Carnet de mémoire : L’attente ou l’amour ? en écho à un texte écrit sur l’utopie dans la rubrique lectures.
Un amour du passé qui hante. L’idée s’impose d’abord comme une évidence. Mais quelque chose cloche. Trop affirmatif. Après tout, rien n’est certain. Impossible d’en faire une généralité.
Replonger dans cette histoire, et le doute s’installe. Sommes-nous hantés par l’attente de l’amour plus que par l’amour lui-même ? Peut-être est-ce cette illusion, cette promesse, qui obsède davantage que les êtres aimés. Et si, au fond, ce qui compte n’a jamais été l’amour, mais cet état d’expectative, ce vertige du "peut-être" ?
Un récit qui explore cette zone grise, là où l’amour ne se vit pas encore et où, paradoxalement, il est peut-être à son apogée. Comme une utopie qui n’existe que dans la distance, un idéal insaisissable qui recule dès qu’on s’en approche. Le désir se nourrit de ce qui échappe, de ce qui ne se possède jamais vraiment.
L’été s’annonce immobile. À peine arrivé sur le quai de la gare, une chape invisible s’abat. Un mélange d’ennui et de langueur, une torpeur inévitable. G.-p. attend, en cotte noire, maculée de taches anciennes, le regard dissimulé sous la visière de sa casquette. Un hochement de tête, une main qui agrippe le bras, et sans un mot, la route vers la ferme.
Première nuit. Le tic-tac de l’horloge emplit la maison, se diluant dans l’odeur d’encaustique et de tabac froid. Couché dans le lit étroit, à l’écoute des bruits du dehors – des coucous dans le lointain, le vent froissant les peupliers – une certitude s’impose : l’été sera long.
Les journées s’étirent avec la lenteur propre à la campagne. Matinées passées à errer sur les chemins, mains dans les poches, mâchant un brin d’herbe sèche. Après-midis à retrouver P., le fils du facteur, près de la mare. Des lianes séchées en guise de cigarette, peu de paroles. La rumeur du village s’élève, étouffée par la chaleur. Puis un jour, B. apparaît.
Derrière les prunelliers, un éclat de rire. Une robe légère, des jambes brûlées de soleil. P. devient rouge comme une pivoine, bégayant des mots absurdes, l’accent du pays s’alourdit dans sa bouche. Un regard qui balaie l’assemblée, un sourire en coin, bras croisés sur la poitrine, déjà en position de force.
Mais ce n’est pas elle qui bouleversera cet été. Ce sera N., sa sœur aînée.
Un soir de pluie, toute de blanc vêtue, les cheveux blonds collés à la peau par l’humidité. Un regard moqueur, une démarche assurée. Tout en elle semble hors de portée. Dès le lendemain, un rendez-vous tacite s’installe. Chaque soir, après le dîner, une sortie prétextée. Toujours la même attente derrière la barrière. Un menton levé, un sourire qui oscille entre retenue et insolence.
Des marches sur les sentiers, frôlant les fossés bordés d’orties. Des mains s’approchant sans jamais se toucher. L’air du soir imprégné de camomille et de paille humide. Un rire discret, une tête détournée. Que peuvent bien attendre les filles d’un garçon ? Ignorance totale des règles du jeu. L’espoir secret d’un premier pas de sa part. Et, paradoxalement, la crainte de ce moment.
Les nuits se succèdent, équilibre fragile entre attente et retenue. Puis l’été s’achève. Une adresse échangée. Peu de foi en une réponse. Pourtant, quelques semaines plus tard, une enveloppe oblitérée de Vallon-en-Sully. Un cœur battant au moment de l’ouvrir, à l’abri des regards. Des mots simples, banals, prudents. Mais ils sont là.
Une réponse. Puis une autre. Bientôt, des lettres quotidiennes. Une impatience douloureuse à chaque attente. L’hiver passe, réchauffé par cette correspondance secrète. Puis l’été revient.
Le voyage entrepris seul. Huit kilomètres sous le soleil, valise à la main, cœur en feu. Aucun avertissement préalable. Chaque instant doit être savouré. Sur le chemin, la maison de N. apparaît. Dans la cour, un homme en blouson de cuir. Une étreinte. Elle, suspendue à son cou. Un regard échangé. Pas de surprise. Pas de trouble. Un léger sourire, un geste distant.
Demi-tour. Retour chez G.-p., un sourire figé, l’estomac noué.
Les lettres de N. restent longtemps dans une boîte, jusqu’au jour où elles sont brûlées. Un autre temps. L’amour s’est transformé, devenu autre chose. Peut-être à cet instant son véritable visage se révèle-t-il : le désir, ce désir de posséder l’autre plus que tout. Une incapacité neuve d’attendre quoi que ce soit – une fille, une femme, une prétendue sécurité affective, un soi-disant bonheur. Et encore, sans doute qu’à l’époque, tout cela n’était qu’une illusion de plus : imaginer le dégoût de posséder l’autre alors qu’il ne s’agissait que du reflet d’une impossibilité plus profonde – celle de se posséder soi-même.
Certains souvenirs dorment, bien rangés, attendant d’être déterrés. Comme des peintures oubliées dans un grenier, suspendues à un regard qui leur rendra enfin leur importance. Ce qui est caché définit souvent bien plus que ce qui est montré. Pendant longtemps, ces histoires semblent n’intéresser personne. Puis, un jour, une oreille attentive. Quelqu’un qui comprend. Et le passé reprend vie.
À la relecture de cette histoire des années plus tard, une interrogation persiste : l’attente de l’amour n’est-elle pas, en fin de compte, plus précieuse que l’amour lui-même ? Peut-être est-ce cette promesse, ce vertige du possible, qui confère au désir sa force et son mystère. Comme si toute possession portait en elle la fin de l’enchantement, la dissipation de l’illusion. Un mécanisme silencieux, une mécanique intime qui trouve un écho troublant dans ce monde où l’on chérit plus l’illusion d’un avenir radieux que la réalité d’un présent atteint. Peut-être l’amour, comme tout ce qui se convoite, ne se vit-il pleinement que dans le manque qu’il creuse.