2021

Carnets | 2021

Ne pas laisser s’échapper les idées

réecriture Chaque semaine j’avale quatre cents bornes. La Twingo vibre, pluie sur les vitres, ventilo qui souffle par zéro degré. Je pousse un livre audio pour couvrir le moteur. Des voix qui parlent d’écriture. Je n’attends rien. Juste tenir éveillé. Les histoires entrent, se mêlent à mes pensées, se dissipent. Autrefois j’avais mes carnets Clairefontaine, verts à reliure noire. Pas un autre. Le mauvais carnet me donnait l’impression d’écrire de la merde. Les bons, je les sentais dans ma poche comme une arme. J’y notais tout, je noircissais des pages entières. Naïveté, orgueil, prétention. J’ai tout brûlé pour une femme. Les cendres m’ont collé longtemps aux doigts. Ce n’était pas de l’amour. Ce n’était pas de la littérature non plus. Depuis j’empile des textes ici. Comme deux boxeurs qui s’épuisent sans vainqueur. Mille morceaux, jamais recousus. Paresse ou refus d’en finir. Ces derniers jours l’obsession lâche un peu. Je vois la coquille que je traîne. Lourde, inutile. Peut-être temps de l’abandonner. La route continue. La Twingo cabossée file dans la nuit. Les idées passent, volatiles. Une lumière d’autoroute, une buée sur le pare-brise. Il suffit de noter, ou de laisser filer.|couper{180}

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Ne pas laisser s'échapper les idées

Carnets | 2021

Recommencer

réecritures Ça serre quand ça arrive. Un gonflement au-dedans. Ce petit confort déjà lourd. Louche, trop lisse, trop sûr. Ça colle, ça enferme. La peur derrière, pas l’échec, autre chose. La réussite renversée en vide. Ça aspire, ça avale. J’étais déjà arrivé avant même d’être parti. Trop d’idées, puis le geste devenait ce surplus qui m’immobilisait. Une histoire, c’est une boucle. On part, on croit avancer, et on revient toujours au même point. Mais changé. Respiration d’un bouddha sidéral. Chaque inspiration dure le temps d’une galaxie, chaque expiration détruit tout. Rêve pulmonaire, coucou métaphysique qui sonne l’heure de recommencer. En peinture, je cherche ça. Je peins comme si je n’avais jamais rien peint. J’oublie tout. Nu, démuni face à l’acte. Certains jours j’ai l’impression d’y être, d’autres non. Mais ce qui compte, c’est le goût de recommencer.|couper{180}

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Carnets | 2021

Envers et contre tout

Réecriture Le vieux ne se taisait jamais. Grain de sel à chaque phrase. La télé hurlait, volume à fond. Aux infos : “je le savais”, “pas étonnant”. Puis ses histoires, toujours héros, toujours lui. J’ai pris la parole pour le contrer. Mensonges, fables, à d’autres, à moi. Mars. Morgue de Créteil. Corps rapetissé. Sourire goguenard. Le gosse me vole mes souvenirs, m’oblige à grandir trop vite. Un putain de sourire. Et cette voix en “je” qui s’incruste. Je marche dans cette voix, je cherche la source. Au bout : un sourire d’enfant. Comme s’il disait je vous ai bien eus. La haine se brise. Peut-on frapper un gosse ? Repas de famille. Télé plus forte encore. On avale sans mâcher. Obésité, sucre, cholestérol. Sortir de table au plus vite. Printemps. Giboulées. J’ouvre une porte : cri sauvage. Courir dehors, collines, forêt. Inventer d’autres “je” pour recouvrir le sien. Aujourd’hui la toile. Le couteau. Stries violentes, stries douces. Noir dans du bleu. Caravelle fantôme. Vasco vers l’inconnu. La terre promise : ne rien savoir. Courir dans la peinture. Hurler envers et contre tout.|couper{180}

