23 décembre 2024

Photographie Dany Leriche et Jean-Michel Fickinger

J’ai lu toute la nuit l’ouvrage de Campbell, Le Héros aux mille et un visages. Au matin, là où beaucoup se seraient agenouillés devant la puissance de ses théories, j’ai ressenti une étrange révolte. Non pas une révolte bruyante ou spectaculaire, mais quelque chose de plus intime, comme un malaise latent. Ce n’était pas Campbell lui-même que je rejetais, mais la force presque invisible de sa structure narrative — cette chose vague mais oppressante que je nomme souvent le dibbouk.

Écrire, c’est affronter des fantômes. Et parmi eux, le "voyage du héros" de Campbell est sans doute l’un des plus tenaces. Ce modèle narratif, avec sa séparation, son initiation et son retour, exerce une force gravitationnelle sur tout auteur qui se lance dans une fiction. Pour beaucoup, il incarne une forme universelle, un passage obligé qui semble à la fois offrir une structure rassurante et imposer des limites étriquées. Mais que faire lorsque ce "monomythe" devient un étrange parasite ? Une sorte de dibbouk qui, loin d’inspirer, s’immisce dans l’écriture pour en déranger la spontanité et imposer une forme reconnaissable, voire banalisée ?

Pour de nombreux auteurs, le voyage du héros est une boussole narrative. Depuis sa formalisation par Campbell, il a été élevé au rang de schéma universel. C’est une structure qui répond à notre besoin collectif de voir des personnages surmonter des épreuves, triompher de l’adversité, et revenir enrichis. De l’épopée antique à la superproduction hollywoodienne, ce modèle est devenu omniprésent.

Mais cette omniprésence est également une prison. Le monomythe agit comme une musique de fond impossible à faire taire. Dès qu’on tente de s’en écarter, il revient en force, réclamant son droit d’être la structure par défaut. Cette insistance reflète une dynamique culturelle plus large : le triomphe de la "culture populaire", où le récit doit être clair, accessible, et conforme à des attentes préétablies. Cette conformité, si elle est réconfortante pour le lecteur ou le spectateur, peut être étouffante pour l’écrivain.

Il y a dans le monomythe quelque chose de spectral. Ce modèle s’infiltre dans l’écriture comme un dibbouk, un esprit étranger qui cherche à posséder l’auteur et à lui imposer des choix narratifs prévisibles. Vous voulez écrire une histoire fragmentée, sans climax clair ni transformation majeure ? Le monomythe s’y oppose : Mais où est l’appel de l’aventure ? Le héros ne va-t-il pas triompher ?

Cette dynamique est particulièrement pernicieuse car elle s’inscrit dans un imaginaire collectif si puissant qu’il semble impossible à déranger. Pourtant, cet imaginaire n’est pas universel. Il est le produit d’un contexte culturel occidental, renforcé par des industries culturelles avides de modèles facilement reproductibles. En ce sens, résister au monomythe n’est pas seulement un choix esthétique, c’est un acte de désobéissance.

Comment un écrivain peut-il résister à cette force d’attraction ? La première étape consiste à identifier le monomythe pour ce qu’il est : une forme parmi d’autres, et non une vérité absolue. Cette démarche implique de chercher activement des alternatives, qu’elles soient issues d’autres traditions narratives (le conte oral africain, la littérature japonaise, ou les sagas nordiques) ou qu’elles naissent d’une volonté de fragmenter, de subvertir.

Ensuite, il faut accepter que l’absence de forme reconnaissable puisse être une qualité et non un défaut. Beaucoup de récits contemporains, de l’œuvre d’Annie Ernaux à certains romans de W.G. Sebald, rejettent le climax pour privilégier la mémoire, l’évocation et les fragments. Ces écritures, loin de plaire à tous, ouvrent des chemins nouveaux et dérangent les attentes codifiées.

