Tu t’éloignes suffisamment longtemps, jusqu’à tout oublier. Puis, un jour, tu tombes sur des tableaux que tu as peints il y a trois ans. Ils sont là, dans un coin, empilés, recouverts d’un voile de poussière. Trois ans ont passé. Trois ans que tu n’as pas vus passer, comme si le temps lui-même t’avait été volé.

C’est ça que fait le dibbouk. Il te dépouille. De tout. De ton temps, de tes gestes, parfois même de ta mémoire. Et il ne laisse derrière lui qu’un vide. Une distance immense entre toi et ce que tu as fait, ce que tu as laissé.

Tu regardes les toiles. Les couleurs sont restées vives, étonnamment vives, malgré le temps. Elles t’émeuvent, mais tu ne saurais dire pourquoi. Peut-être est-ce cette distance qui les rend si vibrantes, ce recul forcé qui transforme chaque teinte, chaque nuance. À l’époque, tu ne les avais qu’entraperçues. Quand tu peignais, les couleurs ne te parlaient pas comme aujourd’hui. Elles étaient juste là, des outils au service d’un geste presque mécanique, un geste que tu répétais encore et encore.

Mais aujourd’hui, elles te frappent comme quelque chose de neuf. Comme si elles avaient attendu que tu t’éloignes, que tu perdes tout pour pouvoir te révéler leur véritable nature. Et toi, tu les regardes. Émerveillé, mais aussi vidé. Parce que tu sais que ces couleurs, ce regard neuf, sont le fruit d’un immense sacrifice.

Trois ans. Trois ans que le dibbouk te tient. Trois ans qu’il te harcèle, qu’il te fait tourner en rond. Trois ans qu’il te paralyse avec ses questions : "Pourquoi peindre ? À quoi bon écrire ? Et même, pourquoi vivre comme ça, à quoi cela mène-t-il ?" Tu l’as laissé faire. Tu t’es laissé terrasser. Est-ce par orgueil, par faiblesse ? Ou pour rien, parce que de toute façon le terrassement est aussi nécessaire que les fondations.

Peut-être parce que tu ressens toujours cette intuition qu’il y a encore quelque chose à voir, à ressentir, une fois que tout est réduit en cendre, en pourrissement, en décomposition, en humus. Comme si chaque coup porté à ces toiles, chaque silence imposé à tes gestes, les avait rendues plus vivantes.

Le dibbouk, cet excès de réflexion, ne t’apporte rien de concret. Il ne construit rien. Il ne fait qu’ôter, réduire, effacer. Mais ce qu’il te donne en échange, c’est un regard. Un regard chargé de perte, d’abandon, de temps dissout. Ce regard que tu poses aujourd’hui sur tes toiles, sur leurs couleurs, sur ce qui reste. Ce regard qui te frappe et te terrasse encore. Le regard de Narcisse bu par l’eau de la rivière quand son visage plonge en celle-ci.

Et pourtant, dans cette eau qui t’absorbe, dans ces couleurs qui t’engloutissent, tu sens peut-être une possibilité. Une flamme légère, fragile. Celle de recommencer, malgré tout. Parce que tout simplement, tu n’as pas d’autre choix.