Moments et traversées du temps michaldiens
jour 1- Émergence
1. D’abord reconnaître ce qui fut connu sans y penser.
L’enfouissement.
La répétition des cycles.
L’oubli.
L’attente.
L’oubli de l’attente.
Mille espérances.
Mille diversions.
Se tenir devant un immense champ de tiges.
Jeunes pousses tremblantes, vacillantes.
Une infinité d’arrachements possibles.
2. Le croire et le savoir se dressent.
Montagnes.
Gouffres.
La fatigue s’en ressent déjà d’avance,
mais quand même y aller.
3. C’est dans l’horizontal, dans le méandre horizontal
en serpentant selon sa nature
sans la forcer
que l’apprentissage de l’inertie s’acquiert.
Immense victoire.
Mais silence.
4. L’étalement permet de sentir mieux la vibration,
d’en apprendre le souffle,
bientôt un autre seuil
entre celui qui sent et ce qui remue en tout
sera franchi.
Pulsation générale
dont on ne sortira pas indemne.
5. Enfin, ce moment plus ou moins long
recréer le mur
la paroi
mais autre.
Ce ne sera jamais plus
ce sera toujours pareil.
Mais on s’y fait.
Jour 2 – Contretemps
1.
Moment où l’on doute du moment, moment d’effroi, moment où jaillit la brûlure du premier ridicule, moment de colère moment de peine, sale moment à traverser
2.
Moment où l’ennui nous sauve du moment moment d’un point de vue, moment désespéré mais tenace moment du naufrage, des récifs, du phare et de la plage
3.
Moment où cohabite blanc et noir chaud et froid pour et contre, moment dilatation-repli
4.
Moment au centre de la terre, encore plus profond d’un moment à l’autre, le moment où l’on voit l’étendue de l’ennui dans ce même moment, avec des stalactites et stalagmites
5.
Concrétion monumentale du moment vers le haut vers le bas où s’épuise la verticale où le désir n’a plus que l’horizon pour reculer
Codicille en deux souffles
Voix pleine
(émergence du sujet dans la tension du moment)
Je ne veux plus chercher le moment comme expérience précieuse.
Ce moment est réel, mais il me blesse.
Il est là, et je veux juste en sortir.
Même le plus plat peut sauver du pire.
Je vis un moment de détresse, mais il est structuré.
Je peux le traverser, à défaut de le comprendre.
Je suis traversé par des forces contradictoires.
Je ne suis ni l’un ni l’autre.
Je suis l’espace entre.
Je suis instable, mais je ne tombe pas.
Je vois maintenant l’ennui comme une chose réelle.
Il est figé, formé, ancien.
Je ne peux pas le fuir, mais je peux m’y déplacer, doucement.
Il n’y a plus rien à espérer d’en haut ni à craindre d’en bas.
Le désir recule, lentement.
Il ne fuit pas.
Il s’étale.
Et moi avec lui.
Voix effacée
(désengagement progressif du sujet, vers la dilution)
Ne plus chercher le moment comme expérience précieuse.
Ce moment blesse.
Il est là, et rien ne le retient.
Même le plus plat peut sauver du pire.
Un moment structuré permet parfois la traversée.
Traversé par des forces contradictoires.
Ni l’un, ni l’autre.
L’espace entre.
Instable, mais sans chute.
L’ennui devient chose réelle.
Figé, formé, ancien.
Non fuyant, mais habitable à faible vitesse.
Rien à espérer d’en haut, rien à craindre d’en bas.
Le désir recule.
Il ne fuit pas.
Il s’étale.
Et quelque chose suit ce mouvement.
Jour 3- un moment pivot
Stop. Sang chair os nerfs et tendons stop !
le mot ment mais mieux beaucoup mieux que le moment de vérité.
le mot ment mais en mentant il dit vrai plus que le vrai.
Moment de retour au moment pour ce qu’il est : un moment entre deux gouffres.
Moment du souffle court.
Moment du cri réprimé.
Moment du silence qu’on roule entre ses dents.
Moment de la rage de dent qu’on traverse.
Moment étudiant la douleur vive de la rage dedans.
( puis moment plateau)
Moment d’apaisement.
