23 février 2025
Puis il arriva que je me mette à lui imaginer des peurs. Mais sur quelle base, quelle référence, quel modèle ? À part les miennes, et encore. Car assez vite, je me rendis compte que j’étais tout aussi incapable de poser des mots sur mes propres peurs que sur celles de X. Comme si tout un pan du vocabulaire au sujet de la peur, de nos peurs, s’était évanoui. Nous vivions désormais dans un monde sans peur, et donc nous n’avions plus besoin de mots pour la désigner.
Ce que nous éprouvions n’avait plus rien à voir avec la peur. Même la peur, on nous l’avait volée. Nous n’avions plus droit qu’au malaise, à la gêne, à l’angoisse, au stress, à l’inquiétude, à l’intranquillité.
Mais admettons.
Admettons que X ait eu peur, un jour, au siècle dernier, dans son enfance. Il faudrait alors rechercher les caractéristiques primales de cette peur. L’invisible, l’inéluctable, l’abandon : ces vieux termes remonteraient à sa mémoire comme un dépôt enseveli depuis des millénaires sur un fond marin. Tous les enfants ont eu peur un jour, une nuit, au siècle dernier. C’était courant. Si désormais, on ne leur laisse plus le temps d’avoir vraiment peur. La tablette, la télé, les téléphones portables diffusent des craintes bien encadrées, contrôlables aisément par les parents, faciles à expliquer, accompagnées de tout un arsenal de combines pour les éluder.
Admettons que l’invisible ne soit plus vraiment une valeur sûre. Du moins, l’invisible tel qu’en parlaient Maupassant, Edgar Poe, Lovecraft et tant d’autres avant eux. Comme si le modernisme, avec l’électricité, puis plus tard les néons et les LED, avait fait disparaître ce que recouvrait auparavant l’invisible. Un jeu de bonneteau. L’invisible d’hier encore était là, on change la donne, on appuie sur l’interrupteur, on rallume, où est-il ? Peut-être logé dans des mots tout neufs, sous blister : complot, fake news, lanceur d’alerte, État profond, Davos.
Admettons alors qu’on puisse changer d’éléments de langage aussi aisément que l’on modifie notre perception de la réalité. Admettons que X, au siècle dernier, ait éprouvé tout un pan des peurs ataviques de l’humanité et qu’il ait été témoin de ce cambriolage. Du fait qu’en changeant la fréquence de ce qu’avait été, depuis l’origine des temps, l’invisible – aussi facilement qu’on change de station de radio – on ait modifié, en quelque sorte, le génome humain. Ce ne serait pas totalement sot de songer que certains eussent pratiqué ce sport à profit. Pour faire toujours plus de pognon, évidemment. Puisqu’il n’y a plus que cela qui compte.
Admettons que ce genre de chose soit également inéluctable. Qu’il ne faille pas s’illusionner, que les époques précédentes aient été mieux équipées en vocabulaire pour s’effrayer ou se rassurer sur ces phénomènes électriques, magiques, que sont nos émotions, nos pulsions. Rester sans voix devant la peur. En être ébahi, ébaubi, tout autant que devant le désir. On comprend presque aussitôt ce lien entre la peur et le désir dans l’imaginaire des bibliothèques. À la fois la peur de l’immensité du contenu d’une bibliothèque et l’inéluctable qui en découle presque en même temps : se dire qu’on ne pourra jamais tout lire. On ne le pourra plus.
L’universalisme aussi est un mot caduque, lié à une certaine idée que les êtres se faisaient, ou plutôt ne se faisaient pas, de l’inéluctable. On pouvait hier encore s’imaginer posséder une connaissance totale d’un sujet, voire même de plusieurs, sans doute grâce à une transversalité du savoir. Ou encore par analogie. Ce que X éprouva, il s’en était ouvert un jour à Y, avec beaucoup de nostalgie.
Admettons aussi que c’est cette nostalgie de toute une époque envers l’universalisme qui aura engendré la nôtre. Une époque prônant l’oubli, le carpe diem, la méditation pleine conscience, les théories fumeuses sur la sérendipité, l’instant présent. Par paresse, par facilité. Ce qui autrefois nécessitait de lire, de s’interroger, de questionner le monde nous intéresse moins que des réponses toutes faites, destinées à créer l’égrégore d’une nouvelle matrice rassurante.
Admettons que, de toutes les peurs qui auront disparu, l’abandon seul subsiste encore. Dieu nous a abandonnés avec Nietzsche. Que nous reste-t-il après cela, qui puisse ne pas se désagréger sous nos yeux fatigués ? La réalité.
Une idée de réalité nous abandonne, laissant la place à un théâtre d’ombres, à un spectacle grotesque, ubuesque. La foi en l’humanité nous quitte réciproquement à celle que nous avions placée dans nos institutions.
Qu’en est-il de la peur de X, à présent, de son désir, et des nôtres ?
