Coincé entre dystopie et utopie, écrire quelque chose qui ne serait pas complètement idiot. Qui ne s’autodétruirait pas presque aussitôt l’avoir écrit ? C’est sans doute pour cette raison que la bêtise devient un vecteur. On s’accroche à la bêtise, à la blague, à la connerie comme à une fusée espérant qu’elle nous emportera vers d’autres cieux. Mais comme tout est inversé, c’est dans les profondeurs de la fosse des Mariannes que l’on s’enfonce sans jamais voir le bout. Dans ce no man’s land, une foule d’ectoplasmes aux yeux blancs dévisagent les égarés. Le sourire se fige en un rictus crispé. Ici pas d’Atlantide, pas de base extraterrestre, que de vagues méduses dansant un ballet lent dans la profondeur du rien. La blague, dans l’effort de lucidité qu’elle tente de masquer à peine, tombe à l’eau au plus profond de l’eau.

Les maux de dents repartent de plus belle, poire pour la soif, l’attention s’y accroche de toute sa force pour s’extraire de la force centrifuge de l’horreur environnante.

Ce n’est pas parce que j’écris :" je vais chez le dentiste" que c’est vrai. C’est juste pour ne pas passer pour un parfait imbécile. La perfection m’étant à ce point insupportable même dans ma propre imbécilité.

S’il n’y avait pas d’être humain, le monde existerait vraiment tel qu’il est, sans bien ni mal. De là à souhaiter l’extinction, d’en éprouver de la peur comme du désir, ce ne serait pas idiot. Cette ambivalence de l’être humain, qui peut à l’origine permettre aux voyants d’équilibrer effroi et merveille, demande un effort surhumain à présent et plus que de simples dons de clairvoyance. Le dégoût monte d’autant plus rapidement que la foi s’amenuise. Non pas le dégoût de l’autre, qui permet toujours des rassemblements, de s’inventer l’adversaire, mais le dégoût de soi. Et le pire est qu’on n’a même pas envie de philosopher plus avant, de se perdre dans un labyrinthe de conjectures sur les raisons d’un tel dégoût. Pas une seule graine de haricot magique disponible pour s’évader dans la supputation, la pénitence, le pardon, la sympathie, l’empathie.

Peut-être est-ce là la seule forme de transcendance possible : un ricanement étouffé dans l’abîme, une ironie glacée qui évite l’écueil de l’espoir. Nous ne nous envolons pas, nous coulons avec une certaine grâce, une chute en apesanteur. La pensée elle-même se dissout dans cette immersion totale. Tout est disséqué, analysé, démystifié, et pourtant tout nous échappe. Un univers sans Atlantis, sans utopie, juste des profondeurs aveugles où l’on devine, entre les ombres, les contours d’un mirage que personne ne pourra jamais atteindre.

Ainsi, écrire reste un acte ambigu, un geste de fou qui inscrit dans l’eau une trace appelée à disparaître. Mais c’est peut-être dans cette absurdité même que réside la réponse : ne rien attendre, ne rien chercher à sauver, juste jouer le jeu de la dérive et voir où cela mène, si tant est qu’il y ait un ailleurs.
Musique : Tim Hecker – Virgins / incense at Abu Ghraib
(Abu Ghraib est une prison utilisée pour détenir des prisonniers pendant la guerre en Afghanistan, où de nombreux abus horribles ont eu lieu. La pochette de l’ album montre un homme qui pose pendant une séance de torture. Ce même homme a plaidé non coupable de multiples accusations portées contre lui, mais a quand même subi tous les coups et agressions. Il était essentiellement « vierge » au milieu de la violence.)