réécriture

En 1957, Eugène Ionesco déclara à haute voix la liste de ses titres et décorations.
« Je suis couvert de galons. Non seulement je suis membre de l’Académie française, mais aussi de l’académie du Maine, de celle du Monde latin, des Arts et Lettres de Boston, de celle de Vaucluse. Et surtout, mon titre le plus important : Satrape du Collège de ’Pataphysique. »

Ce mot, « Satrape », m’impressionna quand, dix ans plus tard, je tombai sur ce reportage dans un magazine.

Mon instituteur du village, homme charmant et lucide, m’avait fait sauter une classe. Le premier à mettre un mot sur ma façon singulière de voir le monde. Il nous avait parlé de l’absurdité. Il devait l’aimer, puisqu’un jour il décida d’abandonner l’école pour faire on ne sait quoi.

Avant son départ, il laissa à la bibliothèque communale des cartons entiers : Jarry, Mac Orlan, Prévert, Ionesco. On le vit transbahuter ses caisses sous les yeux de la directrice qui, à chaque aller-retour, semblait léviter un peu plus. J’avais noté dans mon cahier deux mots entendus dans son discours d’adieu : « Satrape » et « Pataphysique ».

Des années plus tard, j’ai retrouvé ce cahier. Les mots étaient toujours là, comme des fioles intactes, pleines de complicité, de fierté et d’absurde.

Satrape : protecteur du pays dans l’empire perse, titre repris par le Collège de ’Pataphysique.
Pataphysique : science des solutions imaginaires.

Il ne m’en restait que cette étrangeté, qui devint pour moi l’autre nom de la poésie. Seule la poésie, pensais-je, pouvait tenir tête à la méchanceté du monde.

Je ne fis jamais de recherches. J’aimais laisser les choses se dissoudre. On racontait que l’instituteur était parti à la guerre d’Algérie, mais les dates rendent cela improbable. Qu’importe. Dans mon esprit, il resta cet homme parti sur un front dont il ne revint jamais. Tout à fait conforme, après tout, à la logique pataphysique.

Je ne pouvais pas écrire ce billet sans évoquer Alfred Jarry et son professeur Hébert, modèle grotesque d’Ubu. Des professeurs de ce genre, j’en ai connu. Mais j’ai préféré garder, de mon instituteur, une autre figure : celle d’un passeur discret, qui m’avait donné deux mots en héritage.

Avec le recul, je comprends que j’ai construit, comme un pataphysicien, une « solution particulière » à partir d’une anomalie familiale : ce parrain tué dans le désert algérien, entouré de silence.

« Je m’applique volontiers à penser aux choses auxquelles je pense que les autres ne penseront pas », écrivait Boris Vian.

Il y a sans doute de l’Ubu dans ma peinture aussi, vue de ma lorgnette. Mais comme tous les chemins mènent à Rome, ou à Tataouine, pourquoi s’inquiéter ? Quand une histoire est lancée, elle court d’elle-même.