Moment de victoire.
Moment de toute puissance.
Moment du hourra.
Moment où le dehors et le dedans enfin sont tenus à distance.
jour-4-Remanence
Moment suspendu.
Moment suspendu dans le suspendu.
Moment au bord du dernier élan.
Moment sans exigence.
Moment où la langue ne sait plus s’agencer mais continue d’être bouche.
Un moment n’a plus besoin d’être compris.
Un moment s’éprouve à rebours.
Un moment redescend les escaliers de la parole.
Un moment glisse sous la peau des mots.
Un moment cherche une place dans l’espace qu’il défait.
Moment d’absence non vide.
Moment pas encore souvenir.
Moment qui insiste, mais bas.
Moment de rien, mais à part.
Moment en-deçà du moment.
Moment qui s’endort en soi.
Moment bercé par son propre balancement.
Moment sans nom qui a eu tant de noms.
Moment qui n’est plus un moment.
Mais qui reste.
Jour -5- Moments sans suite
Moment du mot trop net.
Moment sans souffle.
Moment sans vacillement.
Moment machine.
Moment relu, non pour comprendre,
mais pour y trouver ce qui manque.
Rien.
Moment qu’aucune voix ne rattrape.
Moment réduit à sa surface.
Moment qu’on ouvre et qui expose.
Moment trop nu pour être partagé.
Moment qui se referme.
Non par sagesse,
par instinct
Moment muré.
Moment sans suite.
Moment du mot trop net.
Moment sans souffle.
Moment sans vacillement.
Moment machine.
Moment relu, non pour comprendre,
mais pour y trouver ce qui manque.
Rien.
Moment qu’aucune voix ne rattrape.
Moment réduit à sa surface.
Moment qu’on ouvre et qui expose.
Moment trop nu pour être partagé.
Moment qui se referme.
Non par sagesse,
par instinct
Moment muré.
Moment sans suite.
Moment où le silence est seul possible.
Moment, enfin, de la seule lutte qui vaille :
une haine propre
une maladresse
Pour continuer
Carnets | mars 2025
31 mars 2025
Invasion visqueuse Stupéfiante, la vitesse du glissement. Comme une trappe qui s’ouvre sous les pieds : on croyait marcher sur du béton, c’était de la vase. D’un instant à l’autre, ça bascule. L’horreur s’écoule dans le grotesque, l’un nourrit l’autre, et ce qui monte alors, ce n’est pas la peur, non, c’est une nausée rampante, acide, tenace. Une marée interne. Le monde régurgite. Et moi, aspiré. Le fil d’actualités — un effleurement suffit. L’écran s’allume — ils sont déjà là. À cracher. Leur lumière sale. La voix dans les haut-parleurs vous injecte la lie du siècle. Alors je ferme. Je m’évide. Je m’extrais. Citadelle bricolée : un livre, un crayon, des pas réguliers sur le trottoir mouillé. Rien d’autre. L’occupation ? Elle est douce, elle est flasque. Un silence de feutre. Pas de bottes. Pas de cris. Juste une présence qui vous imprègne. Et on l’appelle comment ? « Nazie », faute de mieux, faute d’un mot plus précis. Parce que le vieux mot fait encore peur. Il sent encore quelque chose. Mais qui croire ? Pas eux. Surtout pas eux. Ceux qui protestent à grands gestes, ceux qui jouent l’alternative comme on jouerait un rôle. Mêmes ficelles, même théâtre. Même odeur. Et là-haut ? Ils rigolent, eux. Ils attendent que ça se crève, que ça suppure. La Bourse, le Golem financier. L’Intérêt calculé à la décimale. Ça ronge, ça digère. Et en renfort, les machines. L’algorithme. Froid, parfait, sans faute ni foi. Ils n’ont plus besoin de nous haïr : ils n’ont même plus besoin de nous voir. Et moi, là-dedans ? Parano ? Peut-être. Mais si la lucidité était aussi vérolée que le reste ? Si cette impression d’y voir clair n’était qu’un résidu du même venin ? La lumière elle-même falsifiée. Étiquetée. Capitaliste, marxiste, maoïste — étiquettes délavées sur des bocaux vides. Alors je serre. Je ferme. Le dedans. Le petit. Le net. Le chaud. Le seul possible. sous-conversation — …c’est là, oui… ça