On pourrait croire que les choses continuent comme avant. Mais avant quoi, exactement ? À quel moment avons-nous franchi une ligne invisible ? Et s’il y avait un événement, serait-il collectif, appartenant à l’époque, ou simplement intime, projeté sur le monde comme une ombre portée ? Ou bien serait-ce l’inverse : le monde lui-même déposant en nous la trace d’un bouleversement que nous pensions personnel ?
Aucun mal à garer la Dacia ce matin dans le parking de l’Intermarché. Les gens sont partis en vacances. Même pas besoin de chercher une pièce ou un jeton : les caddies étaient libres. C’était étrange, cette chaîne relâchée, son opercule rouge balançant doucement. Comme si, en cette matinée ensoleillée, quelque chose s’était enfin détaché.
Mes dents me lancent toujours, mais je tiens bon. J’ai même dissous un Doliprane dans un verre d’eau, bu en cachette, histoire d’anticiper ces longues heures hors de la maison. S. trouve inconcevable que je n’aille pas chez le dentiste. Elle trouverait encore plus dingue la moindre excuse bancale que je pourrais opposer à son verdict. Ça finirait encore en brouille, et les courses ne sont déjà pas une sinécure. Alors j’avance, stoïque, poussant le caddie à travers les allées.
Ça se sent que ce sont les vacances : les employés remplissent les rayons vides, il y a des visages inconnus, sûrement des intérimaires, même les clients ont changé. Enfin… pas tous. Nous croisons G., une de mes élèves. Malaise mutuel. Qu’avons-nous à nous dire au beau milieu d’un supermarché ? Je lui demande des nouvelles de son mari, qui vient d’être opéré. C’est de la politesse. Comme il va bien, nous nous souhaitons un « à demain » pour l’atelier et reprenons notre chemin.
Ce qui est étrange, c’est qu’on ne la croisera plus du tout. Comme si elle s’était volatilisée. À moins que cette rencontre ne m’ait déjà échappé. Ce qui est sans doute plus plausible.
Au retour, le rituel immuable : ranger les provisions. Un sac pour le congélateur dans la remise, un autre pour le frigo, juste à côté. Je n’ai pas faim. S. annonce qu’elle va cuire des pommes de terre pour accompagner la choucroute. J’ai à peine touché mon assiette. On a parlé des vacances d’été, des locations déjà réservées – sauf que, incapable de me souvenir où, j’ai simplement balbutié que ce serait l’occasion d’aller au Prado. Par chance, nous passons par Madrid. S. a déjà réservé deux nuits d’hôtel. Pour le reste, je ne me souviens plus. Ce que je trouve étrange, au fond. Ce manque d’intérêt me préoccupe plus que mon mal de dent. Et c’est presque rassurant.
À la fin, S. comprend que je ne l’écoute plus. Nous finissons le repas en silence.
Par la fenêtre, j’aperçois deux hommes arrêtés devant l’échafaudage de l’épicerie. Tiens, les travaux vont peut-être enfin s’achever, ai-je dit, juste pour dire quelque chose. Mais non. Ils devaient simplement se heurter au rideau fermé, comme tous les mercredis.
Impossible de l’ignorer : de gigantesques pancartes recouvrent la façade, annonçant des transferts d’argent, et en dessous, leurs horaires en majuscules.
Je ne me souviens plus comment la dispute a commencé. Probablement de manière lancinante, à l’image de ma douleur dentaire, qui revenait par vagues.
À un moment, S. a lâché que je n’étais plus là depuis des mois. Qu’elle avait la sensation de vivre seule.
J’ai joué l’offusqué, bien sûr. Protester m’a donné, l’espace d’un instant, l’illusion d’être là, d’être encore vivant. Puis je me suis tu.
Elle avait raison.
Alors ma vie a défilé en accéléré, avec de courtes pauses. Des plans fixes sur des scènes déjà vécues, toutes reliées par un fil commun : j’étais absorbé dans l’écriture. J’ai noté ça quelque part dans ma tête, me disant que ça ferait un bon texte pour demain. Peut-être même un très bon texte.
Puis je suis remonté continuer ma lecture de Autour de Lovecraft de David Camus. S., elle, allongée sur le canapé du salon s’enfonça aussitôt dans une série policière idiote. Discussion close.
Musique : Ólafur Arnalds - saman