1er mars 2025
Quelques soucis logistiques. Depuis ce matin ordi en panne et j’ai du réinstaller avec précaution un second système d’exploitation sans perdre le premier pour récupérer toutes les données. Tâche ardue. J’en sors juste à l’instant. Non sans avoir écrit à la hâte ma réponse à l’atelier d’écriture de la semaine.
Dans le bureau, la lumière est neutre, sans éclat. Un faux plafond quadrillé, une moquette trop lisse pour être honnête. Des meubles massifs aux angles usés, des dossiers empilés sur une longue table qui sent le formol administratif. Aux murs, quelques cadres suspendus — des photos de conventions passées, de poignées de main solennelles, de trophées absurdes. Un décor sans âme, propice à la réprimande. L’air y est épais, presque stagnant, saturé d’un parfum anonyme, mélange de sueur rance et de désodorisant bon marché.
Andréa est assis sur une chaise droite, dure, inconfortable. Une de celles qui obligent le dos à rester droit, une correction physique forcée qui impose la soumission. En face de lui, les autres — les pontes, les décisionnaires, ceux qui parlent et ne s’arrêtent plus — sont enfoncés dans des fauteuils profonds, dans des canapés aux accoudoirs trop larges. Des corps ventrus, des costumes stricts, des cravates trop serrées sur des cous congestionnés. Des visages cireux, repus, pétris de certitudes. Certains ont le menton retroussé, d’autres plissent les yeux comme pour mieux jauger leur proie. L’un d’eux tapote un stylo sur l’accoudoir, un autre laisse échapper un soupir agacé. Un silence de tribunal plane dans la pièce, seulement troublé par le raclement intermittent d’une gorge ou le cliquetis d’un stylo contre un accoudoir.
— Le bilan n’est pas bon, dit le vice-président, sa voix monocorde tranchant l’air sans émotion. J’espère que vous en êtes conscient.
Pause. Andréa incline légèrement la tête — pas trop. Un geste mesuré, sans conviction.
— Vous avez perdu toute possibilité de négocier quoi que ce soit, cela va de soi.
Les pontes acquiescent lentement, comme si chaque mouvement de tête nécessitait une réflexion profonde, une approbation tacite. Puis le vice-président s’éclaircit la gorge, se penche en avant.
— Et puis permettez-moi une remarque sur votre tenue vestimentaire. Pas très respectueux, tout ça. Vous ne montrez pas non plus l’exemple. Le Président opine du chef en signe de vif assentiment. Son visage est rubicond.
Andréa hoche la tête — imperceptiblement. D’autres prennent la parole. Les mêmes mots, les mêmes phrases creuses qu’il connaît par cœur. Il encaisse, stoïque, résigné. Ou pas. Peut-être aurait-il dû montrer un peu plus d’affliction, faire mine de s’effondrer sous la charge, adopter cette posture ancestrale du coupable pris sur le fait — affaissement du tronc, cou rentré, regard fuyant. Peut-être aurait-il pu, au moins, feindre la soumission, faire preuve d’un repentir artificiel, ajouter un soupçon de remords à sa posture rigide.
Mais non.
À la place, il s’est mis à écouter la mer.
Sous les discours, sous les reproches, il perçoit un ressac ténu. Il colle l’oreille contre une conque imaginaire, ramassée quelque part au bord d’une plage virtuelle — la seule plage accessible dans cette ville, derrière ces fenêtres barrées par des gratte-ciel. Il plisse les yeux. Peut-être qu’en insistant, en regardant bien, il devinerait l’horizon. Il sent une brise légère, imaginaire elle aussi, caresser sa joue, un souffle venu de nulle part, porté par un vent qui n’existe pas.
Le bruit des vagues se précise. D’abord discret, presque un murmure. Puis plus fort. Il entend le vent aussi, peut-être une mouette. Il sent presque l’odeur du sel, une effluve marine noyant un instant l’air confiné de la pièce. Sa respiration s’adapte au mouvement des vagues, un flux et reflux discret. Il entend le claquement d’une voile lointaine, la vibration d’un hauban sous une bourrasque passagère. Il pourrait presque voir l’écume danser sur les crêtes des vagues.
Il se redresse. Se lève. Avance vers la fenêtre.
— Andréa ?