suinte… — ne pas penser, surtout pas penser… — regarde pas, regarde pas, regarde pas — mais si tu vois ! tu vois trop bien justement… — non c’est trop, c’est trop… — boue chaude… dans les veines… pas dehors, non… dedans… — ferme. — plus fort. — encore. — tiens-toi. — les objets… un ordre… ne plus vaciller… — mais ça appuie, tu sens ? sur les tempes, sur la cage, partout… — et eux, là… — ils savent ? — ils attendent. — ils veulent que tu exploses. — que tu y crois. — ou que tu n’y crois plus. — ça revient au même. — chute. — silence. — c’est eux qui parlent dans ta tête. — ou bien c’est toi ? — impossible de trier maintenant. — ça devient visqueux. note de travail – Entrée clinique n°317 : « Celui qui se referme » Patient : non identifié formellement, se présente sous la forme d’un texte à la première personne – fragments de carnet, rythme irrégulier, ton inquiet. Date de la séance : inexacte, mais contemporaine d’un état du monde saturé d’écrans, d’ondes, de chiffres. Il vient sans venir. Il s’écrit, plutôt. Se déploie sur la page comme un filet de voix dont les contours restent flous. Ce patient-là ne me parle pas : il s’adresse au vide, ou à lui-même, ou à une présence qu’il suppose hostile – société, machine, voix médiatique – il n’est pas certain. Son discours oscille entre l’indignation lucide et l’implosion paranoïde. Il dit que le monde va trop vite. Il dit que le grotesque et l’horreur s’échangent comme des fluides. Il dit que tout cela le dégoûte, physiquement. Ce n’est pas une métaphore : il parle de nausée, de gorge serrée, de marée qui monte. Comme si penser le monde aujourd’hui équivalait à l’ingérer de force. Ce que je note – et qui m’interpelle – c’est sa stratégie de survie. Il se replie. Il cartographie son espace de respiration comme on poserait des amulettes : le crayon, la page, le rangement, la marche. Des rituels simples, rassurants. Il ne cherche pas la guérison, ni même la compréhension. Il cherche à tenir. Mais alors, moi, là-dedans, que suis-je ? Je veux dire : moi, analyste, lecteur, scripteur de notes ? Je suis le témoin d’une subjectivité qui se défend comme elle peut, mais qui doute déjà de ses propres défenses. Quand il parle de lucidité, il dit qu’il la hait. Qu’elle est peut-être elle-même une émanation du système qu’il vomit. Il commence à douter de la seule chose qui le tenait debout : son regard critique. Et c’est là que je vacille. Car je le comprends trop bien. Il y a chez lui un refus de la folie spectaculaire – celle qui s’agite dans le vacarme politique, dans les flux algorithmés, dans les postures d’opposition recyclée. Mais il n’est pas pour autant indemne. Il se méfie de tout, même de ses propres pensées. C’est un homme qui vit sous scellé, dans une conscience à double fond. Ce qui m’émeut (car j’ai le droit, je ne suis pas que psy), c’est qu’il ne cherche ni à convaincre ni à séduire. Il n’est pas poseur, il est usé. Il écrit pour se taire un peu mieux. Il parle pour ne pas exploser. Alors, faut-il diagnostiquer ? Si oui, alors disons : paranoïa diffuse à composante dépressive, défense obsessionnelle par la ritualisation du quotidien, tendance à la déréalisation exacerbée par la surstimulation médiatique. Mais si je suspends le geste médical, si j’écoute au lieu de décrypter, alors je dirais qu’il est… contemporain. Lucide jusqu’au malaise, et pourtant encore capable de gestes minuscules pour rester vivant. Et peut-être que ce refus de la normalité est, paradoxalement, la forme la plus poignante de santé mentale aujourd’hui.|couper{180}
Carnets | mars 2025
30 mars 2025