Le terme "culture populaire" est souvent invoqué pour justifier l’hégémonie du monomythe. Mais qu’est-ce que cette culture populaire, sinon une construction ? Ce qui est plébiscité aujourd’hui ne l’a pas toujours été. D’autres formes narratives, d’autres modèles, ont connu des hégémonies passées. Penser la "culture populaire" comme une force immuable, c’est ignorer son caractère malléable et historiquement contingent.

En réalité, ce que nous appelons la culture populaire est souvent le reflet de ce que les industries culturelles choisissent de promouvoir. En ce sens, résister au monomythe, c’est aussi remettre en question l’idée que l’écriture doit plaire à une majorité présumée.

Être écrivain aujourd’hui, c’est naviguer dans un champ de forces contradictoires. Le monomythe de Campbell, puissant mais limitant, est à la fois une ressource et un adversaire. Pour certains, il reste un modèle utile ; pour d’autres, il est une forme à combattre. La solution n’est pas d’ignorer son existence, mais de choisir avec lucidité : s’en servir, s’en écarter, ou le subvertir.

Et peut-être qu’écrire, c’est justement cela : apprendre à dialoguer avec ses fantômes, qu’ils soient monomythe, dibbouk, ou toute autre présence tapie dans l’ombre de la page blanche.

Carnets | décembre 2024

31 décembre 2024

Dernier jour de cette année 2024. Rude année. Alors pour lui dire adieu, envie d'une traversée.|couper{180}

Carnets | décembre 2024

30 décembre 2024

Lu quelques pages du Porte-Lame de Burroughs vers 3h du matin. Ce qui résonne avec la vidéo de Pacôme Tiellement sur son Rabelais dans sa série sur l'empire romain contre le Christ ou vice versa. Toujours pas trouvé l'angle avec lequel pénétrer l'opacité de la proposition d'écriture de F. Le rire, sans doute, serait un recours, en y a-t-il vraiment un autre ? À l'institution Saint-Stanislas d'Osny, près de Pontoise, je me souviens du petit Legallo, dont je fis faire le tour du parc presque complet à coups de gifles et de coups de pied au cul. Du gros Lefranc, à qui j'envoyais un uppercut parfait après qu'il eut traité ma mère de nom d'oiseau. De la nonne Thérèsa, qui me troubla tant que j'en fis mes premiers rêves érotiques. Sans compter la voluptueuse Mathilde, qui avait la plastique affolante des femmes préhistoriques, et que j'épiais, me portant malade les jours où elle venait faire le ménage au dortoir. Et aussi de Poinsard, professeur de mathématiques aux mains baladeuses et glaciales, dont l'haleine sentait la pastille Pullmoll ou l'affreux cachou. De toute une série de noms s'achevant en sky, parce que les prêtres ici furent, avant d'être déportés, polonais. Je me souviens aussi du nom de la rivière dans laquelle je pêchais avec des agrafes attachées au bout de ficelles des épinoches. Les épinoches ont grosso modo la même triste figure écrabouillée et mélancolique que l'une des deux sœurs Richaume, dont j'étais amoureux enfant parce que j'aurais voulu la voir sourire à tout prix. Et Monsieur Blavette, professeur d'allemand émérite, qui nous parlait de la Sarthe comme du Paradis, avait aussi une gueule de traviole et je crois fermement aujourd'hui que c'est pour cette raison principale que je l'aimais bien. Setsensesich wirsetsenuns. Après, je ne sais plus trop ce qui s'est passé, j'ai lu encore quelques pages de Burroughs, j'ai trouvé ça bien, c'était comme si je visionnais un film, des images fabuleuses. Puis, vers le milieu de la journée, sans doute un blanc, le sommeil. J'ai relu ce que j'avais écrit à 4h du matin, ça ne vaut pas un pet de lapin, mais je le garde parce que c'est un auto-jugement du lendemain après coup et que la nuit du 29 au 30, je ne dormirai pas bien non plus, j'avancerai dans Burroughs et peut-être aussi sur Obsidian. J'ai créé pas loin de 5000 fiches en une journée grâce à un script Python qui va fouiller dans mes bases de données SQLite. Je devrais faire une rubrique spéciale pour tout le temps que je passe à bricoler sur SPIP, sur Python, sur Obsidian. Mais ça n'aurait plus rien à voir avec le Dibbouk. À moins que si, justement. Je n'en sais rien. Lu aussi quelques textes sur le blog de l'atelier d'écriture. Pas encore mis à la proposition 7 pour autant. Et que je crois bien que j'ai foiré totalement la précédente. Me suis même fendu de quelques commentaires parce que tout simplement ça me venait naturellement. Je regrette un peu ce naturellement aujourd'hui. Puis je me dis que demain, un autre auto-jugement me dira encore autre chose. Une saleté de vautour me dévore le foie et je n'ai pas inventé l'eau chaude ni les allumettes. C'est une injustice flagrante. Encore une. Dans le fond, la justice est l'anomalie, voilà ce qu'il convient de se dire pour pouvoir se tenir debout.|couper{180}

