-même :

"Expositio, dis-je, ce mot latin, plein de savante résonnance et d’exquisité, combien est-il fertile en sens et en subtilitez ! Certes, il vient du noble verbe exponere, qui vault à dire « mettre dehors », « exposer au jour », mais aussi « expliquer », « découvrir et monstrer ». Ce mot est de nature à contenir tant de faces diverses qu’on le prendroit pour ung diamant facetté, chascune de ses parois refletant une lumière nouvelle.

Premièrement, voyez l’expositio comme revelation. C’est ung geste solennel et majestueux, le lever de rideaux, le monstrer d’une chose jadis taincte (cachée) et occulte. Tel estoit le labeur des bons doctes, tant ès scolastiques qu’en saincte théologie, lorsqu’ils exposoient par sermons, gloses et exégèses les obscurs passages des sacrez livres. Mais sçachez bien que ce geste noble est aussi dangereux !

Car voici venir le second sens de l’expositio : c’est la mise en danger, la vulnérabilité. Qui s’expose, ô mon amy, se met en adventure. Estre exposé, c’est se tenir nud devant les yeux curieux et parfois méchans. C’est offrir son flanc au glaive, au brocart et au venin des langues jalouses. Rappelez-vous des enfans qu’on exposoit aux champs ou sur les degrés des églises, laissés au sort du hasard et du vent. Ainsi, expositio est toujours pleine de péril.

Mais ce n’est mie tout. L’expositio se fait aussi lieu, espace, frontière. C’est ung seuil où le dedans rencontre le dehors, où l’ombre fait courtiz à la lumière. C’est l’entrée d’ung chasteau, la grand’salle où tout se passe. C’est la plaine où viennent se rencogner les errans et se rencontrer les esprits curieux. Bref, c’est ung lieu d’entre-deux, où rien n’est clos ni certain.

Et finalement, voyez le dernier sens de l’expositio : c’est la création. Car exposer une idée, une œuvre, c’est la faire naistre, la tirer hors du ventre de la pensée et la mettre au monde. Mais ici encore, tout enfantement est douleur, tout geste est perte. Car ce qui est exposé ne demeure plus nostre. Les mots s’envolent comme oysillons, et jamais plus ne reviennent. L’expositio est une offrande et une séparation.

Or, que penser de ce mot, mes amis ? Est-il bonté ou malechance ? Don ou dépouillement ? Sachez-le : il est tout cela à la fois. Et plus encore, il est une énigme, ung jeu où le hasard, la hardiesse et le génie se rencontrent. Et si vous le craignez, c’est que vous ne comprenez pas qu’au fond, tout est expositio en ce monde"

Carnets | décembre 2024

31 décembre 2024

Dernier jour de cette année 2024. Rude année. Alors pour lui dire adieu, envie d'une traversée.|couper{180}