Les pontes le fixent, incrédules. L’un pose sa main sur un accoudoir comme s’il s’apprêtait à se lever, puis se ravise. Un autre pince les lèvres. Un troisième regarde autour de lui, cherchant l’approbation de ses pairs. Un quatrième toussote, mal à l’aise. Andréa les toise à son tour — sans lâcher la conque imaginaire pressée contre son oreille.
— Très bien, messieurs, dit-il enfin. J’ai entendu vos observations.
Pause.
— Maintenant, je vous prie d’aller tous vous faire voir.
Silence. Une chaise grince, un soupir exaspéré s’élève. Un instant suspendu.
— Je démissionne.
Il pivote sur ses talons. Traverse la pièce d’un pas sûr, toujours accompagné du grondement des vagues. Il ouvre la porte. Derrière lui, les protestations s’élèvent, confuses, sans effet. Il est déjà ailleurs. Dans un frêle esquif qui l’attend sur la rive.
Là où se tenait le couloir, il y a l’océan. Là où s’élevait la ville, un vaste ciel clair, balayé par le vent salé. L’asphalte devient sable, le béton se dissout en eau miroitante, le tumulte des voitures s’efface sous le tumulte du large.
Une mouette passe, décrivant une courbe nette dans l’air dense, puis disparaît dans l’azur. Un cri bref, perçant, avant le silence.
Il met les voiles.
Pour continuer
Carnets | mars 2025
31 mars 2025
Invasion visqueuse Stupéfiante, la vitesse du glissement. Comme une trappe qui s’ouvre sous les pieds : on croyait marcher sur du béton, c’était de la vase. D’un instant à l’autre, ça bascule. L’horreur s’écoule dans le grotesque, l’un nourrit l’autre, et ce qui monte alors, ce n’est pas la peur, non, c’est une nausée rampante, acide, tenace. Une marée interne. Le monde régurgite. Et moi, aspiré. Le fil d’actualités — un effleurement suffit. L’écran s’allume — ils sont déjà là. À cracher. Leur lumière sale. La voix dans les haut-parleurs vous injecte la lie du siècle. Alors je ferme. Je m’évide. Je m’extrais. Citadelle bricolée : un livre, un crayon, des pas réguliers sur le trottoir mouillé. Rien d’autre. L’occupation ? Elle est douce, elle est flasque. Un silence de feutre. Pas de bottes. Pas de cris. Juste une présence qui vous imprègne. Et on l’appelle comment ? « Nazie », faute de mieux, faute d’un mot plus précis. Parce que le vieux mot fait encore peur. Il sent encore quelque chose. Mais qui croire ? Pas eux. Surtout pas eux. Ceux qui protestent à grands gestes, ceux qui jouent l’alternative comme on jouerait un rôle. Mêmes ficelles, même théâtre. Même odeur. Et là-haut ? Ils rigolent, eux. Ils attendent que ça se crève, que ça suppure. La Bourse, le Golem financier. L’Intérêt calculé à la décimale. Ça ronge, ça digère. Et en renfort, les machines. L’algorithme. Froid, parfait, sans faute ni foi. Ils n’ont plus besoin de nous haïr : ils n’ont même plus besoin de nous voir. Et moi, là-dedans ? Parano ? Peut-être. Mais si la lucidité était aussi vérolée que le reste ? Si cette impression d’y voir clair n’était qu’un résidu du même venin ? La lumière elle-même falsifiée. Étiquetée. Capitaliste, marxiste, maoïste — étiquettes délavées sur des bocaux vides. Alors je serre. Je ferme. Le dedans. Le petit. Le net. Le chaud. Le seul possible. sous-conversation — …c’est là, oui… ça suinte… — ne pas penser, surtout pas penser… — regarde pas, regarde pas, regarde pas — mais si tu vois ! tu vois trop bien justement… — non c’est trop, c’est trop… — boue chaude… dans les veines… pas dehors, non… dedans… — ferme. — plus fort. — encore. — tiens-toi. — les objets… un ordre… ne plus vaciller… — mais ça appuie, tu sens ? sur les tempes, sur la cage, partout… — et eux, là… — ils savent ? — ils attendent. — ils veulent que tu exploses. — que tu y crois. — ou que tu n’y crois plus. — ça revient au même. — chute. — silence. — c’est eux qui parlent dans ta tête. — ou bien c’est toi ? — impossible de trier maintenant. — ça devient visqueux. note de travail – Entrée clinique n°317 : « Celui qui se referme » Patient : non identifié formellement, se présente sous la forme d’un texte à la première personne – fragments de