Carnets | décembre 2024

28 décembre 2024

C’est en extirpant, avec la pointe d’un pic orné d’une boule verte, un corps noir lové dans sa coquille que j’ai repensé à la proposition d’écriture de la semaine. L’escargot en soi n’a pas véritablement de goût. C’est la sauce qui fait tout. On pourrait plonger des moules dans cette même sauce — et bien pire encore, blattes, cancrelats, cafards — et ce serait, j’en suis presque convaincu, exactement la même chose. À vrai dire, c’est tout à fait épouvantable de mettre ce genre de chose dans sa bouche. Non pas que je considère l’escargot comme un être inférieur ou vil, mais qu’un être humain comme moi, supposément civilisé, en fasse une bouchée, c’est proprement abject. Hormis cette indéfectible attirance pour la sauce au beurre persillé, j’imagine que je pourrais me passer, sans effort excessif, de ce genre de mets pour le reste du temps qu’il me reste à vivre. — - J’ai acheté plusieurs boîtes de Mon Chéri chez Lidl. L’une d’elles, je l’ai enveloppée de papier cadeau pour la glisser dans les chaussures de mon épouse. J’ai aussi dégoté un petit miroir à LED, un truc absolument kitsch comme elle les adore. Je l’ai emballé avec la même application minutieuse, le même papier cadeau (en promotion, bien sûr, dans le même magasin). Ces deux cadeaux, de toute évidence peu sérieux, sont là pour lui faire faire une grimace en les déballant. La grimace. Puis le petit sourir gèné. Puis, enfin, son visage qui s’illumine quand elle découvrira le troisième cadeau : un appareil photo Panasonic Lumix. Une folie que je vais payer à tempérament pendant des mois. Et maintenant que je l’ai écrit, est-ce que ça me soulage ? Honnêtement, je n’en sais rien. Je me dis que, de toute façon, à part moi, ça ne regarde personne. Et encore, je ne suis pas certain que ça me regarde vraiment non plus. Peut-être qu’il en est de ces gestes anodins comme de tout ce que l’on traverse : ça ne nous concerne que lorsqu’on implore une Providence quelconque de nous voir. De nous *regarder*. — - J’ai commencé à créer des fiches sur Obsidian. Mais si je suis honnête, tous ces outils finissent par se ressembler. Ulysse, Scrivener, Notion, Typora, Obsidian… On passe un temps fou à se demander comment on va les utiliser. On les paramètre, on les organise, on les dissèque. Puis, un jour, on abandonne. On comprend qu’ils ne sont rien d’autre que des leurres, des pièges sophistiqués pour accaparer l’attention. Ils nourrissent un désir ubuesque d’organisation. Et, par la même occasion, enrichissent des vendeurs de formations en ligne, qui pullulent comme des cancrelats autour de nos incertitudes. Mais cette fois, je m’en rends compte plus vite. Peut-être est-ce un progrès. J’ai même visionné plusieurs vidéos de créateurs de contenu pour en être bien certain. J’ai téléchargé le livre de Tiago Forte, *Building a Second Brain*, pour m’en convaincre : l’organisation qui compte vraiment, c’est celle avec laquelle je vis au jour le jour. La mienne, désordonnée, imparfaite, mais vivante. Cela peut paraître prétentieux, mais ce n’est qu’un élan vers une forme d’humilité qui me convient. Le Bouddha disait : "Ne crois qu’en ce que tu expérimentes." Et, surtout, si le Bouddha se dresse devant toi, tue-le. Alors je m’efforce d’observer tout ce qui se dresse devant moi. Ces