réécriture

Tant qu’il y a de la honte, tout n’est pas perdu : elle sert de plan, de balises et de griffures pour se repérer dans le labyrinthe qu’avec l’âge on baptise épopée, histoire de quitter ce monde sans regret, en croyant lui avoir donné un sens et, qui sait, devenir soi-même un peu sensé. Hors du binaire bien/mal, ma honte n’est souvent qu’un prétexte, une cartographie de la douleur pour revenir d’un coup d’œil sur des lieux, des atmosphères, des êtres. C’est le petit caillou dans la chaussure : il gêne mais rappelle qu’on est vivant. À cette époque, la confusion avait dissous mes repères ; ne me restait qu’une douleur physique pour contenir le malaise psychique — trop-plein d’imagination, besoin d’embellir, puis de tout casser comme une ébauche qu’on efface. Je me revois avec des rages de dents, des jours durant, me cognant la tête contre les murs : un simple coup de fil aurait suffi, mais quelque chose en moi s’opposait obstinément au geste logique, au soulagement, à la remise en question qu’il implique. Je sentais bien que je n’étais plus tout à fait maître à bord : une curiosité entre naïveté et superstition tenait le gouvernail et menait aux naufrages « pour voir », pour aller au bout. On peut toujours plaquer des raisons — sentiment d’invulnérabilité masquant la fragilité —, ce ne sont que filtres posés sur une sensation fuyante, entre effroi et jouissance, sans frontières nettes. Si j’ai honte, c’est surtout des dégâts collatéraux : parmi les victimes, il en est peut-être de sincères. Comme d’autres prennent l’amour pour prétexte, j’ai pris la honte : chacun son alibi pour ne pas voir notre inadéquation. Reste que la honte est une mine inépuisable : j’y retourne chaque jour, ouvrier opiniâtre, et ce que j’en remonte ce sont des textes — terrils, taupinières qui bousculent les jardins trop peignés. L’or que j’y trouve est invisible : il se loge entre les mots, dans les silences ; il a la couleur grise des plages du Nord. J’ai cédé à bien des tentations, souvent provoquées ; j’essaie aujourd’hui d’arrêter la séduction comme on tente d’arrêter l’alcool ou le tabac, avec les mêmes rechutes, mais au moins j’ai identifié une cause. La « dignité » que je cherche n’a rien à voir avec celle des dictionnaires : il s’agit de protéger son intégrité contre les mensonges du monde, de viser la rondeur d’une note juste — une dignité du vivant, de plante, d’arbre, de chat —, sobre, efficace. Écrire n’est pas confession mais récapitulation : défaire les nœuds que culpabilité et honte laissent en tâche de fond et poursuivre son chemin, même s’il mène à la catastrophe : courage ou bêtise, peu importe, c’est le seul moyen d’approcher un sens. Depuis les Grecs, le narrateur-héros doit tout traverser : Ulysse rentre, tout le monde est rassuré ; sauf que la vie continue, Pénélope ennuie, Télémaque agace, reste le vieux chien à promener. Alors Ulysse vieillissant songe à recracher à la figure des dieux et à reprendre la mer vineuse vers sirènes et cyclopes : quand tout est officiellement perdu, l’homme se risque encore — pour rien, précisément pour rien ; courroucer n’est pas un but, seulement un moyen. Le plus honteux, au fond, ne serait pas d’avoir trahi les autres, mais de s’être trahi soi-même ; les deux s’emmêlent, d’où cette démarche de crabe qui nous fait dire oui au merde et continuer quand même. Comme disait un grand-oncle rebouteux en me toisant, gamin : « Ne fais pas l’âne pour avoir du foin, mais courrouce les dieux et tu verras… »