carnet, rythme irrégulier, ton inquiet. Date de la séance : inexacte, mais contemporaine d’un état du monde saturé d’écrans, d’ondes, de chiffres. Il vient sans venir. Il s’écrit, plutôt. Se déploie sur la page comme un filet de voix dont les contours restent flous. Ce patient-là ne me parle pas : il s’adresse au vide, ou à lui-même, ou à une présence qu’il suppose hostile – société, machine, voix médiatique – il n’est pas certain. Son discours oscille entre l’indignation lucide et l’implosion paranoïde. Il dit que le monde va trop vite. Il dit que le grotesque et l’horreur s’échangent comme des fluides. Il dit que tout cela le dégoûte, physiquement. Ce n’est pas une métaphore : il parle de nausée, de gorge serrée, de marée qui monte. Comme si penser le monde aujourd’hui équivalait à l’ingérer de force. Ce que je note – et qui m’interpelle – c’est sa stratégie de survie. Il se replie. Il cartographie son espace de respiration comme on poserait des amulettes : le crayon, la page, le rangement, la marche. Des rituels simples, rassurants. Il ne cherche pas la guérison, ni même la compréhension. Il cherche à tenir. Mais alors, moi, là-dedans, que suis-je ? Je veux dire : moi, analyste, lecteur, scripteur de notes ? Je suis le témoin d’une subjectivité qui se défend comme elle peut, mais qui doute déjà de ses propres défenses. Quand il parle de lucidité, il dit qu’il la hait. Qu’elle est peut-être elle-même une émanation du système qu’il vomit. Il commence à douter de la seule chose qui le tenait debout : son regard critique. Et c’est là que je vacille. Car je le comprends trop bien. Il y a chez lui un refus de la folie spectaculaire – celle qui s’agite dans le vacarme politique, dans les flux algorithmés, dans les postures d’opposition recyclée. Mais il n’est pas pour autant indemne. Il se méfie de tout, même de ses propres pensées. C’est un homme qui vit sous scellé, dans une conscience à double fond. Ce qui m’émeut (car j’ai le droit, je ne suis pas que psy), c’est qu’il ne cherche ni à convaincre ni à séduire. Il n’est pas poseur, il est usé. Il écrit pour se taire un peu mieux. Il parle pour ne pas exploser. Alors, faut-il diagnostiquer ? Si oui, alors disons : paranoïa diffuse à composante dépressive, défense obsessionnelle par la ritualisation du quotidien, tendance à la déréalisation exacerbée par la surstimulation médiatique. Mais si je suspends le geste médical, si j’écoute au lieu de décrypter, alors je dirais qu’il est… contemporain. Lucide jusqu’au malaise, et pourtant encore capable de gestes minuscules pour rester vivant. Et peut-être que ce refus de la normalité est, paradoxalement, la forme la plus poignante de santé mentale aujourd’hui.|couper{180}
Carnets | mars 2025
30 mars 2025
Porte refermée. Soulagement. Le dibbouk n’a pas attendu : il s’est mis à tournoyer, cabossé, ravi. « On va s’en mettre jusqu’au collet », qu’il a dit. Moi, j’avais juste faim. Une faim grise, logistique. Chez l’épicier turc : lamelles de kébab surgelées, les mêmes que la dernière fois. Trois baguettes chez le boulanger. Congélation immédiate. Prévision : quatre jours de paix. « À nous deux », j’ai soufflé — pas à lui, évidemment. Ensuite ? Rien. D’abord rien. Allumé la télé. Noir et blanc, Gabin-Bardot. Vieillerie datée. Mon père, un peu. Les expressions : « ma petite fille » — insupportable. Sommeil. Réveil 17 h. Écriture. Lecture : Le Roi des Rats, Miéville. Le concept de dibbouk s’effondre, comme tout le reste. Pas surpris. Ou alors juste pour la forme. Puis la sonnette. Frisson. Recommandé ? Non. La mère de L. Venue s’excuser. Négociations. Diplomatie de palier. Accord trouvé : L. viendra le mercredi, 13 h 30 à 14 h 30. Avec sa sœur. Et moi, je referme. Je range. Je note. Je respire. C’est déjà pas mal.|couper{180}
Carnets | mars 2025
Moments et traversées du temps michaldiens
Des arrachements à l'idée du temps, du moment en les traversant, les retraversant, dans l'immobilité de l'écriture. Le texte se nourrit journalièrement, ne pas hésiter à y revenir.|couper{180}
