Quelques soucis logistiques. Depuis ce matin ordi en panne et j’ai du réinstaller avec précaution un second système d’exploitation sans perdre le premier pour récupérer toutes les données. Tâche ardue. J’en sors juste à l’instant. Non sans avoir écrit à la hâte ma réponse à l’atelier d’écriture de la semaine.

Dans le bureau, la lumière est neutre, sans éclat. Un faux plafond quadrillé, une moquette trop lisse pour être honnête. Des meubles massifs aux angles usés, des dossiers empilés sur une longue table qui sent le formol administratif. Aux murs, quelques cadres suspendus — des photos de conventions passées, de poignées de main solennelles, de trophées absurdes. Un décor sans âme, propice à la réprimande. L’air y est épais, presque stagnant, saturé d’un parfum anonyme, mélange de sueur rance et de désodorisant bon marché.
Andréa est assis sur une chaise droite, dure, inconfortable. Une de celles qui obligent le dos à rester droit, une correction physique forcée qui impose la soumission. En face de lui, les autres — les pontes, les décisionnaires, ceux qui parlent et ne s’arrêtent plus — sont enfoncés dans des fauteuils profonds, dans des canapés aux accoudoirs trop larges. Des corps ventrus, des costumes stricts, des cravates trop serrées sur des cous congestionnés. Des visages cireux, repus, pétris de certitudes. Certains ont le menton retroussé, d’autres plissent les yeux comme pour mieux jauger leur proie. L’un d’eux tapote un stylo sur l’accoudoir, un autre laisse échapper un soupir agacé. Un silence de tribunal plane dans la pièce, seulement troublé par le raclement intermittent d’une gorge ou le cliquetis d’un stylo contre un accoudoir.
— Le bilan n’est pas bon, dit le vice-président, sa voix monocorde tranchant l’air sans émotion. J’espère que vous en êtes conscient.
Pause. Andréa incline légèrement la tête — pas trop. Un geste mesuré, sans conviction.
— Vous avez perdu toute possibilité de négocier quoi que ce soit, cela va de soi.
Les pontes acquiescent lentement, comme si chaque mouvement de tête nécessitait une réflexion profonde, une approbation tacite. Puis le vice-président s’éclaircit la gorge, se penche en avant.
— Et puis permettez-moi une remarque sur votre tenue vestimentaire. Pas très respectueux, tout ça. Vous ne montrez pas non plus l’exemple. Le Président opine du chef en signe de vif assentiment. Son visage est rubicond.
Andréa hoche la tête — imperceptiblement. D’autres prennent la parole. Les mêmes mots, les mêmes phrases creuses qu’il connaît par cœur. Il encaisse, stoïque, résigné. Ou pas. Peut-être aurait-il dû montrer un peu plus d’affliction, faire mine de s’effondrer sous la charge, adopter cette posture ancestrale du coupable pris sur le fait — affaissement du tronc, cou rentré, regard fuyant. Peut-être aurait-il pu, au moins, feindre la soumission, faire preuve d’un repentir artificiel, ajouter un soupçon de remords à sa posture rigide.
Mais non.
À la place, il s’est mis à écouter la mer.
Sous les discours, sous les reproches, il perçoit un ressac ténu. Il colle l’oreille contre une conque imaginaire, ramassée quelque part au bord d’une plage virtuelle — la seule plage accessible dans cette ville, derrière ces fenêtres barrées par des gratte-ciel. Il plisse les yeux. Peut-être qu’en insistant, en regardant bien, il devinerait l’horizon. Il sent une brise légère, imaginaire elle aussi, caresser sa joue, un souffle venu de nulle part, porté par un vent qui n’existe pas.
Le bruit des vagues se précise. D’abord discret, presque un murmure. Puis plus fort. Il entend le vent aussi, peut-être une mouette. Il sent presque l’odeur du sel, une effluve marine noyant un instant l’air confiné de la pièce. Sa respiration s’adapte au mouvement des vagues, un flux et reflux discret. Il entend le claquement d’une voile lointaine, la vibration d’un hauban sous une bourrasque passagère. Il pourrait presque voir l’écume danser sur les crêtes des vagues.
Il se redresse. Se lève. Avance vers la fenêtre.
— Andréa ?
Les pontes le fixent, incrédules. L’un pose sa main sur un accoudoir comme s’il s’apprêtait à se lever, puis se ravise. Un autre pince les lèvres. Un troisième regarde autour de lui, cherchant l’approbation de ses pairs. Un quatrième toussote, mal à l’aise. Andréa les toise à son tour — sans lâcher la conque imaginaire pressée contre son oreille.
— Très bien, messieurs, dit-il enfin. J’ai entendu vos observations.
Pause.
— Maintenant, je vous prie d’aller tous vous faire voir.
Silence. Une chaise grince, un soupir exaspéré s’élève. Un instant suspendu.
— Je démissionne.
Il pivote sur ses talons. Traverse la pièce d’un pas sûr, toujours accompagné du grondement des vagues. Il ouvre la porte. Derrière lui, les protestations s’élèvent, confuses, sans effet. Il est déjà ailleurs. Dans un frêle esquif qui l’attend sur la rive.
Là où se tenait le couloir, il y a l’océan. Là où s’élevait la ville, un vaste ciel clair, balayé par le vent salé. L’asphalte devient sable, le béton se dissout en eau miroitante, le tumulte des voitures s’efface sous le tumulte du large.
Une mouette passe, décrivant une courbe nette dans l’air dense, puis disparaît dans l’azur. Un cri bref, perçant, avant le silence.
Il met les voiles.