Rester en lien

Je n’ai jamais su rester en lien. Pas d’ami gardé, pas de cercle conservé. Je traverse, je sors, je laisse. Les autres restent reliés entre eux, moi je me découds. Ce n’est pas une décision. C’est un réflexe. Comme quitter la table avant que les plats ne soient servis.

Je n’ai jamais supporté l’idée de devenir quelqu’un. S’ancrer dans un rôle, s’y coller comme une étiquette. Alors j’ai choisi la constance inverse : ne pas avoir de constance. Je les appelais « prisonniers de la constance », je riais d’eux, mais c’était le même attachement — moi à l’absence, eux à leur masque.

Roger, le peintre en lettres, l’a dit un jour, simplement : tu n’as pas de fondation, voilà pourquoi tu ne gardes pas les liens. J’ai souri, mais il m’avait transpercé. Avec lui non plus je n’ai pas su rester en lien. Comme avec tous les autres. Et pourtant je pense à lui souvent.

Je les ai tous gardés autrement. Pas vivants, mais fantômes. Conversations muettes, reprises à volonté. Les silhouettes défilent, je retourne aux instants, je fouille, je scrute. Pourquoi on s’est perdus. Pourquoi je les ai laissés filer. Je peux revoir les visages, je ne peux pas les toucher.

Mon manque de chaleur est à double face : je n’en donne pas, je n’en reçois pas. Les objectifs aussi je les ai laissés filer. Devenir solide, fiable, être quelqu’un sur qui on peut compter — ça m’a toujours paru une comédie. Alors j’ai envoyé valser tout ce à quoi un être humain s’accroche.

Le seul lien que j’ai gardé, c’est avec l’idée de ne pas en avoir. C’est peut-être ça : fuir le chagrin des disparus, esquiver la nouvelle des morts. Mais en vérité je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que les fantômes ne s’en vont pas.

Post-scriptum

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Carnets | 2021

Bâtir sur du sable-8

réecriture J., quand elle se mettait en rogne, plantait ses mots comme des clous et laissait siffler le S qui me restait dans l’oreille longtemps après la porte claquée : « ta bite, y a que ça qui compte ». J’avais vingt-neuf ans, elle pas tout à fait cinquante. Le matin, la pièce tanguait ; on calait nos chaises comme on cale un meuble bancal, en glissant un carton sous un pied. Elle voulait l’absolu, l’exclusif, l’unique ; moi, je guettais l’air et, de temps à autre, je décrochais. Je ne savais pas entendre la nuance, seulement la fausse note. La moindre dissonance me remuait : un mot trop haut, une respiration coupée, la vaisselle qui s’entrechoque. Alors je me taisais. Un mutisme-pare-feu, posé net dès que l’orage montait. Nous étions de biais l’un à l’autre ; Héphaïstos n’aurait rien redressé là-dedans, pas même avec son étau. Sur le rebord de la fenêtre, un clou tordu me servait d’exemple. Quand ça dérapait, je prenais la veste, un signe de la main au gamin, et je filais au sirop de la rue. Château Rouge, rue des Poissonniers : je cognai chez la Berthe. « Te revoilà », disait-elle, sans lever la tête, et la clé tintait sur le comptoir. La chambre sentait le vieux tabac, le produit à vitres, le frigo ronronnait sous le bureau. Je m’asseyais, j’ouvrais le cahier, j’écrivais jusqu’à me crisper les doigts. Pas des idées : des gestes, des phrases courtes, ce que j’entendais encore dans la bouche de J., le souffle avant l’insulte, le claquement, puis le silence qui suinte. Ça me calmait. Je sortais marcher, longtemps, jusqu’à revenir sans m’en rendre compte au même carrefour. Alors je tirais du sac la Ballantine’s, et c’était un duel idiot : la descendre sans tomber. Un verre, puis un autre, le goulot cognant à peine sur les dents. Le lendemain, Puteaux. Dans le train, mes mâchoires claquaient ; j’apprenais à les faire taire. En trois gestes, je me refaisais une tête de jeune loup — chemise repassée, cravate serrée, chaussures brillées — et je vendais des canules, des couches, des fauteuils roulants. Eucalyptus et latex, métal tiède : l’odeur du magasin me remettait debout. Toute la journée, je croisais des souffles courts, des voix râpeuses, des ventres qui gargouillent ; ça me ravigotait, allez savoir pourquoi. Le soir, ravitaillement, une ligne d’attente au comptoir, les pièces qui cliquètent, et je remontais à la piaule affronter la page. J. aurait voulu l’élan, l’abandon, l’amour comme on le joue dans les films ; je voyais plutôt des essais, des reculs, des reprises. Elle enlevait un livre de mes mains d’un geste sec, le même que dans un bac à sable pour garder un jouet ; le bruit sec de la couverture heurtant la table disait tout mieux qu’un discours. Je n’ai pas su arranger ça. Je n’avais que mon oreille et ce besoin de ranger le vacarme dans des lignes. Aujourd’hui encore, quand j’y repense, je ne garde pas une thèse mais des sons : la clé de la Berthe qui tinte, le bourdonnement du néon au-dessus du lit, le clic du capuchon de mon stylo, la façon dont le S de J. s’allongeait avant de mordre. Tout le reste s’estompe derrière ces bruits-là.|couper{180}