Carnets | décembre 2024

30 décembre 2024

Lu quelques pages du Porte-Lame de Burroughs vers 3h du matin. Ce qui résonne avec la vidéo de Pacôme Tiellement sur son Rabelais dans sa série sur l'empire romain contre le Christ ou vice versa. Toujours pas trouvé l'angle avec lequel pénétrer l'opacité de la proposition d'écriture de F. Le rire, sans doute, serait un recours, en y a-t-il vraiment un autre ? À l'institution Saint-Stanislas d'Osny, près de Pontoise, je me souviens du petit Legallo, dont je fis faire le tour du parc presque complet à coups de gifles et de coups de pied au cul. Du gros Lefranc, à qui j'envoyais un uppercut parfait après qu'il eut traité ma mère de nom d'oiseau. De la nonne Thérèsa, qui me troubla tant que j'en fis mes premiers rêves érotiques. Sans compter la voluptueuse Mathilde, qui avait la plastique affolante des femmes préhistoriques, et que j'épiais, me portant malade les jours où elle venait faire le ménage au dortoir. Et aussi de Poinsard, professeur de mathématiques aux mains baladeuses et glaciales, dont l'haleine sentait la pastille Pullmoll ou l'affreux cachou. De toute une série de noms s'achevant en sky, parce que les prêtres ici furent, avant d'être déportés, polonais. Je me souviens aussi du nom de la rivière dans laquelle je pêchais avec des agrafes attachées au bout de ficelles des épinoches. Les épinoches ont grosso modo la même triste figure écrabouillée et mélancolique que l'une des deux sœurs Richaume, dont j'étais amoureux enfant parce que j'aurais voulu la voir sourire à tout prix. Et Monsieur Blavette, professeur d'allemand émérite, qui nous parlait de la Sarthe comme du Paradis, avait aussi une gueule de traviole et je crois fermement aujourd'hui que c'est pour cette raison principale que je l'aimais bien. Setsensesich wirsetsenuns. Après, je ne sais plus trop ce qui s'est passé, j'ai lu encore quelques pages de Burroughs, j'ai trouvé ça bien, c'était comme si je visionnais un film, des images fabuleuses. Puis, vers le milieu de la journée, sans doute un blanc, le sommeil. J'ai relu ce que j'avais écrit à 4h du matin, ça ne vaut pas un pet de lapin, mais je le garde parce que c'est un auto-jugement du lendemain après coup et que la nuit du 29 au 30, je ne dormirai pas bien non plus, j'avancerai dans Burroughs et peut-être aussi sur Obsidian. J'ai créé pas loin de 5000 fiches en une journée grâce à un script Python qui va fouiller dans mes bases de données SQLite. Je devrais faire une rubrique spéciale pour tout le temps que je passe à bricoler sur SPIP, sur Python, sur Obsidian. Mais ça n'aurait plus rien à voir avec le Dibbouk. À moins que si, justement. Je n'en sais rien. Lu aussi quelques textes sur le blog de l'atelier d'écriture. Pas encore mis à la proposition 7 pour autant. Et que je crois bien que j'ai foiré totalement la précédente. Me suis même fendu de quelques commentaires parce que tout simplement ça me venait naturellement. Je regrette un peu ce naturellement aujourd'hui. Puis je me dis que demain, un autre auto-jugement me dira encore autre chose. Une saleté de vautour me dévore le foie et je n'ai pas inventé l'eau chaude ni les allumettes. C'est une injustice flagrante. Encore une. Dans le fond, la justice est l'anomalie, voilà ce qu'il convient de se dire pour pouvoir se tenir debout.|couper{180}