Les mots me manquent cruellement pour les exprimer.
C’est ce que je voulais dire.
Musique Arvo Pärt-Fratres
Pour continuer
Carnets | février 2025
28 février 2025
Je me suis réveillé avec cette phrase en tête. Ce qui est proche se doit de rester loin. Je me dépêche de la noter avant qu’elle ne s’efface, avant qu’elle ne rejoigne ces limbes où s’échouent les textes morts-nés, ceux qui naissent dans les rêves et n’atteignent jamais le jour. Vers 2h. Un Doliprane effervescent. Puis relecture des Montagnes de la folie. (Hallucinées). Je n’avais jamais pris la peine de lire la préface de David Camus. Cette fois, je m’y attarde. C’est comme du Lovecraft, me suis-je dit. Puis l’esprit a bifurqué. Impossible de rester concentré. Le Procès. K. J’ai vu passer une annonce récemment. The Trial d’Orson Welles, avec Anthony Perkins dans le rôle de K. J’ai cherché, retrouvé, visionné une bonne partie du film en attendant que le médicament fasse effet. Il doit y avoir un lien entre HPL et Kafka. Ces personnages, chez Lovecraft, contraints de dire alors qu’ils préféreraient se taire. Comme K., figé devant le portail de la Justice. Et puis cette idée : Ce portail, il l’a créé lui-même. Ce n’est pas une barrière extérieure. C’est sa propre idée de la Loi, un concept d’inaccessibilité qu’il est condamné à ne jamais franchir. Parce que son rôle, le seul qu’il s’autorise en silence, c’est de ne pas pouvoir passer. Et alors, une évidence : L’absurde d’hier paraît aujourd’hui plus réel que jamais. J’ai toujours pensé que nous étions les créateurs de tout ce que nous traversons. Que nous étions, chacun, à l’origine de nos propres labyrinthes. Que le sens de cette existence ne se joue pas dans le rêve que nous appelons réalité, mais dans une autre dimension, un hors-champ immense, supranaturel, qui nous dépasse. Que nous ne sommes que des histrions, des figures égarées sur une fresque gigantesque dont nous ne percevons que les contours. Un couloir d’hôpital. Sous terre. Des centaines de corps nus, entassés sur des étagères. Les camps. Mais quelque chose cloche. Les corps ne sont pas maigres. Ils sont luisants, pleins, presque gras. Et de leur juxtaposition insensée se dégage une étrange sensualité. Un mélange de visions. Je ne sais pas si c’est un rêve ou un souvenir. Au moment où j'écris ces lignes, la douleur est supportable. La douleur est une foreuse de conscience. Avoir mal est une chose. Entretenir ce mal en est une autre. Mais quand ai-je compris cela pour la première fois ? Je ne sais plus. Était-ce ce jour où je suis resté allongé sur le carrelage froid de la cuisine à V., après une trempe magistrale ? Cette sensation de froid collé à la peau, ce corps immobilisé, incapable de pleurer, incapable même de penser ? Mais détaché totalement de cet ensemble bourreau/victime qui, dans le recul soudain, ne faisait plus qu’un. Ou était-ce cette autre fois, dans l’enfance, quand la branche du cerisier s’est rompue sous mon poids, m’envoyant percuter la terre avec une violence inattendue ? L’impact. La douleur vive. La respiration coupée. Ce moment suspendu où on se demande si l’on va se relever. On revisite la chute et l'on s'aperçoit que tout ne tombe pas au même rythme. Un précipité reste suspendu. Un témoin silencieux qui observe l’ensemble. Ou peut-être n’était-ce ni l’un ni l’autre. Peut-être était-ce J., et son absence soudaine. Sa disparition. Un matin, elle n’était plus là. Et alors, ce n’était plus une douleur localisée. C’était autre chose. Un vide sidéral, froid, effroyable. Mais encore une fois, l’étrange possibilité de mise à distance, de mise en abîme. Ce racisme que tant de gens reprochent à Lovecraft me fait penser à un rêve récurrent de mon enfance. Un géant terrassé par des créatures affreuses. (Gulliver ?). Leur langage était la pire torture. Plus que les coups. Plus que la douleur physique. Je ne sais pas si c’était la peur de l’étrangeté, de l’étrange, ou de l’étranger. Je ne sais même pas si c’était de la peur. C’était du mépris. On pouvait me torturer autant qu'on le voulait, cela ne m'effrayait pas. Je comprenais que ces créatures existaient parce que je les inventais. Elles tiraient leur raison d’être à la fois de mon mépris pour elles et de leur mépris pour moi. Elles étaient les sentinelles d’un territoire inconnu. Elles m’accompagnaient dans cette tâche absurde : Explorer quoi ? L’âme humaine ? La douleur ? L’illusion magistrale que je m’étais inventée afin d’essayer, chichement, de m’incarner dans ce monde.|couper{180}
Carnets | février 2025
27 février 2025
