texte final : J’avais trente-cinq ans. Une maison dans les Yvelines, une chatte, un break Nevada. Deux heures d’embouteillages chaque matin, la radio en fond. J’appelais ça devenir adulte : patienter, nourrir quelqu’un d’autre que soi.

Un jour, sur la Transilienne, j’entends l’histoire : Pittsburgh, un certain Wheeler. Braquage, caméra, arrestation. Il nie. Puis explique. Son visage enduit de jus de citron, donc invisible.

Je ris d’abord. Puis je me tais. L’histoire s’accroche comme un koan. L’homme croit au citron. L’évidence qu’on lui montre, il la rejette. Ce n’est pas lui, dit-il, puisqu’il ne peut pas être vu.

Dans les files à l’arrêt, je me découvre pareil. Costume, cravate, pilote automatique. À 17h01, je redeviens écrivain imaginaire, dans ma Nevada, mordant l’acidité pour tenir.

Invisible, chacun à sa manière.

Quelques mois plus tard, j’ai déménagé. La chatte m’a suivi vingt-deux ans. J’ai cessé d’écrire quinze ans. Rien à dire, croyais-je.

Rien qu’un goût de citron sur la langue.


réécriture, défrichage J’avais trente-cinq ans. J’habitais une maison qui me plaisait, dans un village des Yvelines ; chaque matin je traversais des embouteillages qui faisaient deux heures de ma vie, j’allumais la radio dans mon vieux break Nevada et je laissais le temps faire son œuvre — prendre son mal en patience, c’était sans doute ma façon de me dire adulte. Quelques mois plus tôt j’avais accepté une chatte : responsabilité minimale, prototype de soi partagé. Un matin, sur la transilienne, j’entends l’histoire de McArhur Wheeler, cambriolé à Pittsburgh, filmé par une caméra — il nie, puis explique qu’il était invisible parce qu’il s’était badigeonné le visage de jus de citron. D’abord je ris, puis l’anecdote glisse ; elle me tombe dessus comme un koan : l’homme croit vraiment à son invisible, il confond la méthode et la foi, il prend en bloc l’évidence qui lui est montrée. Dans les files, au ralenti, on fait le point sur sa vie. À trente-cinq ans je ne me projetais pas ; je repassais mes échecs, je portais des costumes et j’étais en pilote automatique de neuf à dix-sept heures. Le soir à 17h01, je remontais dans la Nevada et j’enfilais la peau de l’écrivain que je m’étais inventé, je mordais l’acidité d’une image comme on mordre un citron pour supporter l’émail de soi. J’ai fini par croire que je ressemblais à cet homme : arracher l’aveu d’une vérité, la refuser avec bonne foi, préférer l’idée de l’invisibilité à la vue de ce qui est là. Quelques mois après j’ai déménagé, emporté la chatte ; elle est restée vingt-deux ans et m’a appris, sans le dire, que l’on peut cesser d’écrire non parce qu’on est vide, mais parce qu’on a choisi d’écouter autre chose.