D’abord, il y avait ce mot. **Exposition**. Rien de spectaculaire à première vue, juste un mot comme un autre. Mais les mots, parfois, sont des pièges. On croit les saisir, et c’est eux qui vous attrapent. Alors, à partir de ce mot, on décide de chercher, d’explorer, de faire tourner un moteur de recherche pour déterrer tout ce qu’il a pu produire, inspirer, contaminer. Résultat : une centaine de pages. Des fragments, des éclats, des débuts et des fins tronquées. Le tout copié-collé sur un document Word. C’était un début.
Le document, lui, est soumis à une machine. Une intelligence artificielle. On lui demande d’organiser ces morceaux : numéroter, découper, agencer, tout ce que nous, humains, avons la flemme de faire. La machine obéit, docile. En quelques secondes, tout est classé, numéroté, prêt à servir. Alors, pourquoi ne pas aller plus loin ? Pourquoi ne pas demander à cette même machine d’imaginer des combinaisons, de tisser des liens ? C’est là que ça devient intéressant. On confie à la machine des tâches barbantes, elle les exécute ; ensuite, elle propose des axes, elle éclaire des pistes. Son travail est précis, mais sa logique nous échappe. Et c’est justement ce qui compte.
Exposition. Le mot revient, tourne, insiste. La machine en décline les variations, les interprétations, les sens possibles.
Exposition comme révélation : Ce qui est offert au regard, montré, parfois malgré soi.
Exposition comme vulnérabilité : Se mettre à nu, s’exposer au danger, au jugement.
Exposition comme espace : Les lieux, les frontières, les passages entre intérieur et extérieur.
Exposition comme processus : Comment expose-t-on une idée, une œuvre, ou soi-même ?
Tout cela pourrait sembler théorique, mais non. L’exercice a réveillé une vieille scène. Une conversation, en apparence anodine. Avec « F. ». Une mise en garde lancée comme ça, un soir, au détour d’un échange : « Tu ne trouves pas que tu prends des risques à t’exposer comme ça ? » Une phrase. Une réplique. À l’époque, on la balaie d’un geste, d’une pirouette. Pfff. Les risques, quelle blague. Moi, bien au-dessus de ça, confortablement assis sur le trône bancal de ma toute-puissance imaginaire.
Mais aujourd’hui, avec le recul, la scène s’éclaire différemment. On n’est plus acteur, on devient spectateur. On regarde le moment, détaché, comme un spectateur devant une pièce de théâtre. Deux personnages, deux rôles. Le premier croit émettre une vérité ; le second, dans son rôle de roi déchu, esquive sans réfléchir. Sauf qu’en réalité, ces rôles nous dépassent. Ce qu’on dit, ce qu’on fait, ce qu’on balaye d’un revers de la main, tout cela s’inscrit dans quelque chose de plus vaste, de plus opaque. F. lui-même n’était peut-être pas maître de cette phrase, qui a jailli de sa bouche comme une réplique dictée par une force extérieure. Peut-être qu’une fois dite, il en a été effaré, se demandant d’où elle venait. Mais elle était là, la réplique. Et moi, je l’ai ignorée.
Tout cela revient, bien sûr, parce qu’au fond, c’est ça, l’exposition : ce qui nous échappe. Ce qui est montré, livré, parfois contre notre gré. Les mots qu’on dit, les textes qu’on écrit, les pensées qu’on partage. Une fois exposés, ils ne nous appartiennent plus tout à fait. Ils s’évadent, trouvent leur chemin, rebondissent sur des lecteurs, sur des critiques, sur des malentendus. Et nous ? Nous restons là, figés, à regarder ce qui était à nous devenir quelque chose d’autre.
Alors, ces fragments numérotés par la machine, ces éclats d’écriture, qu’en faire ? Comment les relier ? La méthode, aussi froide et impersonnelle soit-elle, laisse émerger des motifs : des récurrences, des oppositions, des échos. On commence à voir des lignes, des structures. On pourrait croire qu’on contrôle tout cela. Mais c’est faux. On s’imagine maître de l’organisation, mais ce sont les fragments eux-mêmes qui décident. On leur donne une direction, vaguement, et ensuite ils nous échappent.
Et c’est peut-être là tout l’enjeu de l’écriture. Accepter cette perte de contrôle. Accepter qu’en s’exposant, on se livre à l’inconnu. Tout comme ces fragments exposés à la machine. Tout comme cette conversation avec F. Tout comme cette réflexion qui, à l’instant, m’échappe encore une fois, et je perds le fil.
ça m’a échappé.
C’est très bien que ça m’échappe.
Je ne vais pas m’en plaindre, au contraire.
Puisque ça m’échappe ça peut se transformer, rien ne se perd rien ne se crée tout se transforme.
ça pourrait se transformer en du Duras :
"L’exposition. Oui, le mot. Toujours le même. Exposition, c’est ce que ça veut dire : être là, dehors. Être vu. Même quand on ne veut pas. Quand on veut rester. À l’intérieur. Ça traverse, malgré tout. C’est dans l’air. La machine organise, c’est son rôle, sa fonction, mais elle ne sent pas. Pas comme nous. Nous, on sait. Que l’exposition blesse. Et que l’exposition crée aussi. On le sait. Même si on n’en parle pas."