Ce texte, entre carnet et fiction, capte des fragments d’un quotidien où la distance s’installe, où le monde semble légèrement se déliter. Réel ou réécrit ? Peu importe. Il s’agit ici d’explorer un état, une impression fugace.|couper{180}
Carnets | février 2025
26 février 2025
Hier soir, panne d’ordinateur. Ubuntu en emergency mode. Sans doute après avoir tenté d’introduire Balzac dans le port USB. En fait, non. Ce n’est pas tant l’insertion qui posait problème, mais le montage ensuite. (Je prévois un certain effarement à la relecture de ce texte simultanément à sa rédaction). Problème de format, en tout cas. Et de permissions. Il fallait être le super-utilisateur, le Root de chez root. Or, je ne suis que ce que je suis. Déraciné. J’ai bien galéré, et pour finir, j’y suis arrivé. Comme toujours, en vérité. Du moins, avec ce qui m’intéresse essentiellement. Pour le reste, aucune pugnacité, un désintérêt absolu, voire un j’m’en foutisme total. Vers 20h, enfin, j’ai réussi à me souvenir des manipulations oiseuses effectuées dans le fstab pour faire fonctionner la clé USB. Après avoir commenté la ligne en question, et tout revint dans l'ordre instantanément. Le mardi reste un jour mystérieux. C'est une journée où je ne donne pas cours. Où je ne donne pas suite aux solliciations incessantes du monde. S. part généralement vers 11h pour voir sa vieille mère. Je suis seul jusqu’à 16h, parfois 17h. J’oscille entre écriture et lecture, me laissant porter par l’une ou l’autre selon l’humeur. Hier, j’ai suivi David Camus dans son périple sur une bonne centaine de pages, dans Autour de Lovecraft que j'ai retrouvé en faisant du ménage dans mes disques durs. Et soudain, une angoisse. Si ce récit était une nouvelle de fiction ? Et si ce personnage, tellement attachant, baptisé David Camus par David Camus lui-même, n’existait pas ? Si toute cette histoire s’était déroulée totalement différemment ? A cet instant vertige car je me suis retrouvé face à la pensée affreuse qu'il s'agissait d' une sorte de trahison. Et j'ai compris que si j'étais capable d'imaginer ce genre de chose, d'en avoir une trouille bleue, c'est que cela touchait un point névralgique en moi. Que j'étais absolument capable de balader le lecteur et moi-même sur des pages et des pages sans aucun scrupule quant au contrat tacite qu'impose la relation écrivain lecteur, et vice versa. La pensée m’a tenu en éveil jusqu’à une heure avancée de la nuit. À la fin, en sentant enfin le sommeil venir, je me suis moqué de moi-même, de ma candeur enfantine. Je l’ai même saluée amicalement, car elle m’a semblé, à cet instant, précieuse. Ce matin, il ne me reste que de très vagues impressions des paysages et des êtres rencontrés durant ma courte nuit. À l’image de ma vie réelle, sans doute. Ce qui relance, une fois de plus, la question : qu’est-ce que je fais de ma vie ? Qui suis-je ? Suis-je le personnage d’un rêve que je ne parviens pas à rêver moi-même ? Un simple figurant dans une production cosmique ? Je ne peux pas vraiment évoquer la jalousie. Je crois que ce mot est une rustine que je convoque par paresse et ce depuis que l'on m'a apprit à réparer un pneu de vélo. Au delà de ce mot il y a un gouffre que j'ose rarement explorer. Il y a le temps qui file à très vive allure, il y a cette silhouette, cet épouvantail balloté par les intempéries qui part de plus en plus en lambeaux, il y a des serpents rêves qui ondulent tout autour de son chapeau depenaillé et qui explosent les uns après les autres en projetant leurs entrailles gorgées de sang rouge ( ça doit rester rouge au moins trois mois ) vient me sussurer une voix. Quelque chose rode autour de ce texte que je n'arrive pas à enregistrer pour le publier. Non pas qu'il soit bien ou mal écrit, ce n'est pas ça, il manque quelque chose tout simplement et ce manque fini par devenir une ombre de plus en plus imposante à chaque relecture. Quelques pistes soudain avec la figure géométrique d'un triangle flottant tel un portail et de vagues souvenirs d'une chambre d'hôtel parisienne. En plissant les yeux j'arrive à lire le titre d'un livre posé à même le sol en linoléum près d'un lit sur lequel un homme dort. "Critique dans un souterrain" de René Girard. Le désir est sa nécessité triangulaire soudain me reviennent, et tout l'effroi ancien lié à cette découverte. Puis je regarde l'homme qui dort comme pour s'évader de cette terrible vérité. Empathie soudaine irrépréssible, et la petite phrase de D.C à la toute fin d'un paragraphe à propos de HPL. "Il y a de l'amour". Musique : Max Richter On The Nature Of Daylight ( entropy) 2018|couper{180}