Je me suis réveillé avec cette phrase en tête. Ce qui est proche se doit de rester loin. Je me dépêche de la noter avant qu’elle ne s’efface, avant qu’elle ne rejoigne ces limbes où s’échouent les textes morts-nés, ceux qui naissent dans les rêves et n’atteignent jamais le jour.

Vers 2h. Un Doliprane effervescent. Puis relecture des Montagnes de la folie. (Hallucinées). Je n’avais jamais pris la peine de lire la préface de David Camus. Cette fois, je m’y attarde. C’est comme du Lovecraft, me suis-je dit. Puis l’esprit a bifurqué. Impossible de rester concentré. Le Procès. K. J’ai vu passer une annonce récemment. The Trial d’Orson Welles, avec Anthony Perkins dans le rôle de K. J’ai cherché, retrouvé, visionné une bonne partie du film en attendant que le médicament fasse effet.

Il doit y avoir un lien entre HPL et Kafka. Ces personnages, chez Lovecraft, contraints de dire alors qu’ils préféreraient se taire. Comme K., figé devant le portail de la Justice. Et puis cette idée : Ce portail, il l’a créé lui-même. Ce n’est pas une barrière extérieure. C’est sa propre idée de la Loi, un concept d’inaccessibilité qu’il est condamné à ne jamais franchir. Parce que son rôle, le seul qu’il s’autorise en silence, c’est de ne pas pouvoir passer. Et alors, une évidence : L’absurde d’hier paraît aujourd’hui plus réel que jamais.

J’ai toujours pensé que nous étions les créateurs de tout ce que nous traversons. Que nous étions, chacun, à l’origine de nos propres labyrinthes. Que le sens de cette existence ne se joue pas dans le rêve que nous appelons réalité, mais dans une autre dimension, un hors-champ immense, supranaturel, qui nous dépasse. Que nous ne sommes que des histrions, des figures égarées sur une fresque gigantesque dont nous ne percevons que les contours.

Un couloir d’hôpital. Sous terre. Des centaines de corps nus, entassés sur des étagères. Les camps. Mais quelque chose cloche. Les corps ne sont pas maigres. Ils sont luisants, pleins, presque gras. Et de leur juxtaposition insensée se dégage une étrange sensualité. Un mélange de visions. Je ne sais pas si c’est un rêve ou un souvenir.

Au moment où j’écris ces lignes, la douleur est supportable. La douleur est une foreuse de conscience. Avoir mal est une chose. Entretenir ce mal en est une autre. Mais quand ai-je compris cela pour la première fois ? Je ne sais plus. Était-ce ce jour où je suis resté allongé sur le carrelage froid de la cuisine à V., après une trempe magistrale ? Cette sensation de froid collé à la peau, ce corps immobilisé, incapable de pleurer, incapable même de penser ? Mais détaché totalement de cet ensemble bourreau/victime qui, dans le recul soudain, ne faisait plus qu’un. Ou était-ce cette autre fois, dans l’enfance, quand la branche du cerisier s’est rompue sous mon poids, m’envoyant percuter la terre avec une violence inattendue ? L’impact. La douleur vive. La respiration coupée. Ce moment suspendu où on se demande si l’on va se relever. On revisite la chute et l’on s’aperçoit que tout ne tombe pas au même rythme. Un précipité reste suspendu. Un témoin silencieux qui observe l’ensemble.

Ou peut-être n’était-ce ni l’un ni l’autre. Peut-être était-ce J., et son absence soudaine. Sa disparition. Un matin, elle n’était plus là. Et alors, ce n’était plus une douleur localisée. C’était autre chose. Un vide sidéral, froid, effroyable. Mais encore une fois, l’étrange possibilité de mise à distance, de mise en abîme.

Ce racisme que tant de gens reprochent à Lovecraft me fait penser à un rêve récurrent de mon enfance. Un géant terrassé par des créatures affreuses. (Gulliver ?). Leur langage était la pire torture. Plus que les coups. Plus que la douleur physique. Je ne sais pas si c’était la peur de l’étrangeté, de l’étrange, ou de l’étranger. Je ne sais même pas si c’était de la peur. C’était du mépris. On pouvait me torturer autant qu’on le voulait, cela ne m’effrayait pas. Je comprenais que ces créatures existaient parce que je les inventais. Elles tiraient leur raison d’être à la fois de mon mépris pour elles et de leur mépris pour moi. Elles étaient les sentinelles d’un territoire inconnu. Elles m’accompagnaient dans cette tâche absurde : Explorer quoi ? L’âme humaine ? La douleur ? L’illusion magistrale que je m’étais inventée afin d’essayer, chichement, de m’incarner dans ce monde.