petites boules noires que je mâche lentement, qui ont une texture caoutchouteuse et un goût délicieux de beurre aillé. J’attrape une crevette. Je fais et je pense exactement la même chose. Rien ne peut me résister. Du moins, à table. — - Je ne suis pas du tout certain d’avoir compris la proposition d’écriture cette fois-ci encore . D’ailleurs, je ne m’y suis pas accroché bien longtemps. Il me semble que plus ça va, moins je les comprends, ces fameuses propositions. Ou plutôt, je ne cherche plus vraiment à les comprendre. Ce qui m’intéresse désormais, ce sont les pistes fugaces qui les traversent en filigrane, comme des éclats d’idées laissés là, presque par hasard. Parfois, c’est un mot qui surgit et que j’ai envie de développer. Parfois, c’est une liste qui s’impose, d’un seul coup, sans prévenir. D’autres fois encore, c’est une sensation, quelque chose de diffus, d’insaisissable, que je ne parviens pas à nommer clairement et qui me fait tourner en rond comme un derviche. Cette impossibilité de cerner ce que je veux dire — ou même ce qu’on attend de moi — devient presque un moteur. Une énergie étrange, faite de confusion et de mouvement. Mauvais élève comme d'habitude. Quand je bèle, j’ai toujours un chat dans la gorge, et c’est affreux comment je bèle faux. Je m’en suis encore fait la réflexion en disant à voix haute : « Mazette, cette bûche bat tous les records de bûches surgelées ! » Une phrase idiote, et moi qui avais vraiment l’air con après l’avoir prononcée. Je ne peux m’empêcher de trouver quelque chose de familier dans cette absurdité, dans ce faux-bêlement qui me poursuit. Comme si tout ça, finalement, faisait partie du jeu... Peut-être que F. ne le fait pas exprès. Ou peut-être que si. Après tout, ce ne serait pas la première fois que je croise ce genre de méthode. Mes meilleurs professeurs, tous sans exception, avaient cette façon de faire. De poser une question qui semblait claire, mais qui, en réalité, n’avait aucune réponse évidente. Ou bien, ils parlaient ostensiblement d’une chose tout en nous entraînant ailleurs, sur un tout autre sujet. Et moi, en y réfléchissant bien, je réalise que je fais exactement la même chose avec mes élèves. C’est un jeu subtil, presque pervers parfois. (On utilise le mot pervers à toutes les sauces désormais ce qui fait qu'il ne veut strictement plus rien dire ) — Donner l’impression de parler d’une chose alors qu’on est en train de parler d’une autre. ( mais n'est-ce pas ce que tout le monde fait sans arret ?) Une sorte de mise en abyme pédagogique. Et le plus fascinant, c’est que si je prenais la peine d’interroger ces professeurs aujourd’hui — ceux qui m’ont marqué, ceux qui pratiquaient ce "déplacement" constant — ils me répondraient tous, sans exception, qu’ils ne s’en rendaient pas compte. Ils diraient que c’est inconscient. Et, bien sûr, ils me feraient ce petit sourire en coin. Un sourire qui en dit long sans rien expliquer. Qui semble dire : « Ah ah, tu crois peut-être avoir compris. Tu es décidément indécrottable ! Peut-être que c’est la vérité. Peut-être que c’est une manière d’éluder. Mais au fond, qu’importe ? Ce n’est pas tant la clarté des réponses qui compte, mais cette ouverture, cet espace que ces méthodes créent en nous.|couper{180}

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