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Envers et contre tout

Carnets | 2021

Le cambrioleur citronné

texte final : J’avais trente-cinq ans. Une maison dans les Yvelines, une chatte, un break Nevada. Deux heures d’embouteillages chaque matin, la radio en fond. J’appelais ça devenir adulte : patienter, nourrir quelqu’un d’autre que soi. Un jour, sur la Transilienne, j’entends l’histoire : Pittsburgh, un certain Wheeler. Braquage, caméra, arrestation. Il nie. Puis explique. Son visage enduit de jus de citron, donc invisible. Je ris d’abord. Puis je me tais. L’histoire s’accroche comme un koan. L’homme croit au citron. L’évidence qu’on lui montre, il la rejette. Ce n’est pas lui, dit-il, puisqu’il ne peut pas être vu. Dans les files à l’arrêt, je me découvre pareil. Costume, cravate, pilote automatique. À 17h01, je redeviens écrivain imaginaire, dans ma Nevada, mordant l’acidité pour tenir. Invisible, chacun à sa manière. Quelques mois plus tard, j’ai déménagé. La chatte m’a suivi vingt-deux ans. J’ai cessé d’écrire quinze ans. Rien à dire, croyais-je. Rien qu’un goût de citron sur la langue. réécriture, défrichage J’avais trente-cinq ans. J’habitais une maison qui me plaisait, dans un village des Yvelines ; chaque matin je traversais des embouteillages qui faisaient deux heures de ma vie, j’allumais la radio dans mon vieux break Nevada et je laissais le temps faire son œuvre — prendre son mal en patience, c’était sans doute ma façon de me dire adulte. Quelques mois plus tôt j’avais accepté une chatte : responsabilité minimale, prototype de soi partagé. Un matin, sur la transilienne, j’entends l’histoire de McArhur Wheeler, cambriolé à Pittsburgh, filmé par une caméra — il nie, puis explique qu’il était invisible parce qu’il s’était badigeonné le visage de jus de citron. D’abord je ris, puis l’anecdote glisse ; elle me tombe dessus comme un koan : l’homme croit vraiment à son invisible, il confond la méthode et la foi, il prend en bloc l’évidence qui lui est montrée. Dans les files, au ralenti, on fait le point sur sa vie. À trente-cinq ans je ne me projetais pas ; je repassais mes échecs, je portais des costumes et j’étais en pilote automatique de neuf à dix-sept heures. Le soir à 17h01, je remontais dans la Nevada et j’enfilais la peau de l’écrivain que je m’étais inventé, je mordais l’acidité d’une image comme on mordre un citron pour supporter l’émail de soi. J’ai fini par croire que je ressemblais à cet homme : arracher l’aveu d’une vérité, la refuser avec bonne foi, préférer l’idée de l’invisibilité à la vue de ce qui est là. Quelques mois après j’ai déménagé, emporté la chatte ; elle est restée vingt-deux ans et m’a appris, sans le dire, que l’on peut cesser d’écrire non parce qu’on est vide, mais parce qu’on a choisi d’écouter autre chose.|couper{180}

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Le cambrioleur citronné

Carnets | 2021

L’inquiétante étrangeté.

