
Puis il arriva que je me mette à lui imaginer des peurs. Mais sur quelle base, quelle référence, quel modèle ? À part les miennes, et encore. Car assez vite, je me rendis compte que j’étais tout aussi incapable de poser des mots sur mes propres peurs que sur celles de X. Comme si tout un pan du vocabulaire au sujet de la peur, de nos peurs, s’était évanoui. Nous vivions désormais dans un monde sans peur, et donc nous n’avions plus besoin de mots pour la désigner.
Ce que nous éprouvions n’avait plus rien à voir avec la peur. Même la peur, on nous l’avait volée. Nous n’avions plus droit qu’au malaise, à la gêne, à l’angoisse, au stress, à l’inquiétude, à l’intranquillité.
Mais admettons.
Admettons que X ait eu peur, un jour, au siècle dernier, dans son enfance. Il faudrait alors rechercher les caractéristiques primales de cette peur. L’invisible, l’inéluctable, l’abandon : ces vieux termes remonteraient à sa mémoire comme un dépôt enseveli depuis des millénaires sur un fond marin. Tous les enfants ont eu peur un jour, une nuit, au siècle dernier. C’était courant. Si désormais, on ne leur laisse plus le temps d’avoir vraiment peur. La tablette, la télé, les téléphones portables diffusent des craintes bien encadrées, contrôlables aisément par les parents, faciles à expliquer, accompagnées de tout un arsenal de combines pour les éluder.
Admettons que l’invisible ne soit plus vraiment une valeur sûre. Du moins, l’invisible tel qu’en parlaient Maupassant, Edgar Poe, Lovecraft et tant d’autres avant eux. Comme si le modernisme, avec l’électricité, puis plus tard les néons et les LED, avait fait disparaître ce que recouvrait auparavant l’invisible. Un jeu de bonneteau. L’invisible d’hier encore était là, on change la donne, on appuie sur l’interrupteur, on rallume, où est-il ? Peut-être logé dans des mots tout neufs, sous blister : complot, fake news, lanceur d’alerte, État profond, Davos.
Admettons alors qu’on puisse changer d’éléments de langage aussi aisément que l’on modifie notre perception de la réalité. Admettons que X, au siècle dernier, ait éprouvé tout un pan des peurs ataviques de l’humanité et qu’il ait été témoin de ce cambriolage. Du fait qu’en changeant la fréquence de ce qu’avait été, depuis l’origine des temps, l’invisible – aussi facilement qu’on change de station de radio – on ait modifié, en quelque sorte, le génome humain. Ce ne serait pas totalement sot de songer que certains eussent pratiqué ce sport à profit. Pour faire toujours plus de pognon, évidemment. Puisqu’il n’y a plus que cela qui compte.
Admettons que ce genre de chose soit également inéluctable. Qu’il ne faille pas s’illusionner, que les époques précédentes aient été mieux équipées en vocabulaire pour s’effrayer ou se rassurer sur ces phénomènes électriques, magiques, que sont nos émotions, nos pulsions. Rester sans voix devant la peur. En être ébahi, ébaubi, tout autant que devant le désir. On comprend presque aussitôt ce lien entre la peur et le désir dans l’imaginaire des bibliothèques. À la fois la peur de l’immensité du contenu d’une bibliothèque et l’inéluctable qui en découle presque en même temps : se dire qu’on ne pourra jamais tout lire. On ne le pourra plus.
L’universalisme aussi est un mot caduque, lié à une certaine idée que les êtres se faisaient, ou plutôt ne se faisaient pas, de l’inéluctable. On pouvait hier encore s’imaginer posséder une connaissance totale d’un sujet, voire même de plusieurs, sans doute grâce à une transversalité du savoir. Ou encore par analogie. Ce que X éprouva, il s’en était ouvert un jour à Y, avec beaucoup de nostalgie.
Admettons aussi que c’est cette nostalgie de toute une époque envers l’universalisme qui aura engendré la nôtre. Une époque prônant l’oubli, le carpe diem, la méditation pleine conscience, les théories fumeuses sur la sérendipité, l’instant présent. Par paresse, par facilité. Ce qui autrefois nécessitait de lire, de s’interroger, de questionner le monde nous intéresse moins que des réponses toutes faites, destinées à créer l’égrégore d’une nouvelle matrice rassurante.
Admettons que, de toutes les peurs qui auront disparu, l’abandon seul subsiste encore. Dieu nous a abandonnés avec Nietzsche. Que nous reste-t-il après cela, qui puisse ne pas se désagréger sous nos yeux fatigués ? La réalité.
Une idée de réalité nous abandonne, laissant la place à un théâtre d’ombres, à un spectacle grotesque, ubuesque. La foi en l’humanité nous quitte réciproquement à celle que nous avions placée dans nos institutions.
Qu’en est-il de la peur de X, à présent, de son désir, et des nôtres ?
Les mots me manquent cruellement pour les exprimer.
C’est ce que je voulais dire.
Musique Arvo Pärt-Fratres