La difficulté principale vient surtout de la profusion. Il y a beaucoup trop de ces images rémanentes. Ce blocage soudain est étonnant, car il serait facile de les aligner- ces images- comme on enfile des perles. Ce premier mouvement est vite contrecarré par un « je ne sais quoi ». Un refus, peut-être. Quelque chose de plus fort qu’une gêne, qu’une simple honte. Ce serait honteux d’étaler ces images sans queue ni tête, simplement parce qu’on les aurait cueillies sans trop y réfléchir, sans leur trouver un lien- ce qui dépasse le cadre temporel de l’exercice. Honteux à cause de l’abondance ou de l’insouciance. Et c’est pour ça que ce refus survient, je l’imagine.
J’ai envisagé d’établir une chronologie pour les raccrocher à des moments collectifs, pour qu’elles ne parlent pas seulement de moi. Ça changerait en tout cas. Mais voilà que je me mets à disserter sur la difficulté de participer à l’exercice.
Je pense à toutes ces images en noir et blanc que diffusait la télévision pendant ma petite enfance : l’Algérie, le Vietnam, le Biafra. Une sorte d’abîme à me relier à ces images, alors que je vivais dans un pays en paix, économiquement opulent. Pendant ce temps, l’image d’une traction avant garée dans la cour de la maison se métamorphosait sous les trouées de lumière des grands prunus plantés là avant ma venue.
Je me demande si je ne devrais pas ouvrir un navigateur et taper simplement une année : 1960, 1965, 1972. Voir tous les événements de cette année-là, en espérant que quelques images me reviennent plus précises. Mais ce n’est qu’une invention, une reconstruction. Non pas que je rechigne à créer une fiction, mais j’aurais l’impression de fuir l’essence de l’exercice par une issue facile. De la désinvolture.
Pourquoi garde-t-on en soi une image qui dure, sans chercher à la convoquer ? C’est une piste de départ, mais peut-être faussée par l’intention d’écrire un texte, d’éviter la nécessité, le véritable pourquoi de telle ou telle image. En dehors d’une intention purement esthétique, ou pire, l’envie de se mettre en avant grâce à ce genre d’image, trop facilement fédératrice.
C’est donc un échec, et je préfère cet échec finalement à la création du texte lui-même. Il me fait réfléchir cet échec. Des dizaines de textes piaffent derrière cet échec, que je les écrive ou pas, là n’est pas la question. Ce qui me semble important c’est de pouvoir me dire non, justement – toi tu ne peux pas le faire, pas comme ça, pas maintenant.
Je me dis aussi que si un livre arrivait de façon inaugurale, par un refus, ça ne m’étonnerait qu’à peine. C’est effrayant cette volonté soudaine de se démarquer par un refus. Effrayant et excitant à la fois. Il suffirait peut-être de remonter le fil de tous ces refus, clamés ou muets, pour que je dispose d’un texte digne de cette série d’exercices d’écriture. Ce serait ma façon de participer malgré tout, malgré mon refus. Et bien voilà, ce n’est pas botter en touche, c’est fait.
Que l’hypothétique lectrice, lecteur, participant à la même tâche n’en prenne pas ombrage, ce refus ne s’adresse qu’à cette part un peu trop obéissante de moi-même avec laquelle je n’ai pas envie de composer, voilà tout, voici donc ma récolte, pauvre récolte mais honnête.