C’est une petite dame qui fêtera bientôt ses quatre-vingt-dix ans. On dit « toute frêle », et déjà l’expression vacille : comment la fragilité pourrait-elle durer si longtemps ? C’est pourtant cette idée qui m’apaise, qu’une faiblesse puisse tenir lieu de force, comme si l’opiniâtreté d’autrefois s’était dissoute, laissant place à une souplesse inattendue. Non plus le rocher dur, mais la poudre qui s’effrite, grain après grain, et qui persiste autrement. Un renversement discret, par glissements sémantiques, après la soixantaine franchie : voir surgir une acropole blanche, lointaine, et sentir, dans les fibres du corps, cette inquiétante étrangeté dont parlait Freud. Peut-être est-ce ancien, remontant aux contes. Tout commence par du familier, puis survient la cassure : un événement imprévu, attendu malgré nous, qui déchire le tissu du récit. Ce qui nous trouble, c’est d’en avoir toujours su la venue, et de n’en rien dire. L’étrangeté se trame dans le silence. La vieille dame, disent ses filles, se perd un peu. Elle échange les prénoms, confond les pilules dans son semainier, oublie les rendez-vous notés en gros sur l’ardoise de la cuisine. À table, je l’observe : elle joue la gamine surprise par les reproches affectueux, pousse des « oh pardon » ou des « mince alors », se met en scène comme si elle consentait au rôle de celle qui perd la boule. Et pourtant, parfois, une étincelle au fond des yeux : un aparté, une lueur d’entente. « Tout va bien, je vous dis ! » répète-t-elle, tandis que tout semble s’effilocher. Chacun tient sa partition, parents, enfants, petits-enfants, comme si le jeu était nécessaire. Il faut peut-être accepter de se tenir là, auprès d’elle, dans cette étrangeté. Déposer un instant les costumes, laisser tomber les faux-semblants. Car il y a ce silence qu’elle porte avec elle, apaisant, semblable au sable qui s’écoule d’une falaise vers la mer. On croit l’entendre : le ressac. On s’y laisse bercer, avant de regagner nos maisons, de reprendre le secret.|couper{180}

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L'inquiétante étrangeté.

Carnets | 2021

Deuil

Quelque chose cloche. Tout semble normal : café, cigarette, météo. Et pourtant non. Ça bascule. Une nouvelle tombe. Irrémédiable. On entend, mais on ne veut pas. Alors on marche, on cogne, on crie. La colère comme bouée. « Je ne veux pas. » Voilà ce que dit le corps. On rejette les voix, les compassions « je comprends », « moi aussi ». Non. On creuse. Seul. Comme un mineur sous terre. Les jours s’étirent. Le deuil devient rumination. Un boa qui a avalé un ours. Trop gros, trop lourd. On rumine jour et nuit. On invente des si. On réécrit l’histoire. On fatigue. On s’use. La dépression recolle les morceaux, mais de travers. Cubiste. Un visage en éclats. On s’accroche aux habitudes : lever tôt, coucher tôt, remplir les cases de la journée. Ne pas sombrer. Juste tenir. Et puis un matin. Même palier, même mois de janvier. Un oiseau. Son chant perce l’air. Douceur cruelle. Déjà-vu. On ne sait pas s’il faut rire ou pleurer. Alors on sourit, on lève le pied dans une flaque. Rien n’est réparé. Mais la vie, de nouveau, insiste.|couper{180}

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Carnets | 2021

L’originalité et le familier

On croit chercher l’original. On grimpe sur des échasses, on se prend de haut. Mais ça finit toujours par tomber. Le familier revient. Grimé. Soleil en chocolat qui fond dans l’œil, aveugle, fait pleurer. L’original, c’est peut-être ça : du familier avalé, mal digéré, recraché. Tas tiède. Épluchures. Personne n’en veut. On les ramasse, on les fait bouillir. On goûte. Pas bon. Pas mauvais. C’est la faim qui décide. Puis, un jour, la langue se vide. Plus de souvenir. Plus de comparaison. La langue nue. Et là : le goût surgit. Patate. Courgette. Navet. Brut. Net. La vie elle-même. Alors on reste seul avec cette évidence : ce qu’on croyait nouveau, c’était déjà là.|couper{180}

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L'originalité et le familier

Carnets | 2021

Instinct

Elle suppose. Moi j’agis. Je dérive seul sur l’océan de ses suppositions. Ma seule boussole : le sel sur ma langue, sec ou détrempé selon la bourrasque. Je ne suis pas autre chose que cet instinct. Devenir riche, partir sur Mars, tendre une ligne dans un canal — la même traversée. Le même océan. Toujours. En soi aussi il y a des océans. Pas un. Plusieurs. Et chercher la terre ferme, c’est déjà se perdre. J’ai tenté tous les pronoms : je, nous, vous, ils. Rien. Horizon brouillé. Parfois je m’arrête au tu. Le tu repose. Tu veux ou tu ne veux pas. Simple. Mais la part de moi qui navigue s’en fout. Elle ne jure que par la trace des oiseaux dans le ciel, le goût du sel, l’éclair bleu d’un orage, l’acidité des citrons.|couper{180}

