Le fragile territoire du peu

Il s’en faudrait de peu. D’un presque rien. Un grain de sel, une ombre, un souffle d’air suspendu au bord de la fenêtre. Cette sensation de peu, cousue de bric et de broc, est une étoffe effilochée qu’on drape autour des épaules en guise de certitude. Ce peu est un territoire mouvant, une ligne tracée du bout du doigt sur une vitre embuée, une parole suspendue, prête à basculer dans le vide.

C’est un équilibre instable, une marche hésitante sur un fil qui tremble. On avance sans savoir si le prochain pas portera ou s’il nous laissera tomber dans l’indéfini. Un frisson de précaution guide chaque geste. Le monde entier semble s’être resserré autour de cette sensation fugace, ce presque rien qui fait toute la différence entre le vide et l’existence.


Écrire comme on rapièce

Une maille de solitude, une autre d’ironie, une troisième d’impatience. On tricote, on rapièce. Voilà un début de journée en forme de casquette irlandaise, rugueuse et chamarrée, posée de travers sur un crâne encombré d’idées dissonantes. C’est ça, écrire. Une couverture en patchwork où chaque morceau a une humeur propre : la chaleur d’un souvenir, la fraîcheur d’une peur qui mord la peau, la laine rêche d’un regret.

On coud des mots comme on répare une veste trouée par l’usure du temps. On rajoute un pan ici, une couleur là, sans trop savoir si l’ensemble tiendra, si la structure ne s’effondrera pas sous le poids de son propre déséquilibre. Mais il faut avancer, bâtir, même à coups de rafistolages. Parfois, dans la couture maladroite d’une phrase, surgit une beauté imprévue, une harmonie accidentelle.


L’effort et la boucle

D’ici peu, je pourrais sortir dans la rue et courir n’importe comment. Faire le tour du pâté de maisons comme on trace une boucle dans une histoire, revenir au même point et prétendre qu’on avance. Mais non. Il y a cette promesse, ces 1500 mots qui s’alignent comme une rangée de moutons sur une lande battue par le vent. Ils résistent, s’accrochent, s’effacent parfois avant d’être repris, réécrits, redessinés dans un effort aussi vain que nécessaire.

L’écriture est un marathon sans ligne d’arrivée. On court, on s’essouffle, on trébuche. On pense atteindre un sommet et, en réalité, on tourne en rond. L’illusion du mouvement, un chemin balisé d’ombres, un jeu de piste dont le but reste inconnu.


Silence et fuite

Le silence grignote l’espace. Un silence feutré, comme la neige qui tombe sans bruit sur un sol glacé. Ça me rappelle Zatopek, sa foulée chaotique, son souffle coupé en lambeaux. Est-ce que je cours après quelque chose ? Ou est-ce que je fuis ?

Le silence est un piège. Il attend, se tend, se tapit dans les interstices. Il pèse de tout son poids sur l’air. Un silence habite, un silence qui bruisse, rempli de ce que l’on ne dit pas, de ce que l’on tait par habitude, par peur ou par fatigue. Alors on écrit, pour briser cette chape étouffante, pour donner une voix à ce qui autrement resterait conféré aux replis de la conscience.


Gigue de mots

Je voudrais écrire en dentelle et en granit, avec la souplesse d’une lumière d’automne et la rudesse d’une pluie de novembre. Mais les mots viennent comme ils veulent. Parfois ils tombent dru, parfois ils s’effilochent. Peu ou prou. Peu me chaut.

Les mots sont capricieux. Ils glissent, ils s’effacent, ils résistent. On les cherche, on les trouve, on les perd. Parfois ils s’alignent avec une évidence éclatante, parfois ils s’entrelacent en un chaos indomptable. On essaie de les guider, mais ils nous échappent toujours, comme une musique qui refuse de se fixer sur une partition.


Assembler et rapiécer

Alors j’écris. Pour assembler, pour rapiécer. Pour voir si, de tous ces morceaux, peut naître une forme qui tienne debout, comme une casquette irlandaise qu’on enfonce bien sur la tête avant d’affronter le vent.

J’écris pour conjurer l’absence, pour donner une texture aux pensées éparses, pour broder du sens sur ce qui, parfois, semble n’en avoir aucun. J’écris en espérant que, quelque part, entre les lignes et les silences, se cache une vérité que je n’ose pas nommer. Et si ce n’était que ça, après tout ? Une quête absurde, mais nécessaire. Un pas après l’autre, un mot après l’autre, sans jamais vraiment savoir où l’on va.


Le flot incontrôlable des poèmes

Depuis quelques jours, des poèmes sortent de mes doigts comme des filets de bave d’une bouche édentée. Ça ne m’appartient pas. Je me le dis et me le répète. C’est un refus dans le refus. Une tour de rondins qui dépasse la canopée de mon marasme.

Placer du gras et des titres saucissonnés à la manière marketing le rendra-t-il plus lisible, plus digeste, me demande le Dibbouk. On se regarde. Rien ne passe. Tension. Suspens qui dure. Et qui s’achève par une défaite. La mienne, comme toujours. Alors je retrousse les manches, j’éteins ma conscience. J’écris sous la dictée.

Musique : Nils Frahms "Says" SPACES