ça pourrait se transformer en du Perec :
"On commence par un mot. Exposition.
Ce mot se répète.
On l’imprime, on le classe, on l’ordonne. Mais on s’aperçoit qu’il n’a pas qu’un seul sens.
Il en a quatre, cinq, dix peut-être.
Et si l’on multipliait les sens à l’infini ?
Exposer, c’est montrer. Ou se montrer. Montrer, c’est risquer. Risquer, c’est perdre. Mais perdre, c’est gagner. Non ?"
Ou encore si ça passe par Annie Ernaux :
"J’ai toujours écrit pour m’exposer. Même quand je disais que non, que ce n’était pas pour ça. L’exposition, c’était la peur et le désir en même temps. La peur qu’on me voie, qu’on me juge. Le désir qu’on me voie, qu’on me comprenne. Quand F. m’a dit cette phrase – « Tu prends des risques à t’exposer » – c’était une phrase comme une autre, banale, mais elle est restée. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce qu’elle disait quelque chose que je savais déjà mais que je ne voulais pas entendre. Aujourd’hui encore, je l’entends."
On peut aussi essayer de passer la patate chaude à Laurent Mauvignier :
"Et puis il y a F., un soir, qui dit ça, comme ça, sur un ton presque neutre, presque rien, une phrase lâchée au milieu d’un autre sujet, comme une flèche qu’on ne voit pas venir mais qui frappe quand même, et il dit : « Tu prends des risques à t’exposer comme ça. » Et je me vois, à ce moment-là, sourire – oui, sourire –, comme si c’était rien, rien du tout, un conseil qu’on balaye parce qu’on n’a pas envie de s’arrêter, pas envie d’écouter, pas envie de sentir ce qu’il y a derrière, la vérité peut-être, ou la peur qu’il a pour moi, ou la peur que j’ai pour moi mais que je ne veux pas admettre."
il ne faudrait pas oublier non plus Nathalie Sarraute :
"« Exposition… » Voilà, c’est dit. Le mot revient, s’installe, s’étale. Il ne devrait pas peser autant, mais il pèse. Trop lourd, ce mot, il déborde. Et pourtant on le garde. On veut le comprendre. On veut le disséquer. Comme si c’était possible. Mais non, il reste là, opaque, glissant, insaisissable. Et puis F. qui parle, qui dit ça, une phrase, une question, comme un coup, pas violent, pas brutal, non, mais là, juste là où ça fait mal. Et tout de suite, cette pirouette, cette façon d’éviter, de détourner, d’échapper… Pourquoi ? Pourquoi cette peur de répondre ?"
Et, pour finir, en tout bien tout honneur par "F" lui-même :
"Expositio, dis-je, ce mot latin, plein de savante résonnance et d’exquisité, combien est-il fertile en sens et en subtilitez ! Certes, il vient du noble verbe exponere, qui vault à dire « mettre dehors », « exposer au jour », mais aussi « expliquer », « découvrir et monstrer ». Ce mot est de nature à contenir tant de faces diverses qu’on le prendroit pour ung diamant facetté, chascune de ses parois refletant une lumière nouvelle.
Premièrement, voyez l’expositio comme revelation. C’est ung geste solennel et majestueux, le lever de rideaux, le monstrer d’une chose jadis taincte (cachée) et occulte. Tel estoit le labeur des bons doctes, tant ès scolastiques qu’en saincte théologie, lorsqu’ils exposoient par sermons, gloses et exégèses les obscurs passages des sacrez livres. Mais sçachez bien que ce geste noble est aussi dangereux !
Car voici venir le second sens de l’expositio : c’est la mise en danger, la vulnérabilité. Qui s’expose, ô mon amy, se met en adventure. Estre exposé, c’est se tenir nud devant les yeux curieux et parfois méchans. C’est offrir son flanc au glaive, au brocart et au venin des langues jalouses. Rappelez-vous des enfans qu’on exposoit aux champs ou sur les degrés des églises, laissés au sort du hasard et du vent. Ainsi, expositio est toujours pleine de péril.
Mais ce n’est mie tout. L’expositio se fait aussi lieu, espace, frontière. C’est ung seuil où le dedans rencontre le dehors, où l’ombre fait courtiz à la lumière. C’est l’entrée d’ung chasteau, la grand’salle où tout se passe. C’est la plaine où viennent se rencogner les errans et se rencontrer les esprits curieux. Bref, c’est ung lieu d’entre-deux, où rien n’est clos ni certain.
Et finalement, voyez le dernier sens de l’expositio : c’est la création. Car exposer une idée, une œuvre, c’est la faire naistre, la tirer hors du ventre de la pensée et la mettre au monde. Mais ici encore, tout enfantement est douleur, tout geste est perte. Car ce qui est exposé ne demeure plus nostre. Les mots s’envolent comme oysillons, et jamais plus ne reviennent. L’expositio est une offrande et une séparation.
Or, que penser de ce mot, mes amis ? Est-il bonté ou malechance ? Don ou dépouillement ? Sachez-le : il est tout cela à la fois. Et plus encore, il est une énigme, ung jeu où le hasard, la hardiesse et le génie se rencontrent. Et si vous le craignez, c’est que vous ne comprenez pas qu’au fond, tout est expositio en ce monde"