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Carnets | 2021

Rester en lien

Je n’ai jamais su rester en lien. Pas d’ami gardé, pas de cercle conservé. Je traverse, je sors, je laisse. Les autres restent reliés entre eux, moi je me découds. Ce n’est pas une décision. C’est un réflexe. Comme quitter la table avant que les plats ne soient servis. Je n’ai jamais supporté l’idée de devenir quelqu’un. S’ancrer dans un rôle, s’y coller comme une étiquette. Alors j’ai choisi la constance inverse : ne pas avoir de constance. Je les appelais « prisonniers de la constance », je riais d’eux, mais c’était le même attachement — moi à l’absence, eux à leur masque. Roger, le peintre en lettres, l’a dit un jour, simplement : tu n’as pas de fondation, voilà pourquoi tu ne gardes pas les liens. J’ai souri, mais il m’avait transpercé. Avec lui non plus je n’ai pas su rester en lien. Comme avec tous les autres. Et pourtant je pense à lui souvent. Je les ai tous gardés autrement. Pas vivants, mais fantômes. Conversations muettes, reprises à volonté. Les silhouettes défilent, je retourne aux instants, je fouille, je scrute. Pourquoi on s’est perdus. Pourquoi je les ai laissés filer. Je peux revoir les visages, je ne peux pas les toucher. Mon manque de chaleur est à double face : je n’en donne pas, je n’en reçois pas. Les objectifs aussi je les ai laissés filer. Devenir solide, fiable, être quelqu’un sur qui on peut compter — ça m’a toujours paru une comédie. Alors j’ai envoyé valser tout ce à quoi un être humain s’accroche. Le seul lien que j’ai gardé, c’est avec l’idée de ne pas en avoir. C’est peut-être ça : fuir le chagrin des disparus, esquiver la nouvelle des morts. Mais en vérité je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que les fantômes ne s’en vont pas.|couper{180}

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Rester en lien

Carnets | 2021

J’étais sûre que tu embrassais comme ça

L’ascenseur était en panne, six étages à grimper. Elle parlait, moi j’écoutais à moitié, le souffle court, déjà mal à l’aise d’être devant elle, de savoir qu’elle allait entrer chez moi. Elle avait apporté des sandwichs, comme si c’était prévu depuis toujours. Elle a posé le sac, retiré son manteau, s’est assise sur le canapé comme chez elle. Moi debout, invité dans mon propre appartement. Elle a tapoté le coussin, j’ai obéi. On a mâché en silence, parlé du temps, n’importe quoi pour ne pas dire ce qu’on faisait là. Puis elle a lâché son sandwich, sa main a saisi ma nuque. « Embrasse-moi, idiot. » Le baiser a duré. Trop longtemps. Ma langue en crampe, mon souffle retenu. Effroi et excitation mêlés. J’avais l’impression qu’en l’embrassant nous suspendions le temps, qu’on n’aurait plus à parler, qu’on pouvait se taire enfin. Elle me serrait, je restais raide, prisonnier de mon propre corps. Son parfum montait, saturait l’air, recouvrait mes murs, mes livres, mes vêtements. Odeur étrangère, violente, qui me chassait de chez moi. J’étais ailleurs, exilé dans mon appartement. Elle a souri, clin d’œil étrange, puis la montre, le manteau, le sac repris. Elle a dit « je t’appelle vite ». Elle a disparu dans la cage d’escalier. La porte refermée, il ne restait rien qu’un parfum. Plus fort qu’elle. Plus fort que moi.|couper{180}

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