Carnets | décembre 2024

28 décembre 2024

C’est en extirpant, avec la pointe d’un pic orné d’une boule verte, un corps noir lové dans sa coquille que j’ai repensé à la proposition d’écriture de la semaine. L’escargot en soi n’a pas véritablement de goût. C’est la sauce qui fait tout. On pourrait plonger des moules dans cette même sauce — et bien pire encore, blattes, cancrelats, cafards — et ce serait, j’en suis presque convaincu, exactement la même chose. À vrai dire, c’est tout à fait épouvantable de mettre ce genre de chose dans sa bouche. Non pas que je considère l’escargot comme un être inférieur ou vil, mais qu’un être humain comme moi, supposément civilisé, en fasse une bouchée, c’est proprement abject. Hormis cette indéfectible attirance pour la sauce au beurre persillé, j’imagine que je pourrais me passer, sans effort excessif, de ce genre de mets pour le reste du temps qu’il me reste à vivre. — - J’ai acheté plusieurs boîtes de Mon Chéri chez Lidl. L’une d’elles, je l’ai enveloppée de papier cadeau pour la glisser dans les chaussures de mon épouse. J’ai aussi dégoté un petit miroir à LED, un truc absolument kitsch comme elle les adore. Je l’ai emballé avec la même application minutieuse, le même papier cadeau (en promotion, bien sûr, dans le même magasin). Ces deux cadeaux, de toute évidence peu sérieux, sont là pour lui faire faire une grimace en les déballant. La grimace. Puis le petit sourir gèné. Puis, enfin, son visage qui s’illumine quand elle découvrira le troisième cadeau : un appareil photo Panasonic Lumix. Une folie que je vais payer à tempérament pendant des mois. Et maintenant que je l’ai écrit, est-ce que ça me soulage ? Honnêtement, je n’en sais rien. Je me dis que, de toute façon, à part moi, ça ne regarde personne. Et encore, je ne suis pas certain que ça me regarde vraiment non plus. Peut-être qu’il en est de ces gestes anodins comme de tout ce que l’on traverse : ça ne nous concerne que lorsqu’on implore une Providence quelconque de nous voir. De nous *regarder*. — - J’ai commencé à créer des fiches sur Obsidian. Mais si je suis honnête, tous ces outils finissent par se ressembler. Ulysse, Scrivener, Notion, Typora, Obsidian… On passe un temps fou à se demander comment on va les utiliser. On les paramètre, on les organise, on les dissèque. Puis, un jour, on abandonne. On comprend qu’ils ne sont rien d’autre que des leurres, des pièges sophistiqués pour accaparer l’attention. Ils nourrissent un désir ubuesque d’organisation. Et, par la même occasion, enrichissent des vendeurs de formations en ligne, qui pullulent comme des cancrelats autour de nos incertitudes. Mais cette fois, je m’en rends compte plus vite. Peut-être est-ce un progrès. J’ai même visionné plusieurs vidéos de créateurs de contenu pour en être bien certain. J’ai téléchargé le livre de Tiago Forte, *Building a Second Brain*, pour m’en convaincre : l’organisation qui compte vraiment, c’est celle avec laquelle je vis au jour le jour. La mienne, désordonnée, imparfaite, mais vivante. Cela peut paraître prétentieux, mais ce n’est qu’un élan vers une forme d’humilité qui me convient. Le Bouddha disait : "Ne crois qu’en ce que tu expérimentes." Et, surtout, si le Bouddha se dresse devant toi, tue-le. Alors je m’efforce d’observer tout ce qui se dresse devant moi. Ces petites boules noires que je mâche lentement, qui ont une texture caoutchouteuse et un goût délicieux de beurre aillé. J’attrape une crevette. Je fais et je pense exactement la même chose. Rien ne peut me résister. Du moins, à table. — - Je ne suis pas du tout certain d’avoir compris la proposition d’écriture cette fois-ci encore . D’ailleurs, je ne m’y suis pas accroché bien longtemps. Il me semble que plus ça va, moins je les comprends, ces fameuses propositions. Ou plutôt, je ne cherche plus vraiment à les comprendre. Ce qui m’intéresse désormais, ce sont les pistes fugaces qui les traversent en filigrane, comme des éclats d’idées laissés là, presque par hasard. Parfois, c’est un mot qui surgit et que j’ai envie de développer. Parfois, c’est une liste qui s’impose, d’un seul coup, sans prévenir. D’autres fois encore, c’est une sensation, quelque chose de diffus, d’insaisissable, que je ne parviens pas à nommer clairement et qui me fait tourner en rond comme un derviche. Cette impossibilité de cerner ce que je veux dire — ou même ce qu’on attend de moi — devient presque un moteur. Une énergie étrange, faite de confusion et de mouvement. Mauvais élève comme d'habitude. Quand je bèle, j’ai toujours un chat dans la gorge, et c’est affreux comment je bèle faux. Je m’en suis encore fait la réflexion en disant à voix haute : « Mazette, cette bûche bat tous les records de bûches surgelées ! » Une phrase idiote, et moi qui avais vraiment l’air con après l’avoir prononcée. Je ne peux m’empêcher de trouver quelque chose de familier dans cette absurdité, dans ce faux-bêlement qui me poursuit. Comme si tout ça, finalement, faisait partie du jeu... Peut-être que F. ne le fait pas exprès. Ou peut-être que si. Après tout, ce ne serait pas la première fois que je croise ce genre de méthode. Mes meilleurs professeurs, tous sans exception, avaient cette façon de faire. De poser une question qui semblait claire, mais qui, en réalité, n’avait aucune réponse évidente. Ou bien, ils parlaient ostensiblement d’une chose tout en nous entraînant ailleurs, sur un tout autre sujet. Et moi, en y réfléchissant bien, je réalise que je fais exactement la même chose avec mes élèves. C’est un jeu subtil, presque pervers parfois. (On utilise le mot pervers à toutes les sauces désormais ce qui fait qu'il ne veut strictement plus rien dire ) — Donner l’impression de parler d’une chose alors qu’on est en train de parler d’une autre. ( mais n'est-ce pas ce que tout le monde fait sans arret ?) Une sorte de mise en abyme pédagogique. Et le plus fascinant, c’est que si je prenais la peine d’interroger ces professeurs aujourd’hui — ceux qui m’ont marqué, ceux qui pratiquaient ce "déplacement" constant — ils me répondraient tous, sans exception, qu’ils ne s’en rendaient pas compte. Ils diraient que c’est inconscient. Et, bien sûr, ils me feraient ce petit sourire en coin. Un sourire qui en dit long sans rien expliquer. Qui semble dire : « Ah ah, tu crois peut-être avoir compris. Tu es décidément indécrottable ! Peut-être que c’est la vérité. Peut-être que c’est une manière d’éluder. Mais au fond, qu’importe ? Ce n’est pas tant la clarté des réponses qui compte, mais cette ouverture, cet espace que ces méthodes créent en nous.|couper{180}

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