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Bâtir sur du sable-8

Carnets | 2021

Bâtir sur du sable 7

réécriture Les Dufresne vivent à l’ouest de la maison. En fait, juste à côté, mais “à l’ouest” sonne mieux, pense Alcofribas, comme dans un film de John Wayne. S’orienter, oui : pas forcément par le plus court chemin. Il marche. Malgré l’embonpoint, il avale collines, champs, lisières, sans crampe ni plainte. Prévoir : une barre de chocolat, un quignon de pain, papier d’argent froissé au fond de la poche. Aujourd’hui, il a quitté la grand-route d’Hérisson pour le petit chemin aperçu l’autre jour en allant à l’Aumance taquiner les goujons. Ce n’est pas encore l’été. Les blés ont pris leur élan : levée, tallage, montaison de mai. Il passe la main sur le tendre ; l’odeur du grain se mêle à celle de la terre, une brise lui effleure la joue. Il se dit qu’il faut noter ces instants pour l’automne, pour l’hiver, quand les vents lèveront leur froid sur le pays. Garder ça comme une chaleur portative. Il pense au temps long : les premières traces de blé, lues quelque part, quinze mille ans, Mésopotamie. Ça l’étourdit ; il laisse filer. À la place, il écoute. Le champ parle plus juste que la plupart des gens, se dit-il. Bientôt le Cluseau : toits bas, mare, têtards, pommes de terre. Là, dans un champ, il voit les premiers doryphores. Le père Dufresne avait maugréé l’an passé, “saletés de doryphores”, lui, si placide d’ordinaire, une jambe perdue à la 14-18. L’exclamation l’avait poussé, ce jour-là, à fouiller l’encyclopédie rouge du bureau paternel : doryphore, d’origine mexicaine, arrivé en Europe pendant la guerre, résistant aux insecticides. Ça suffisait. Maintenant Alcofribas s’assoit entre les rangs. Les insectes sont partout. Il n’aime pas dire d’une bête qu’elle est méchante. Tout doit bien servir à quelque chose ; il faut du temps pour comprendre. Il ferme les yeux. Le froissement des pattes et des mandibules fait une musique serrée, une pulsation têtue. Il s’y fond, devient ce chœur doryphorique, et ça lui évoque un ailleurs qu’il ne situe pas : Mexique, peut-être, un Tintin, ou un autre album. Noir et doré, leurs élytres ; il mélange Machu Picchu et Titicaca, il le sait, il laisse faire. Les noms résonnent comme le blé qu’il caressait tout à l’heure et le grondement discret des bêtes. Il rouvre les yeux. Au bout du champ, un chemin file entre les haies. La grand-route est à gauche ; à droite, un tracé moins net, herbeux, s’enfonce derrière les granges. Il hésite, sourit. Il n’est pas pressé. Il prend celui qui part à l’ouest. Ce n’est pas le plus court, mais c’est l’ouest, et pour aujourd’hui, ça suffit.|couper{180}

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Bâtir sur du sable 7

Carnets | 2021

Bâtir sur du sable 6

réecriture Zeus le regarde de haut, ce petit garçon, cet Ulysse qui lève le poing et bredouille. Roi des dieux, oui, mais à cet instant seulement un père démuni. Comment ? Je t’ai donné le vin, le souffle, le pain et le sang, et tu me provoques ? Tu me charges de tes maux ? La confusion lui tombe dessus comme un orage. Tu vas voir, nabot. Tu ne rentreras pas chez toi : tu erreras sur la mer vineuse, tu apprendras à vivre. Et Zeus retourne à ses inoccupations de dieu. Athéna passe, sortie toute armée du crâne de son père : Ulysse, qu’as-tu dans la peau ? Elle l’admire et tient déjà l’outil d’une vengeance simple, une affaire de fille contre un père. Le petit garçon repart avec ses compagnons : ils rament, la poix colle aux doigts, l’embrun sale les lèvres, la corde échauffe les paumes. Escales, monstres, magiciennes, morts et survivants selon l’humeur des vents. Un jour, les sirènes. Attachez-moi au mât, crie Ulysse, je veux écouter. On bourre les oreilles de cire, on serre les nœuds ; la houle cogne le bordage, le chant monte, fil coupant, tantôt miel tantôt fer. Il tire sur les liens jusqu’au sang et rit malgré lui. Là, Zeus ne peut rien. Quelque chose s’ouvre dans la tête du garçon : le sublime vient en désordre, et c’est très bien ainsi. On dit que les sirènes se sont jetées des falaises après qu’il les a entendues. On dit moins que l’Olympe a vacillé, un instant. Ce qu’on ne dit pas du tout : un père, même roi des dieux, n’empêche pas un enfant d’entendre.|couper{180}

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Bâtir sur du sable 6