Porte refermée. Soulagement. Le dibbouk n’a pas attendu : il s’est mis à tournoyer, cabossé, ravi. « On va s’en mettre jusqu’au collet », qu’il a dit. Moi, j’avais juste faim. Une faim grise, logistique. Chez l’épicier turc : lamelles de kébab surgelées, les mêmes que la dernière fois. Trois baguettes chez le boulanger. Congélation immédiate. Prévision : quatre jours de paix. « À nous deux », j’ai soufflé — pas à lui, évidemment. Ensuite ? Rien. D’abord rien. Allumé la télé. Noir et blanc, Gabin-Bardot. Vieillerie datée. Mon père, un peu. Les expressions : « ma petite fille » — insupportable. Sommeil. Réveil 17 h. Écriture. Lecture : Le Roi des Rats, Miéville. Le concept de dibbouk s’effondre, comme tout le reste. Pas surpris. Ou alors juste pour la forme. Puis la sonnette. Frisson. Recommandé ? Non. La mère de L. Venue s’excuser. Négociations. Diplomatie de palier. Accord trouvé : L. viendra le mercredi, 13 h 30 à 14 h 30. Avec sa sœur. Et moi, je referme. Je range. Je note. Je respire. C’est déjà pas mal.|couper{180}
Carnets | mars 2025
29 mars 2025
On n’a pas besoin de grand-chose : un pas, un petit écart, rien qu’un pas de côté. On quitte la route, on s’enfile dans un sentier, un de ceux qu’on ne trouve pas sur les cartes, et très vite, voilà, c’est comme si on tombait dans une réserve d’humilité, une sorte de clairière intérieure, sans panneau indicateur. C’est plus simple que prévu, cette posture-là, d’autant qu’on peut être sûr que personne ne regarde. Il y a bien des arbres, des bêtes discrètes, des herbes diverses et variées, mais ce sentiment-là – l’humilité donc – ne semble pas très concerné. Je voulais me fondre. Pas disparaître, non, je tenais encore à certaines textures, à l’odeur de la terre mouillée. Je voulais me mêler au mystère. Ce mystère sans majuscule, cette matière vague qui palpite derrière les choses. Je rêvais de devenir un arbre. Une fougère. Un oiseau. Pas un faucon, trop majestueux. Un de ceux qu’on entend sans les voir. Un oiseau de doute. Peut-être qu’un oiseau rêve aussi de devenir homme. Peut-être que rien n’est jamais satisfait de son sort. Que cette insatisfaction fait tourner les saisons. Il y a des mots qui reviennent sans qu’on les convoque. Ces temps-ci, le mot seuil. Pas un concept. Une vibration. Quelque chose à franchir. Ou à habiter. Un endroit entre. Entre moi et l’autre. Entre l’avant et l’après. Ce texte n’est peut-être que cela : une tentative de rester un peu plus longtemps au bord, sans fuir. D’observer ce qui bouge quand on ne bouge plus. Changer de style, ou croire qu’on le peut, c’est sentir que le langage n’est pas une cage mais un terrain modulable. Peut-être que le style profond est justement le seuil lui-même. Et chaque variation est une manière de l’explorer. De se chercher en traversant. Écrire comme on change de fréquence. Les deux femmes sont arrivées à dix heures trente. J’avais rassemblé leurs toiles dans la bibliothèque, pas question de les laisser entrer plus avant. Pas dans l’atelier. J’aurais pu, bien sûr. Je n’étais pas opposé à l’idée. Jusqu’à ce dernier message, sec, nerveux, saturé de colère. Je n’ai pas été malade. Je n’ai pas été soulagé. J’ai noté l’événement, avec une certaine distance. Leurs visages étaient tendus. J’ai dit : approchez la voiture, ce sera plus simple. J’ai aidé à charger. Y. a tenté un mot, un appel, une relance. J’ai dit peu. J’ai dit que tout cela était sûrement pour le mieux, mais qu’on ne le voyait pas encore. Puis je leur ai dit au revoir. Sept ans. Surprendre une telle rancœur, ça m’a frappé. Mais je n’ai rien montré. J’ai gardé cette manière calme d’être là. Comme si la vie avait ses plans. En voyant le camélia en fleur j'ai eu envie de prendre une photographie. Une véritable orgie de fushia et de rose, presque obscène. Peut-être demain.|couper{180}
